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Un squelette (1891) 

jeudi 13 janvier 2005, par Marcel Schwob

J’ai couché une fois dans une maison hantée. Je n’ose pas trop raconter cette histoire, parce que je suis persuadé que personne ne la croira. Très certainement cette maison était hantée, mais rien ne s’y passait comme dans les maisons hantées. Ce n’était pas un château vermoulu perché sur une colline boisée au bord d’un précipice ténébreux. Elle n’avait pas été abandonnée depuis plusieurs siècles. Son dernier propriétaire n’était pas mort d’une manière mystérieuse. Les paysans ne se signaient pas avec effroi en passant devant. Aucune lumière blafarde ne se montrait à ses fenêtres en ruines quand le beffroi du village sonnait minuit. Les arbres du parc n’étaient pas des ifs, et les enfants peureux ne venaient pas guetter à travers les haies des formes blanches à la nuit tombante. Je n’arrivai pas dans une hôtellerie où toutes les chambres étaient retenues. L’aubergiste ne se gratta pas longtemps la tête, une chandelle à la main, et ne finit pas par me proposer en hésitant de me dresser un lit dans la salle basse du donjon. Il n’ajouta pas d’une mine effarée que de tous les voyageurs qui y avaient couché aucun n’était revenu pour raconter sa fin terrible. Il ne me parla pas des bruits diaboliques qu’on entendait la nuit dans le vieux manoir. Je n’éprouvai pas un sentiment intime de bravoure qui me poussait à tenter l’aventure. Et je n’eus pas l’idée ingénieuse de me munir d’une paire de flambeaux et d’un pistolet à pierre ; je ne pris pas non plus la ferme résolution de veiller jusqu’à minuit en lisant un volume dépareillé de Swedenborg, et je ne sentis pas vers minuit moins trois un sommeil de plomb s’abattre sur mes paupières.

Non, rien ne survint de ce qui arrive toujours dans ces terrifiantes histoires de maisons hantées. Je débarquai du chemin de fer à l’hôtel des Trois Pigeons ; j’avais très bon appétit et je dévorai trois tranches de rôti, du poulet sauté avec une excellente salade ; je bus une bouteille de Bordeaux. Après, je pris ma bougie et je montai dans ma chambre. Ma bougie ne s’éteignit pas, et je trouvai mon grog sur la cheminée sans qu’aucun fantôme y eût trempé ses lèvres spectrales.

Mais lorsque je fus sur le point de me coucher, et que j’allais prendre mon verre de grog pour le mettre sur ma table de nuit, je fus un peu surpris de trouver Tom Bobbins au coin du feu. Il me parut très maigri ; il avait gardé son chapeau haut-de-forme et portait une redingote très convenable ; mais les jambes de son pantalon flottaient d’une manière extrêmement disgracieuse. Je ne l’avais pas vu depuis plus d’un an ; de sorte que j’allai lui tendre la main en lui disant : "Comment vas-tu, Tom ?" avec beaucoup d’intérêt. Il allongea sa manche et me donna à serrer quelque chose que je pris d’abord pour un casse-noisettes ; et comme j’allais lui exprimer mon mécontentement de cette stupide farce, il tourna sa figure de mon côté, et je vis que son chapeau était planté sur un crâne dénudé. Je fus d’autant plus étonné de lui trouver une tête de mort que je l’avais positivement reconnu à sa façon de cligner de l’oeil gauche. Je me demandais quelle terrible maladie avait pu le défigurer à ce point ; il n’avait plus un cheveu vaillant ; ses orbites étaient diablement creuses, et ce qui lui restait de nez ne valait pas la peine d’en parler. Vraiment, j’éprouvais une sorte d’embarras à l’interroger. Mais il se mit à causer familièrement, et me demanda les derniers cours du Stock-Exchange. Après quoi il exprima sa surprise de n’avoir pas reçu ma carte en réponse à sa lettre de faire-part. Je lui dis que je n’avais pas reçu de lettre - mais il m’assura qu’il m’avait inscrit sur sa liste et qu’il avait passé tout exprès chez l’entrepreneur de Pompes Funèbres.

Je m’aperçus alors que je parlais au squelette de Tom Bobbins. Je ne me précipitai pas à ses genoux, et je ne m’exclamai pas : "Arrière, fantôme, qui que tu sois, âme troublée dans ton repos, expiant sans doute quelque crime commis sur la terre, ne viens point me hanter !" - Non, mais j’examinai mon pauvre ami Bobbins de plus près, et je vis qu’il était bien décati ; il avait surtout un air mélancolique qui me touchait au coeur ; et sa voix ressemblait à s’y méprendre au sifflement triste d’une pipe qui jute. Je crus le réconforter en lui offrant un cigare ; mais il s’excusa sur le mauvais état de ses dents qui souffraient extrêmement de l’humidité de son caveau. Je m’informai naturellement avec sollicitude de sa bière ; et il me répondit qu’elle était de fort bon sapin - mais qu’il y avait un petit vent coulis qui était en train de lui donner un rhumatisme dans le cou. Je l’engageai à porter de la flanelle et je lui promis que ma femme lui enverrait un gilet tricoté.

L’instant d’après Tom Bobbins le squelette, et moi, nous avions posé nos pieds sur la tablette de la cheminée et nous causions le plus confortablement du monde. La seule chose qui m’offusquât était que Tom Bobbins persistait à cligner de l’oeil gauche, bien qu’il n’eût plus aucune espèce d’oeil. Mais je me rassurai en me rappelant que mon autre ami Colliwobles, le banquier, avait coutume de donner sa parole d’honneur, bien qu’il n’en eût pas plus que Bobbins d’oeil gauche.

Après quelques minutes, Tom Bobbins commença une sorte de soliloque en regardant le feu. Il dit : "Je ne connais pas une race plus méprisée que nous autres pauvres squelettes. Les fabricants de cercueils nous logent abominablement mal. On nous habille juste avec ce que nous avons de plus léger, un habit de noces ou de soirée : j’ai été obligé d’aller emprunter ce complet à mon huissier. Et puis il y a un tas de poètes et autres farceurs qui parlent de notre pouvoir surnaturel et de notre manière fantastique de planer dans les airs et des sabbats auxquels nous nous livrons dans les nuits de tempête. J’avais envie une fois de prendre mon fémur et de faire craquer un peu la tête de l’un d’eux pour lui donner une idée de son sabbat. Sans compter qu’ils nous font traîner des chaînes qui cliquètent avec un bruit infernal. Je voudrais bien savoir comment le gardien du cimetière nous laisserait sortir avec cet attirail. Alors, on vient nous chercher dans les vieux taudis, dans les repaires à hiboux, dans les trous bouchés d’orties et de ravenelles, et on va chanter partout les histoires des fantômes qui effrayent le pauvre monde et poussent des cris de damnés. Je ne vois vraiment pas ce que nous avons de terrifiant. Nous sommes seulement très dégarnis et nous ne pouvons plus donner d’ordres à la Bourse. Si on nous habillait convenablement, nous pourrions encore représenter avec avantage dans le monde. J’ai vu des hommes encore plus déplumés que moi faire de jolies conquêtes. Tandis qu’avec nos logements et nos tailleurs nous ne réussissons certainement pas si bien". - Et Tom Bobbins regarda un de ses tibias d’un air découragé.

Alors je me pris à pleurer sur le sort de ces pauvres vieux squelettes. Et je me figurai toutes leurs souffrances quand ils moisissaient dans les boîtes clouées et que leurs jambes languissaient après une scottish ou un cotillon. Et je fis cadeau à Bobbins d’une paire de vieux gants fourrés et d’un gilet à fleurs qui m’était justement trop étroit.

Il me remercia froidement, et je remarquai qu’il devenait vicieux à mesure qu’il se réchauffait. En un moment je reconnus tout à fait Tom Bobbins. Et nous éclatâmes du plus joli rire de squelettes qu’il fût possible. Les os de Bobbins tintaient comme des grelots d’une manière extrêmement réjouissante. Dans cette hilarité excessive je remarquai qu’il redevenait humain, et je commençai à avoir peur. Tom Bobbins n’avait pas son pareil pour vous coller une liasse d’actions pour une exploitation des Mines de Guano Colorié de Rostocostolados quand il était en vie. Et une demi-douzaine de semblables actions n’éprouvaient aucune difficulté à manger votre revenu. Il avait aussi une manière de vous engager dans une honnête partie de piquet et de vous plumer au rubicond. Il vous soulageait de vos louis au poker avec une grâce facile et élégante. Si vous n’étiez pas content, il vous tirait volontiers le nez et procédait ensuite à votre découpage progressif au moyen de son bowie-knife.

J’observai donc ce phénomène étrange et contraire à toutes ces pâles histoires de fantômes, que j’avais peur de voir Tom Bobbins, le squelette, redevenir vivant. Parce que je me souvenais d’avoir été mis dedans un couple de fois. Et parce que mon ami Tom Bobbins de l’ancien temps était d’une remarquable dextérité dans la joute au couteau. Parce qu’en fait dans un moment de distraction, il m’avait taillé une aiguillette dans le revers de ma cuisse droite. Et lorsque je vis que Tom Bobbins était Tom Bobbins, et n’avait plus du tout l’air d’un squelette, mon pouls se mit à battre si vite qu’il n’y eut plus qu’un battement ; une horripilation générale me saisit, et je n’eus plus le courage de dire un mot.

Tom Bobbins planta son bowie-knife dans la table, suivant son habitude, et me proposa une partie d’écarté. J’acquiesçai humblement à ses désirs. Il se mit à jouer avec une veine de pendu. Je ne crois pourtant pas que Tom ait jamais gigoté à une potence, parce qu’il était trop malin pour ça. Et à l’envers des effroyables récits de spectres, l’or que je gagnai à Tom Bobbins ne se changea pas en feuilles de chêne ni en charbons éteints, parce que justement je ne lui gagnai rien du tout et qu’il me râfla ce que j’avais en poche. Après, il commença à jurer comme un damné ; il me raconta des histoires épouvantables, et corrompit tout ce qui me restait d’innocence. Il étendit la main vers mon grog et l’avala jusqu’à la dernière goutte ; je n’osai pas faire un geste pour le retenir. Parce que je savais que j’aurais eu le moment d’après son couteau dans le ventre ; et je ne pouvais pas le prévenir, puisque justement il n’avait pas de ventre. Ensuite il me demanda des nouvelles de ma femme avec une mine terriblement vicieuse, et j’eus un instant l’envie d’enfoncer ce qu’il avait encore de nez. Je réfrénai ce déplorable instinct ; mais je résolus intérieurement que ma femme ne lui enverrait pas de gilet tricoté. Puis il prit ma correspondance dans les poches de mon pardessus et se mit à lire les lettres de mes amis, avec diverses remarques ironiques et désobligeantes. Réellement, Tom Bobbins le squelette était très supportable ; mais, bonté divine, Bobbins en chair et en os était tout à fait terrifiant.

Quand il eut terminé sa lecture, je lui fis doucement remarquer qu’il était quatre heures du matin, et je lui demandai s’il ne craignait pas d’arriver en retard. Il me répondit d’une manière absolument humaine que si le gardien du cimetière se permettait de lui dire la moindre des choses, "il lui ficherait une sacrée danse". Puis il considéra ma montre d’une façon lubrique, cligna de l’oeil gauche, me la demanda et la mit tranquillement dans son gousset. Immédiatement après il dit qu’il avait "affaire en ville" et prit congé. Avant de s’en aller, il fourra deux chandeliers dans sa poche, dévissa froidement la pomme de ma canne et me demanda sans l’ombre d’un remords si je ne pourrais pas lui prêter un ou deux louis. Je lui répondis que je n’avais malheureusement plus rien sur moi, mais que je me ferais un plaisir de les lui envoyer. Il me donna son adresse ; mais c’était un tel mélange de grilles, de tombes, de croix et de caveaux que je l’ai totalement oubliée. Là-dessus, il fit une tentative sur la pendule ; mais tout de même la pendule était trop lourde pour lui. Lorsqu’il me fit part ensuite de son désir de s’en aller par la cheminée, je fus si heureux de le voir revenir à de vraies manières de squelette que je ne fis pas un mouvement pour le retenir. Je l’entendis gigoter et grimper par le tuyau avec une joyeuse tranquillité ; seulement on mit sur ma note la quantité de suie que Tom Bobbins avait consommée dans son passage.

Je suis dégoûté de la société des squelettes. Ils ont quelque chose d’humain qui me répugne profondément. La prochaine fois que Tom Bobbins arrivera, j’aurai bu mon grog ; je n’aurai pas un sou vaillant ; j’éteindrai ma bougie et le feu. Peut-être reviendra-t-il aux véritables moeurs des fantômes, en secouant ses chaînes et en hurlant des imprécations sataniques. Alors nous verrons.

P.-S.

Ce conte a été publié dans le recueil Coeur double, paru en 1891.

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