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L’enterrement des rats 

jeudi 21 janvier 2010, par Bram Stoker

Cette nouvelle de l’inventeur de Dracula raconte l’histoire d’un homme qui se retrouve poursuivi par les chiffonniers de Paris dans leur territoire peuplé de rats.

Si vous quittez Paris par la route d’Orléans, après avoir traversé les fortifications et tourné à droite, vous vous trouverez dans un endroit un peu sauvage et pas du tout agréable. À droite, à gauche, devant, derrière vous s’élèvent de grands tas d’ordures et de détritus que le temps a fini par accumuler.

Paris a une vie nocturne aussi bien que diurne, et un voyageur de passage qui rentre à son hôtel, rue de Rivoli ou rue Saint-Honoré, tard dans la nuit, ou qui le quitte tôt le matin, peut deviner, en approchant de Montrouge – s’il ne l’a déjà fait –, à quoi servent ces grands chariots qui ressemblent à des chaudières sur roues qu’il trouve arrêtés un peu partout quand il passe par là.

Chaque ville possède ses institutions propres, créées à partir de ses propres besoins. Ainsi, l’une des institutions les plus notables de Paris est sa population de chiffonniers. Tôt le matin – et la vie parisienne commence très tôt –, on peut voir dans la plupart des rues, placées sur le trottoir en face de chaque cour et de chaque allée, et dans l’intervalle de deux ou trois maisons, comme cela existe encore dans certaines villes américaines, et même dans certains quartiers de New York, des grandes boîtes de bois où les domestiques, ou les habitants, vident les ordures accumulées pendant la journée. Autour de ces boîtes se réunissent, puis s’en vont, lorsque le travail est terminé, vers d’autres champs de labeur et vers d’autres pâturages nouveaux, des hommes et des femmes misérables, crasseux et l’air affamé, dont les outils de travail consistent en un sac ou un panier grossier porté sur l’épaule, et en un petit râteau avec lequel ils retournent, sondent, examinent dans le plus grand détail les boîtes à ordures. À l’aide de leur râteau, ils ramassent et déposent dans leur panier ce qu’ils trouvent avec la même facilité qu’un Chinois utilise ses baguettes.

Paris est une ville centralisée, et centralisation et classification sont étroitement liées. Dans un premier temps, alors que la centralisation est en train de devenir effective, ce qui la précède, c’est la classification. Tout est groupé, par similarité ou par analogie, et de ce groupement de groupes surgit une unité entière ou centrale. On voit rayonner une multitude de longs bras aux innombrables tentacules, tandis qu’au centre se dresse une tête gigantesque ayant un cerveau qui a le pouvoir de comprendre, des yeux perçants qui peuvent regarder de tous côtés, et des oreilles sensibles pour écouter – et une bouche vorace pour avaler.

D’autres villes ressemblent à tous les oiseaux, bêtes et poissons dont l’appétit et le système digestif sont normaux. Paris, seule, est l’apothéose analogique de la pieuvre. Produit de la centralisation portée à l’absurde, la ville représente bien la pieuvre ; et il n’est aucun aspect où cette ressemblance est plus curieuse que dans la similarité avec l’appareil digestif.

Ces touristes intelligents, qui, ayant abandonné toute individualité entre les mains de MM. Cook ou Gaze, « font » Paris en trois jours, sont souvent intrigués par le fait qu’un dîner, qui, à Londres, aurait coûté à peu près six shillings, peut ne pas dépasser trois francs dans un café du Palais-Royal. Leur surprise n’aurait plus de raison d’être s’ils voulaient bien considérer la classification comme une spécialité théorique de la vie parisienne, et s’adapter à tout ce qui entoure cette donnée à partir de laquelle le chiffonnier a sa genèse.

Le Paris de 1850 ne ressemble pas au Paris d’aujourd’hui, et qui voit le Paris de Napoléon et du baron Haussmann peut à peine se rendre compte de l’existence de l’état des choses il y a quarante-cinq ans.

Néanmoins, on peut compter au nombre des choses qui n’ont pas changé les quartiers où les détritus sont rassemblés. L’ordure est partout la même dans le monde, à toutes les époques, et la ressemblance de famille entre des tas d’ordures est parfaite. Ainsi, le voyageur qui visite les environs de Montrouge peut, sans difficulté, remonter dans son imagination jusqu’à l’année 1850.

Cette année-là, je faisais un séjour prolongé à Paris. J’étais très amoureux d’une jeune demoiselle qui, bien qu’elle partageât ma passion, avait si totalement cédé à la volonté de ses parents qu’elle leur avait promis de ne pas me voir ou de ne pas m’écrire pendant une année. Moi aussi, j’avais été obligé d’accepter ces conditions, avec le vague espoir de l’approbation parentale. Durant cette période de probation, j’avais promis de rester hors du pays et de ne pas écrire à ma bien-aimée jusqu’à l’expiration de l’année. Naturellement, le temps me pesait beaucoup. Il n’y avait personne dans ma propre famille ou dans le cercle de mes amis qui pût me donner des nouvelles d’Alice, et aucun membre de sa famille à elle n’avait, je regrette de le dire, assez de magnanimité pour m’envoyer ne fût-ce qu’un mot occasionnel de réconfort touchant sa santé ou son bien-être. Je passai six mois à errer à travers l’Europe ; mais comme je ne pus trouver de distractions satisfaisantes dans ces voyages, je décidai de venir à Paris où, au moins, je ne serais pas loin de Londres, au cas où quelque bonne nouvelle pourrait m’appeler là-bas avant le moment indiqué. Que « l’espoir différé rend le cœur malade » ne fut jamais aussi vrai que dans mon cas, parce que, à mon désir perpétuel de voir le visage que j’aimais, s’ajoutait en moi une anxiété qui me torturait parce que j’avais peur à l’idée que quelque accident pourrait m’empêcher de prouver à Alice, le moment venu, que pendant toute cette longue période probatoire j’avais été digne de sa confiance et fidèle à mon amour pour elle. Ainsi, chaque voyage nouveau que j’entreprenais me donnait une sorte de plaisir cruel, parce qu’il impliquait des conséquences possibles plus graves que celles qu’il aurait comportées en temps ordinaire.

Comme tous les voyageurs, j’épuisai vite les endroits les plus intéressants, et je fus obligé, le second mois de mon séjour, de chercher des distractions là où je le pouvais.

Après divers déplacements dans les banlieues les plus connues, je commençai à deviner qu’il existait une terra incognita, inconnue des guides touristiques, située dans le désert social entre ces lieux séduisants. En conséquence, je commençai à faire des recherches systématiques, et chaque jour je reprenais le fil de mon exploration à l’endroit où je l’avais laissé le jour précédent.

Avec le temps, mes explorations me conduisirent près de Montrouge, et je me rendis compte que dans ces parages se situait l’Ultima Thulé [1]] de l’exploration sociale – un pays aussi peu connu que celui qui entoure la source du Nil Blanc. Et, ainsi, je décidai d’investir philosophiquement le monde des chiffonniers, son habitat, sa vie, ses moyens d’existence.

La tâche était repoussante, difficile à accomplir, et offrait peu d’espoir d’une récompense adéquate. Néanmoins, en dépit du bon sens, mon obstination prévalant, j’entrepris ma nouvelle investigation avec une énergie plus grande que celle que j’aurais pu avoir dans des recherches dirigées dans un quelconque but, d’intérêt ou de mérite supérieurs.

Un jour, à la fin d’un bel après-midi dans les derniers jours du mois de septembre, j’entrai dans le saint des saints de la ville des ordures. L’endroit était évidemment le lieu de résidence de nombreux chiffonniers, parce qu’une sorte d’arrangement était manifeste dans la façon dont les tas d’ordures étaient formés près de la route. Je passai parmi ces tas qui se dressaient debout comme des sentinelles bien alignées, décidé à m’aventurer plus avant, et à traquer l’ordure jusqu’à son ultime emplacement.

Tandis que j’avançais, je vis derrière les tas d’ordures quelques silhouettes passer ici et là, de toute évidence regardant avec intérêt l’arrivée d’un étranger dans un tel endroit. Leur quartier était comme une petite Suisse, et, avançant en zigzaguant, je perdis de vue le sentier derrière moi.

Finalement, j’entrai dans ce qui semblait être une petite ville ou une communauté de chiffonniers. Il y avait un certain nombre de cabanes ou de huttes, comme on peut en trouver dans les parties les plus reculées des marais d’Allan, sortes d’abris rudimentaires composés de murs d’osier et de terre, et recouverts de chaume grossier fait avec des détritus d’étable – abris tels qu’on ne voudrait pour rien au monde y pénétrer, et qui, même peints, n’ont rien de pittoresque à moins d’être judicieusement traités. Au milieu de ces huttes se trouvait l’un des plus étranges bricolages – je ne peux pas dire habitations – que j’aie jamais vus. Une immense et antique armoire, vestige colossal de quelque boudoir Charles VII ou Henri II, avait été convertie en habitation. Les deux portes étaient ouvertes, si bien que l’intérieur entier s’offrait à la vue du public. Dans la moitié vide de l’armoire, il y avait un salon d’environ quatre pieds sur six, où s’étaient réunis, fumant la pipe autour d’un brasier de charbon, pas moins de six vieux soldats de la Ière République, portant des uniformes déchirés et usés jusqu’à la corde. De toute évidence, ils appartenaient à la catégorie des mauvais sujets [2] ; leurs yeux glauques et leurs mâchoires pendantes témoignaient clairement d’un amour commun pour l’absinthe ; et leurs yeux avaient ce regard hagard et usé, plein de la férocité somnolente que fait naître aussitôt, dans son sillage, la boisson. L’autre côté de l’armoire demeurait comme dans le passé, avec ses rayonnages intacts, si ce n’est qu’ils avaient tous été coupés sur la moitié de leur profondeur, et sur chacune de ces six planches se trouvait un lit fait de chiffons et de paille. La demi-douzaine de notables qui habitaient cette construction me regardaient avec curiosité ; et quand je me retournai, après avoir fait quelques pas, je vis leurs têtes rassemblées pour une conversation à voix basse. Je n’aimais pas du tout l’aspect que prenait tout cela parce que l’endroit était très solitaire, et les hommes avaient l’air très, très méchants. Toutefois, je ne vis aucune raison d’avoir peur et continuai, pénétrant plus avant encore dans le Sahara. Le chemin était assez tortueux ; et, parcourant une série de demi-cercles comme le font les patineurs qui exécutent la figure dite hollandaise, je devins assez conscient que j’étais en train de m’égarer.

Quand j’eus avancé un peu plus avant, je vis, contournant l’angle d’un tas d’ordures à moitié achevé, assis sur un tas de paille, un vieux soldat au manteau râpé.

« Hé ! me dis-je. La Ière République est bien représentée ici, avec ce militaire. »

Quand je passai devant le vieil homme, il ne me regarda même pas, mais il contempla le sol avec une insistance appuyée. De nouveau, je me dis à moi-même : « Tu vois le résultat d’une vie de guerre difficile. La curiosité de ce vieil homme appartient au passé. »

Néanmoins, quand j’eus fait quelques pas de plus, je me retournai soudainement, et je vis que sa curiosité ne s’était pas éteinte parce que le vétéran avait levé la tête et me regardait avec une expression bizarre. J’eus l’impression que c’était l’un des six notables de l’armoire. Quand il me vit le regarder, il laissa tomber sa tête ; et, sans plus songer à lui, je continuai mon chemin, content qu’il existât une étrange similitude entre ces vieux soldats.

Un peu plus tard, d’une façon semblable, je rencontrai un autre vieux soldat. Lui non plus ne fit pas attention à moi quand je passai.

Le temps aidant, il commençait à se faire tard dans l’après-midi, et je commençai à songer à revenir sur mes pas. Aussi je fis demi-tour pour rentrer, mais je pus voir qu’un certain nombre de sentiers passaient entre les différents tas, et je ne sus avec certitude lequel prendre. Dans ma perplexité, je voulus m’adresser à quelqu’un pour lui demander mon chemin, mais je ne vis personne. Je décidai de continuer quelques pas plus avant et essayai de voir si l’on pouvait me renseigner – mais pas un vétéran !

J’atteignis mon but, parce que, après environ deux cents mètres, je vis devant moi une sorte de simple cabane semblable à celles que j’avais déjà vues, avec cependant pour différence que celle-ci n’était pas destinée à être habitée, car elle était faite simplement d’un toit et de trois murs, et elle était ouverte sur le devant. À l’évidence, tout me permettait de croire qu’il s’agissait d’un endroit où s’opérait le triage des ordures. À l’intérieur de la cabane se trouvait une vieille femme ridée et recroquevillée par l’âge ; je m’approchai d’elle pour lui demander mon chemin.

Elle se leva quand je fus près d’elle, et je lui demandai mon chemin. Elle engagea immédiatement la conversation et il me vint à l’esprit qu’ici, au centre même du Royaume des Ordures, je pouvais recueillir des détails sur l’histoire du métier de chiffonnier, surtout puisque je pouvais le faire de la bouche même d’une personne qui semblait en être l’habitant le plus ancien.

Je commençai mon enquête, et la vieille femme me donna des réponses fort intéressantes – elle avait été l’une des céteuses [3] qui étaient restées assises tous les jours devant la guillotine, et qui avaient eu un rôle actif parmi les femmes qui s’étaient singularisées par leur violence pendant la Révolution. Au cours de notre conversation, elle dit tout à coup :

– Mais M’sieur [4] doit en avoir assez de rester debout ?

Et elle épousseta un vieux tabouret branlant pour que je puisse m’asseoir. Cette idée ne me plaisait pas beaucoup pour plusieurs raisons ; mais la pauvre vieille femme était tellement civile que je ne voulais pas risquer de la blesser en refusant, et, de plus, la conversation d’une personne qui avait assisté à la prise de la Bastille pouvait être intéressante. Aussi je m’assis et notre entretien continua.

Tandis que nous parlions, un vieillard plus âgé, et même plus recroquevillé et plus ridé que la femme, apparut de derrière la cabane. « Voici Pierre, dit-elle. M’sieur peut entendre des histoires, maintenant, s’il le veut, parce que Pierre était partout, de la Bastille jusqu’à Waterloo. » Le vieil homme prit un autre tabouret à ma demande, et nous plongeâmes dans un océan de souvenirs sur la Révolution.

Ce vieil homme, bien qu’habillé comme un épouvantail, ressemblait à n’importe lequel des six autres vétérans.

À ce moment, j’étais assis au centre de la cabane, basse de plafond, avec la vieille femme à ma gauche et l’homme à ma droite ; tous deux étaient assis à un pas devant moi, la pièce était remplie de toutes sortes d’objets curieux en bois et de beaucoup de choses dont j’aurais voulu être éloigné. Dans un coin se dressait un amas de chiffons que semblait vouloir abandonner l’abondante vermine qui s’y trouvait, et dans un autre un tas d’os dont l’odeur était quelque peu repoussante. De temps à autre, jetant un coup d’œil à ces amas, je pouvais voir les yeux luisants de quelques-uns des rats qui infestaient l’endroit. Tout cela était déjà désagréable, mais ce qui me semblait pire encore était une vieille hache de boucher, au manche en fer recouvert de taches de sang, et qui était appuyée contre le mur, à droite. Tout cela ne m’inquiétait pas cependant outre mesure. La conversation des deux vieillards était tellement fascinante que je demeurai en leur compagnie tandis que la nuit tombait et que les tas d’ordures jetaient des ombres profondes dans les espaces qui les séparaient.

Après un certain temps, je commençai à me sentir mal à l’aise. Je ne pouvais savoir ni comment ni pourquoi, mais quoi qu’il en soit, je ne me sentais pas en paix. Un malaise est instinctif et a valeur d’avertissement. Les facultés psychiques sont souvent les sentinelles de l’intellect, et lorsqu’elles donnent l’alarme, la raison commence à agir, bien que, peut-être, pas consciemment.

C’est ce qui se passa en moi. Je commençai à réfléchir à l’endroit où je me trouvais et à ce qui m’entourait, et à me demander comment je pourrais m’en sortir au cas où je serais attaqué ; et puis la pensée me vint tout à coup à l’esprit, bien que sans cause évidente, que j’étais en danger. La prudence me souffla : « Reste tranquille et ne fais aucun geste. » Aussi je restai tranquille et ne fis aucun geste parce que je savais que quatre yeux rusés me regardaient. « Quatre yeux, sinon plus. » Mon Dieu, quelle horrible pensée ! La cabane pouvait être entourée sur trois côtés par des ruffians. Je pouvais être au centre d’une horde de desperados tels que seul un demi-siècle de révolutions périodiques peut en produire.

Avec le sentiment du danger, mon intellect et ma faculté d’observation s’aiguisèrent, et je devins plus attentif que d’ordinaire. Je remarquai que les yeux de la vieille femme se tournaient constamment vers mes mains. Je les regardai à mon tour et vis la cause de son regard : mes bagues. À mon petit doigt gauche, je portais une lourde chevalière, et à celui de droite un diamant de valeur.

Je pensai que, s’il existait un danger, mon premier souci devait être d’écarter tout soupçon. Aussi je commençai à diriger la conversation sur le milieu des chiffonniers – vers les égouts et les choses qu’on y trouvait ; et ainsi, peu à peu, vers les bijoux. Puis, saisissant une occasion favorable, je demandai à la vieille femme si elle avait des connaissances sur de telles choses. Elle me répondit qu’elle en avait un peu. J’étendis ma main droite et, lui montrant le diamant, lui demandai ce qu’elle en pensait. Elle répondit que ses yeux étaient mauvais et se pencha sur ma main. Je dis, aussi nonchalamment que je pus :

– Excusez-moi ! Vous verrez mieux comme ça !

Et, enlevant le diamant, je le lui tendis. Une lueur qui n’avait rien d’une auréole irradia de son visage flétri de vieillarde quand elle toucha la pierre. Elle me jeta un coup d’œil aussi rapide et perçant que l’éclair.

Elle se pencha sur la bague pendant un instant, son visage complètement caché, comme si elle l’examinait. Le vieil homme regarda droit devant lui, en direction de l’entrée de la cabane, et au même moment, fouillant dans ses poches, il en sortit un cornet de tabac dans du papier et une pipe qu’il se mit à bourrer. Je saisis l’occasion de cette pause et de ce répit momentané, ne me sentant plus observé, pour regarder plus soigneusement la pièce autour de moi, qui était maintenant obscure et pleine d’ombre dans le crépuscule. Il y avait toujours les amas puants et malpropres ; la hache terrible, tachée de sang, s’appuyait contre le mur dans le coin à droite, et partout, malgré l’obscurité, le scintillement calamiteux des yeux des rats. Je pouvais même les voir à travers quelques-uns des interstices des planches, en bas, derrière, au ras du sol. Mais attendez ! Ces yeux-là semblaient plus grands et plus brillants et plus calamiteux que ceux de l’intérieur !

Pendant un instant, mon cœur s’arrêta ; et je sentis mon esprit bouillonner, état qui vous fait ressentir une sorte d’ivresse spirituelle, comme si le corps se maintient seulement debout parce qu’il n’a pas le temps de tomber avant qu’il se ressaisisse. Alors, en une seconde, je fus calme, froidement calme, toute mon énergie bandée ; je me contrôlais parfaitement, tous mes sens et l’instinct en alerte.

Maintenant, je connaissais parfaitement l’existence du danger qui me menaçait : j’étais guetté et entouré par des gens désespérés ! Je ne pouvais même pas deviner combien ils pouvaient être, étalés sur le sol, derrière la cabane, attendant le moment de frapper. Je me savais grand et fort, et eux le savaient aussi. Ils savaient également, comme moi, que j’étais anglais et que, comme tel, je me défendrais ; et ainsi nous attendions. J’avais, je le sentais, pris de l’avantage depuis quelques secondes, parce que j’avais connaissance du danger et que je comprenais la situation. Maintenant, je me disais que mon courage et mon endurance allaient être mis à l’épreuve. L’épreuve de force pouvait venir plus tard.

La vieille femme leva la tête et me dit comme si elle était contente :

– C’est vraiment une belle bague, une magnifique bague ! Mon Dieu, vous savez, je possédais autrefois des bagues semblables, en grand nombre même, et des bracelets et des boucles d’oreilles ! Oh, pendant ces beaux jours, c’est moi qui conduisais la danse dans la ville ! Mais ils m’ont oubliée maintenant ! ils m’ont oubliée ! « Ils ? » Ils n’ont jamais entendu parler de moi. Peut-être leurs grands-pères se souviennent-ils de moi, ou tout au moins quelques-uns !

Et elle eut un rire discordant et croassant. Je suis obligé de dire qu’alors elle m’étonna, parce qu’elle me tendit la bague avec une sorte de grâce qui rappelait les manières d’autrefois et qui ne manquait pas de pathétique.

Le vieillard la dévisagea avec un air de férocité soudain, puis, se levant à moitié de son tabouret, me dit tout à coup d’une voix rauque :

– Laissez-moi regarder !

J’étais sur le point de tendre la bague quand la vieille femme me dit :

– Non ! Non ! Ne la donnez pas à Pierre ! C’est un vieux fou ! Il perd tout ! Une si jolie bague !

– Vipère ! dit le vieillard sauvagement.

Puis la vieille femme s’exclama, plus fortement que nécessaire :

– Attendez ! Je vais vous raconter quelque chose au sujet d’une bague.

Il y avait quelque chose dans le ton de sa voix qui m’inquiéta. C’était peut-être parce que j’étais trop impressionnable, énervé que j’étais à ce point d’excitation, mais je crus deviner que ce n’était pas à moi qu’elle s’adressait. Comme je jetais un coup d’œil circulaire dans la pièce, j’aperçus les yeux des rats dans les tas d’os, mais je ne vis plus les yeux des hommes derrière dans les interstices de la cabane. Mais au moment même où je les cherchais du regard, je les vis paraître de nouveau. Le « Attendez ! » de la vieillarde me donnait du répit pour attaquer, et les hommes se recouchèrent de nouveau dans la même posture.

– Une fois, j’ai perdu une bague, un magnifique anneau de diamants qui avait appartenu à une reine et qui m’avait été offert par un fermier général qui, plus tard, s’est coupé la gorge parce que j’avais refusé ses avances ; je pensai qu’elle avait été volée et en accusai mes domestiques, mais je n’en trouvai nulle trace. La police est venue et a suggéré que la bague avait fini dans l’égout. Nous sommes descendus – moi dans mes beaux vêtements –, parce que je ne pouvais me fier à eux quand il s’agissait de ma belle bague. Je connais mieux les égouts depuis cette époque, et mieux les rats aussi ! Mais je n’oublierai jamais l’horreur de cet endroit, grouillant d’yeux brillants, un mur d’yeux devant la lumière de nos torches ! Et finalement, nous sommes arrivés sous ma maison. Nous avons cherché à l’extrémité de l’égout, et là, dans la saleté, nous avons trouvé la bague et nous sommes sortis.

 » Mais nous avons trouvé autre chose également avant de sortir ! Comme nous atteignions l’ouverture, un groupe de rats d’égout – des rats humains cette fois – se sont approchés de nous. Ils ont raconté à la police que l’un des leurs était descendu dans l’égout mais n’en était pas ressorti. Il était entré seulement peu de temps avant nous et s’était perdu, il ne pouvait pas être très loin. Ils ont demandé notre assistance pour le trouver, et ainsi nous sommes repartis. Ils ont tenté de m’empêcher de les accompagner, mais j’ai insisté. C’était une nouvelle aventure, et n’avais-je pas retrouvé ma bague ? Nous ne sommes pas allés bien loin avant de tomber sur quelque chose. Il y avait peu d’eau, et le fond de l’égout était surélevé avec des briques, des ordures et d’autres choses de ce genre. Il s’était battu, même quand sa torche s’était éteinte. Mais ils étaient trop nombreux pour lui ! Il ne leur avait pas fallu beaucoup de temps ! Les os étaient encore tièdes, mais nettoyés ! Ils avaient même mangé leurs propres morts, et il y avait des os de rats aussi bien que des os de l’homme. Ils ont pris la chose assez calmement, les autres – les os humains –, et ils ont plaisanté sur leur camarade après l’avoir trouvé mort, bien qu’ils l’eussent aidé s’ils l’avaient trouvé vivant. Bah ! qu’importe la vie ou la mort !

– Et vous n’avez pas eu peur ? lui demandai-je.

– Peur ? dit-elle en riant. Moi, avoir peur ? Demandez à Pierre. C’est vrai que j’étais plus jeune à l’époque, et quand j’avançai dans cet horrible égout, avec son mur d’yeux affamés, toujours se déplaçant dans le cercle de lumière des torches, je ne me sentais pas à l’aise. Mais je continuai à avancer au-devant des hommes, c’est ainsi que je fais. Je ne permets jamais aux hommes de me devancer. Tout ce que je demande, c’est d’avoir une occasion et les moyens ! Et ils l’ont mangé – ils ont effacé toute trace, sauf les os ; et personne ne le savait, et personne n’avait aucune nouvelle de lui !

À ce moment, elle eut un accès de gloussements, de la gaieté la plus macabre que j’aie jamais eu l’occasion d’entendre et de voir. Une grande poétesse décrit son héroïne qui chante : « Oh ! de la voir ou de l’entendre chanter ! Je sais à peine lequel des deux est le plus divin ! »

Cette même idée aurait pu être appliquée à la vieillarde – tout sauf le divin, parce que j’aurais pu à peine dire lequel des deux était le plus infernal, ou son rire, dur, malveillant, satisfait et cruel, ou le ricanement et l’ouverture horrible et cariée de sa bouche comme un masque tragique, et la lueur jaune de quelques dents décolorées dans les gencives sans forme. Avec ce rire et avec ce ricanement, et la satisfaction gloussante, je savais aussi bien que si l’on m’eût parlé avec des mots tonitruants que mon meurtre était scellé et que les meurtriers ne faisaient qu’attendre le moment favorable pour son accomplissement. Je pouvais lire, entre les lignes de son histoire lugubre, les ordres à ses complices. « Attendez, semblait-elle dire, patientez, je frapperai la première. Trouvez-moi l’arme et je saisirai l’occasion. Il ne s’échappera pas. Tenez-le tranquille et personne ne saura quoi que ce soit. Il n’y aura pas de cri, et les rats feront leur travail. »

Il faisait de plus en plus sombre, la nuit venait. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur de la cabane ; rien n’avait changé ! La hache ensanglantée dans le coin, les amas d’ordures et les yeux sur les tas d’os et dans les fentes près du plancher.

Pierre s’occupait toujours ostensiblement à bourrer sa pipe, puis il craqua une allumette et commença à tirer sur la bouffarde. La vieille femme dit :

– Mon cher cœur, comme il fait noir ! Pierre, sois assez bon garçon et allume la lampe.

Pierre se leva et, avec l’allumette enflammée dans la main, toucha la mèche de la lampe qui pendait sur l’un des côtés de l’entrée de la cabane, et qui avec son réflecteur jeta la lumière dans la pièce. Elle était de toute évidence utilisée la nuit pour le triage des ordures.

– Pas ça, idiot ! La lanterne ! cria-t-elle.

Il éteignit immédiatement la lampe en disant : « Très bien, maman, je la trouverai », et il se rendit rapidement dans le coin gauche de la pièce. La vieille femme dit dans l’obscurité :

– La lanterne ! La lanterne ! Oh ! c’est la lumière qui est la plus utile à nous autres, pauvres gens. La lanterne était l’amie de la Révolution ! Elle est l’amie du chiffonnier. Elle nous aide quand tout le reste nous abandonne.

Elle avait à peine dit ces paroles qu’on entendit une sorte de craquement dans toute la cabane et quelque chose fut tiré sans à-coups sur le toit.

De nouveau, je pouvais comprendre à demi-mot. Je connaissais la leçon de la lanterne :

– Que l’un de vous monte sur le toit, avec un nœud, et qu’il s’éloigne quand il sortira, si nous échouons à l’intérieur.

Comme je regardais par l’ouverture, je vis le nœud de la corde se profiler en noir contre le ciel coloré. Maintenant, j’étais piégé !

Pierre ne fut pas long à trouver la lanterne. Je gardai les yeux fixés dans l’obscurité sur la vieille femme. Pierre craqua une allumette, et je vis la vieille femme prendre à terre, à côté d’elle, où il était mystérieusement apparu – il était caché dans les plis de sa jupe –, un long couteau affûté. Il ressemblait à un fer à aiguiser de boucher dont la pointe aurait été effilée.

La lanterne était allumée.

– Apporte-la ici, dit-elle. Place-la devant la porte où l’on peut la voir. Regardez comme elle est belle ! Elle retient l’obscurité. C’est tout à fait ce qu’il faut !

Tout à fait ce qu’il fallait pour elle et ses desseins. La lanterne jetait toute sa lumière sur mon visage, laissant à l’ombre les visages de Pierre et de la femme, tous deux étant assez loin de chaque côté.

Je sentis que le moment d’agir approchait, mais je savais maintenant que le premier signe et le premier mouvement viendraient de la femme. Aussi je la regardai.

Je n’étais pas du tout armé, mais j’avais décidé de ce qu’il fallait faire. Au premier mouvement, je saisirais la hache de boucher dans le coin à droite et me ménagerais une sortie. Au moins, je mourrais bravement. Je jetai un bref regard pour déterminer la place exacte de l’arme afin de réussir à m’en saisir du premier coup, en ce moment ou jamais le temps et la précision étaient précieux.

Bon Dieu, elle avait disparu ! Toute l’horreur de la situation rejaillit sur moi. Mais la pensée la plus amère de toutes était que, si le résultat de cette situation terrible allait se retourner contre moi, Alice allait infailliblement souffrir. Ou bien elle me croirait infidèle – et tout amant, ou toute personne qui a jamais été dans cette situation, peut imaginer l’amertume de cette pensée –, ou bien elle continuerait de m’aimer longtemps après que moi j’aurais été perdu pour elle et le monde, de façon que sa vie serait brisée et emplie d’amertume, et réduite en morceaux par la déception et le désespoir. L’ampleur même de ma douleur me fortifia et me permit de nouveau de supporter le regard épouvantable de ces comploteurs qui me dévisageaient.

Je pense que je ne me trahis point. La vieille femme me regardait comme un chat regarde une souris : elle avait la main droite cachée dans les plis de sa jupe, serrant, je le savais, son long couteau si sinistre d’aspect. Si elle avait vu une quelconque crainte apparaître sur mon visage, elle aurait, je le sentais, compris que le moment était venu et m’aurait sauté dessus, comme une tigresse, certaine de me surprendre sans défense.

Je regardai dehors dans la nuit, et là je vis une nouvelle cause de danger. Devant et autour de la cabane se profilaient, à faible distance, des ombres noires ; elles étaient certes immobiles, mais je savais qu’elles étaient toutes en alerte et sur leurs gardes. Il y avait peu de chances pour moi, maintenant, de m’échapper dans cette direction.

De nouveau, je jetai un regard circulaire dans la cabane. Dans les moments de forte émotion, et de grand danger qui provoque l’émotion, l’esprit fonctionne très rapidement, et l’acuité des facultés dépendant de l’esprit augmente en proportion. C’est ce qui se passa à ce moment. En un instant je compris toute la situation. Je me rendis compte que la petite hache avait été sortie par un trou fait dans l’une des planches pourries, et à quel point celle-ci l’était pour qu’une telle chose puisse être faite sans le moindre bruit.

La cabane était un piège à tuer en règle, et était gardée de tous côtés. Un homme, un garrot à la main, était allongé sur le toit, prêt à me prendre dans son nœud coulant si j’arrivais à échapper au couteau de la vieille sorcière. Devant moi, le chemin était gardé par je ne savais combien de sentinelles. Et derrière la cabane attendaient une rangée d’hommes désespérés. J’avais de nouveau vu leurs yeux à travers l’interstice des planches au niveau du sol quand j’avais jeté un dernier regard, tandis qu’ils étaient couchés en attendant le signal pour sauter sur leurs pieds. Si jamais je devais faire quelque chose, c’était le moment !

Aussi nonchalamment que je pus, je pivotai légèrement sur mon tabouret afin de placer ma jambe droite bien sous moi. Alors, d’un saut soudain, tournant la tête tout en la protégeant de mes mains, et mû par l’énergie des chevaliers du Moyen Âge, je prononçai le nom de ma dame et me jetai contre le mur du fond de la cabane. Aussi vigilants qu’ils le fussent, la soudaineté de mon geste surprit tout autant Pierre que la vieille femme. Tandis que je fracassais les planches pourries, je vis la vieille femme déroutée se lever d’un bond comme une tigresse, et entendis son faible halètement de rage. Mes pieds se posèrent sur quelque chose qui bougeait, et, en sautant plus avant, je sus que j’avais mis mes pieds sur le dos de l’un de ces hommes couchés sur le ventre à l’extérieur de la cabane. Je m’étais écorché à des clous et à des échardes de bois, mais je n’étais pas blessé. À bout de souffle, je grimpai sur le monticule devant moi, entendant, tout en montant, la chute amortie de la cabane tandis qu’elle s’effondrait comme une masse.

L’ascension fut un cauchemar. Le tas, bien que peu élevé, était terriblement raide, et à chaque pas que je faisais la masse d’ordures et de cendres descendait avec moi et cédait sous mes pieds. La poussière s’élevait et m’étouffait, c’était écœurant, fétide, affreux ; mais mon ascension était, je le pressentais, une question de vie ou de mort, et j’avançais péniblement. Les secondes me parurent durer des heures ; mais les quelques secondes d’avance prises au départ, combinées à ma force et à ma jeunesse, me donnaient un grand avantage, et tandis que plusieurs silhouettes progressaient derrière moi, dans un silence profond plus menaçant que n’importe quel bruit, j’arrivai sans difficulté au sommet du monticule. Depuis lors, j’ai fait l’ascension du Vésuve, et alors que j’avançais péniblement sur cette pente morne parmi les fumées sulfureuses, le souvenir de cette nuit terrible à Montrouge me revint si vivement que je faillis presque m’évanouir.

Le monticule était l’un des plus élevés de cette région d’ordures, et tandis que je grimpais vers le sommet, cherchant mon souffle, le cœur battant comme un gros marteau, je vis au loin à ma gauche la pleine lueur rouge du ciel, et plus près le scintillement de lumières. Dieu merci ! je savais maintenant où j’étais et où passait la route de Paris !

Pendant deux ou trois secondes, je fis une pause et regardai derrière moi. Mes poursuivants étaient encore bien en arrière, mais grimpaient résolument et dans un silence de mort. Au-delà, la cabane était une ruine, une masse de planches et de formes mouvantes. Je pouvais la voir aisément parce que des flammes en sortaient déjà. Les chiffons et la paille s’étaient de toute évidence enflammés à la flamme de la lanterne. Le silence, là encore ! Pas un bruit ! Ces pauvres vieux pouvaient au moins mourir comme il faut !

Je n’eus que le temps de jeter un bref coup d’œil, parce que, en promenant un regard circulaire autour de moi pour me préparer à descendre, je vis plusieurs formes sombres qui se rassemblaient de chaque côté afin de me barrer le chemin. Maintenant, c’était une course à la vie à la mort. Ils essayaient de m’empêcher de prendre la route de Paris, et alors, instinctivement, je descendis rapidement sur le côté droit. J’arrivai juste à temps, parce que, bien qu’il m’eût semblé descendre la pente en quelques pas, les vieillards rusés qui me regardaient firent demi-tour, et l’un d’entre eux, au moment où je me glissais dans l’espace ouvert entre deux tas devant moi, réussit presque à m’atteindre d’un coup de la terrible hache de boucher. Sûrement, il n’existait pas deux armes de ce genre dans les environs !

Alors s’engagea une chasse vraiment horrible. Je devançais facilement les vieillards, et, même lorsque quelques hommes, plus jeunes, et plusieurs femmes se joignirent à la chasse, je les distançai sans difficulté. Mais je ne connaissais pas le chemin, et je ne pouvais même pas me guider à la lumière dans le ciel parce que je courais dans l’autre sens. J’avais entendu dire que, à moins d’avoir une raison de faire le contraire, les hommes qui sont poursuivis tournent toujours à gauche, et c’est ce que je fis ; et je pense que mes poursuivants le savaient aussi, eux qui étaient plus des animaux que des hommes, et qui, soit astuce, soit instinct, avaient découvert de tels secrets pour leur usage. Si bien que, terminant ma course rapide, après laquelle j’avais l’intention de reprendre mon souffle, tout à coup, je vis devant moi deux ou trois silhouettes qui contournaient l’arrière d’un tas à ma droite.

J’étais vraiment, maintenant, dans la toile d’araignée ! Mais la pensée de ce nouveau danger fit naître en moi la ressource de la bête poursuivie, si bien que je descendis en prenant le chemin le plus proche à droite. Je continuai dans cette direction pendant une centaine de mètres, et puis, tournant à gauche de nouveau, compris que j’avais sans doute évité le danger d’être encerclé.

Mais pas celui de la poursuite, parce que venait sur moi la canaille, rangée, déterminée, implacable, et toujours dans un silence menaçant.

Dans l’obscurité plus profonde, les tas semblaient maintenant être plus petits qu’auparavant, bien que – parce que la nuit venait – ils parussent plus grands en proportion. J’étais maintenant loin devant mes poursuivants, et je grimpai rapidement sur le tas devant moi.

Ô bonheur des bonheurs ! J’étais presque à la limite de cet enfer des ordures. Loin derrière moi, la lumière rouge de Paris éclairait le ciel, et montait derrière les hauteurs de Montmartre une lumière faible, avec ici et là des points brillants comme des étoiles.

Ma vigueur retrouvée après un moment, je sautai en courant sur les tas qui restaient, de taille de plus en plus petite, et me retrouvai plus loin sur un terrain plat. La perspective n’était toutefois pas rassurante. Tout devant moi était sombre et lugubre, et j’étais de toute évidence tombé sur un de ces terrains vagues marécageux au creux d’une dépression, et qu’on trouve ici et là près des grandes villes. Des lieux désolés, couverts d’ordures, dont l’espace permet d’entreposer en dernier recours tout ce qui est nuisible – la terre en est si pauvre qu’aucun squatter, même le plus misérable, n’a envie de l’occuper. Les yeux accoutumés à l’obscurité de la nuit, et loin maintenant de l’ombre de ces affreux tas d’ordures, je pouvais bien mieux voir qu’auparavant. La raison en était peut-être que les reflets dans le ciel des lumières de Paris, bien que la ville fût à quelques kilomètres de distance, se reflétaient également ici. De toute façon, je voyais assez bien pour me repérer, au moins à quelque distance autour de moi.

Devant moi se trouvait un terrain désolé qui semblait absolument plat, avec les reflets d’ombre disséminés des étangs stagnants. Apparemment, loin sur la droite, parmi un petit groupe de lumières éparpillées, se dressait la masse sombre du fort de Montrouge, et à gauche, plus loin, pointillées par les rayons épars des fenêtres des pavillons, les lumières dans le ciel indiquaient la localité de Bicêtre. Après avoir réfléchi un instant, je me décidai à prendre à droite pour essayer d’atteindre Montrouge. Là, au moins, je bénéficierais d’une sécurité relative, et il était possible que je pusse tomber bien avant sur quelques-uns des carrefours que je connaissais. Quelque part, pas très loin, devait se trouver la route stratégique, construite pour relier la chaîne extérieure des forts qui encerclent la ville.

Puis je regardai derrière moi. Traversant les tas d’ordures, se dessinant en noir sur la lumière de l’horizon, plusieurs silhouettes se déplaçaient, et j’en vis, un peu plus sur la droite, plusieurs autres se déployer entre moi et ma destination. Il était évident qu’ils voulaient me barrer la route dans ce sens, et ainsi mon choix devenait limité : il fallait soit continuer tout droit, soit continuer à gauche. Me penchant à terre afin de me fixer l’horizon comme ligne de mire, je regardai soigneusement dans cette direction, mais je ne pus détecter aucune présence de mes ennemis. Je me dis que, puisqu’ils ne défendaient pas ou n’essayaient pas de défendre cette position, il était évidemment dangereux pour moi d’aller là-bas. Aussi je décidai de continuer tout droit devant moi.

Ce n’était pas une perspective réjouissante, et au fur et à mesure que j’avançais la réalité empirait. Le terrain était devenu mou et spongieux, et de temps à autre cédait sous mes pieds en me rendant un peu malade. J’avais plus ou moins le sentiment de descendre, parce que je voyais autour de moi des parties de terrain plus élevées que celle sur laquelle je me trouvais, et ceci dans un espace qui, à quelque distance, semblait absolument plat. Je regardai autour de moi, mais ne pus voir aucun de mes poursuivants. C’était étrange parce que à chaque instant ces oiseaux de nuit m’avaient suivi dans l’obscurité aussi facilement que s’il faisait grand jour. Combien je me blâmais d’être sorti habillé de mon complet de touriste en tweed, de couleur claire ! Le silence et mon incapacité à percer mes ennemis, alors que je sentais qu’ils m’observaient, devenaient épouvantables, et dans l’espoir que quelqu’un qui ne faisait pas partie de cette horrible équipe pût m’entendre, je me mis à crier en élevant la voix, plusieurs fois. Pas la moindre réponse ; pas même l’écho de ma voix ne récompensa mes efforts. Pendant un moment, je demeurai tout à fait inerte, et fixai mon regard devant moi. Sur l’une des parties en relief du terrain qui m’entourait, je vis une forme sombre se déplacer, puis une autre, et encore une autre. Ceci à ma gauche, et apparemment pour me couper la route.

Je pensai que de nouveau je pouvais, grâce à mon aisance à courir, me tirer du jeu de mes ennemis, aussi, à toute vitesse, je m’élançai.

Floc !

Mes pieds avaient cédé sur une masse d’ordures visqueuses et je tombai de tout mon long dans un étang puant et stagnant. L’eau et la boue dans lesquelles mes bras s’étaient enfoncés jusqu’aux coudes étaient malpropres et nauséabondes au-delà de toute description, et dans ma chute soudaine j’avalai même un peu de cette substance répugnante qui m’étouffa presque et me fit haleter pour reprendre mon souffle. Jamais je n’oublierai ces minutes pendant lesquelles je restai là, tentant de récupérer, oubliant presque l’odeur fétide de cet étang sale d’où montait un brouillard blanc fantomatique. Le pire de tout, outre mon désespoir accru de bête chassée qui voit la meute des chasseurs se refermer sur lui, fut de voir devant moi, tandis que je demeurais sans secours, les formes sombres de mes poursuivants se déplacer rapidement pour m’encercler.

C’est une chose étrange que la façon dont notre esprit travaille à des sujets divers, même quand notre pensée emploie toute son énergie à se concentrer sur une nécessité terrible et pressante. J’étais, en ce moment même, dans une situation qui mettait ma vie en péril, mon salut dépendait de ce que j’allais faire, la nécessité de choisir se faisait de plus en plus pressante, et cependant je ne pouvais m’empêcher de penser à la persistance étrange et acharnée avec laquelle ces vieillards me poursuivaient. Leur résolution silencieuse, leur obstination constante et sans pitié, même pour une telle cause, provoquaient autant que la peur une once de respect. Ce qu’ils avaient dû avoir de la vigueur dans leur jeunesse ! Maintenant, je pouvais comprendre la charge tourbillonnante du pont d’Arcole, l’exclamation méprisante de la vieille garde à Waterloo ! La célébration inconsciente a ses propres plaisirs, même en de tels moments : mais heureusement, elle n’est pas du tout incompatible avec la pensée d’où surgit l’action.

Je compris d’un coup d’œil que, jusqu’à présent, j’avais échoué dans mon entreprise ; mes ennemis, pour le moment, avaient gagné. Ils avaient réussi à m’entourer sur trois côtés, et ils étaient décidés à me faire dévier sur la gauche, où régnait le danger, puisqu’ils n’avaient pas laissé de sentinelles. J’acceptai l’alternative – c’était le cas du choix de Hobson –, et je m’élançai. Je devais rester sur la partie inférieure du site puisque mes poursuivants en occupaient la partie élevée. Néanmoins, bien que le sol spongieux et le terrain accidenté me retardassent, ma jeunesse et mon entraînement me permirent de conserver la distance, et, en suivant une ligne diagonale, non seulement je les empêchai de se rapprocher, mais encore je commençai à m’éloigner. Ceci me donna du courage et des forces nouvelles, et en un tel moment l’effet de mon entraînement régulier commença à se faire sentir et je trouvai mon second souffle. Devant moi, le sol s’élevait légèrement. Je grimpai rapidement la pente et trouvai une étendue d’eau limoneuse, et, au-delà, une digue ou une berge qui semblait noire et sinistre. Je sentis que si j’arrivais à atteindre la digue, là je pourrais, en toute sécurité, avec un terrain solide sous mes pieds et un semblant de sentier pour me guider, trouver un moyen comparativement facile pour échapper à mes ennemis. Après avoir jeté des coups d’œil à droite et à gauche, et ne voyant personne dans mon voisinage immédiat, je concentrai mon attention pendant quelques minutes à regarder où je mettrais les pieds pendant que je traverserais le marais. Ce fut une traversée difficile et pénible, mais qui ne présenta pas de danger et demanda seulement quelques efforts. Peu de temps après j’atteignis la digue. Je montai la pente en exultant ; mais là encore, je reçus un nouveau choc. De chaque côté de moi se redressèrent plusieurs silhouettes accroupies. Venant de la droite et de la gauche, elles se jetèrent sur moi. Chacune maintenait une corde d’une main.

J’étais presque complètement encerclé. Je ne pouvais passer ni d’un côté ni de l’autre, et la fin était proche.

Il n’y avait qu’une chance, je la tentai. Je me jetai à travers la digue et, échappant aux griffes de mes ennemis, sautai dans la rivière.

À un tout autre moment, j’aurais trouvé que cette eau était infestée et sale, mais maintenant elle était aussi bienvenue que la rivière pure pour le voyageur assoiffé ! Elle était la route par où je pouvais me sauver !

Mes poursuivants s’élançaient derrière moi. Si un seul d’entre eux avait tenu la corde, c’eût été ma fin, parce qu’il aurait pu me faire trébucher avec celle-ci avant que je n’eusse le temps de faire une brasse. Mais comme tous la tenaient, ils étaient embarrassés et ainsi ils prirent du retard, et quand la corde frappa l’eau, j’entendis le « floc » bien loin derrière moi. En quelques minutes de brasse énergique, je traversai la rivière, rafraîchi par l’immersion et encouragé par mon esquive. Je grimpai la digue, l’humeur relativement gaie.

D’en haut, je regardai derrière moi. À travers l’obscurité, je vis mes assaillants s’éparpiller de part et d’autre, le long de la digue. De toute évidence, la poursuite n’était pas terminée, et de nouveau je dus choisir une direction. Au-delà de la digue où je me trouvais s’étendait un espace sauvage et marécageux, très semblable à celui que j’avais traversé. Je décidai d’éviter un tel endroit et réfléchis pendant un instant si je remonterais ou descendrais la digue. Je crus entendre un bruit, le bruit étouffé d’une rame, aussi j’écoutai, puis criai.

Aucune réponse, mais le bruit cessa. Mes ennemis s’étaient apparemment procuré une barque ou toute autre embarcation. Puisqu’ils étaient sur la partie supérieure de la digue, je pris le sentier pour descendre et commençai à courir. En passant à gauche de l’endroit où j’étais entré dans l’eau, j’entendis plusieurs « plouf » légers et furtifs, comme le bruit que fait un rat quand il plonge dans l’eau, mais beaucoup plus importants ; et en regardant, je vis les reflets sombres de l’eau brisés par les rides autour de plusieurs têtes qui avançaient. Quelques-uns de mes ennemis nageaient aussi dans la rivière.

Et maintenant, derrière moi, en amont, le silence était rompu par le cliquetis rapide et le grincement des rames ; mes ennemis s’acharnaient à ma poursuite. Je pris mon équilibre sur ma meilleure jambe et repris ma course. Deux ou trois minutes après, je jetai un regard en arrière, et, à la faveur d’un rayon de lumière qui perçait les nuages informes, je vis plusieurs silhouettes sombres qui grimpaient la rive derrière moi. Maintenant le vent s’était levé, et l’eau à côté de moi était agitée et commençait à se briser en petites vagues contre la rive. Je devais garder les yeux passablement fixés à terre devant moi, de peur de trébucher, parce que je savais que trébucher c’était la mort. Je me retournai quelques minutes plus tard. Sur la digue, il y avait quelques silhouettes sombres, mais traversant le terrain vague marécageux, il y en avait beaucoup plus. À quel nouveau danger devais-je m’attendre ? Je ne savais pas, je ne pouvais que deviner. Puis, comme je reprenais ma course, il me sembla que mon chemin descendait toujours sur la droite. Je regardai en amont, vis que la rivière était beaucoup plus large que tout à l’heure, et que la digue sur laquelle je me trouvais disparaissait ; au-delà coulait une autre rivière, où je vis, sur sa rive la plus proche, quelques-unes des formes sombres qui maintenant avaient traversé le marais. J’étais sur une sorte d’île.

Ma situation était maintenant vraiment désespérée, parce que mes ennemis me bloquaient de partout. Derrière moi, le bruit des rames devenait plus rapide, comme si mes poursuivants sentaient que le dénouement était proche. Autour de moi, de tous côtés, c’était la désolation ; aussi loin que portait mon regard, il n’y avait ni toit ni lumière. Au loin, sur la droite, se dressaient quelques masses sombres, mais j’ignorais ce que c’était. Je fis une pause pendant un instant pour réfléchir à ce que je devais faire, non pour aller plus loin, mais parce que mes poursuivants se rapprochaient. Je pris ma décision rapidement. Je glissai en bas de la rive et entrai dans l’eau. Je me dirigeai droit devant moi afin de gagner le courant, m’écartant ainsi de l’eau immobile autour de l’île, certain, maintenant que j’étais dans la rivière, qu’il s’agissait bien d’une île. J’attendis qu’un nuage passât à travers la lune et laissât tout dans l’obscurité. Puis j’ôtai mon chapeau et le posai doucement sur l’eau pour qu’il flottât ; une seconde plus tard, je plongeai sur la droite, et commençai à nager sous l’eau de toutes mes forces. Je passai, je pense, une demi-minute sous l’eau, et quand je refis surface, aussi doucement que possible, je me retournai pour regarder en arrière. Un peu plus loin flottait gaiement mon chapeau de feutre clair. Immédiatement derrière venait un vieux bateau branlant, propulsé furieusement par une paire de rames. La lune était encore en partie obscurcie par des nuages qui flottaient autour, mais dans la lumière imparfaite je pus voir un homme, debout à l’avant du bateau, tenant en l’air, prêt à frapper, ce qui me sembla être cette hache terrible à laquelle j’avais échappé auparavant. Tandis que je regardais, le bateau se rapprochait de plus en plus, et l’homme frappa sauvagement. Le chapeau disparut. L’homme tomba à la renverse, presque par-dessus bord. Ses camarades le retinrent, mais pas la hache, et, tandis que je me retournais et nageais de toutes mes forces pour gagner la rive plus loin, j’entendis le juron proféré d’une voix sourde par mes poursuivants déjoués.

C’était la première parole humaine que j’entendais depuis le début de cette chasse épouvantable, et, bien qu’elle fût riche de menaces et de dangers pour moi, j’éprouvai du plaisir, parce qu’elle rompait le silence terrible qui m’entourait et me terrifiait. Elle était le signe tangible que mes ennemis étaient des hommes et non des fantômes, et qu’au moins je pouvais me battre en tant que tel, bien que je fusse seul contre plusieurs.

Mais maintenant que l’envoûtement du silence était rompu, les bruits arrivaient, sourds et rapides. Du bateau à la rive, et de la rive au bateau, des questions et des réponses furent échangées, rapidement, avec des chuchotements féroces. Je regardai en arrière, geste fatal s’il en fut, parce que à cet instant quelqu’un aperçut mon visage dont la blancheur tranchait sur l’eau sombre et cria. Des mains se tendirent dans ma direction, et presque aussitôt le bateau repartit et s’élança avec rapidité. Je n’avais que peu de distance à parcourir, mais le bateau approchait de plus en plus rapidement derrière moi. Quelques brasses supplémentaires et j’étais sur la rive. Mais je sentais le bateau arriver, et m’attendais à chaque seconde à ressentir le coup d’une rame ou d’une autre arme sur ma tête. Si je n’avais pas vu cette hache terrible disparaître dans l’eau, je ne crois pas que j’aurais gagné la rive. J’entendis les jurons lancés par les hommes qui ne ramaient pas, et l’essoufflement des rameurs. Après un suprême effort pour sauver ma vie ou ma liberté, je touchai la rive et l’escaladai. Il n’y avait pas une seule seconde à perdre, parce que, immédiatement derrière moi, le bateau abordait, et plusieurs formes sombres sautaient à ma poursuite. J’atteignis le sommet de la digue et, me dirigeant vers la gauche, continuai à courir. Le bateau s’élança et suivit dans la rivière. Je vis ce qui se passait, et craignant un danger dans cette direction, je fis rapidement demi-tour, descendis la digue de l’autre côté ; après avoir dépassé une petite étendue marécageuse, je gagnai un endroit sauvage, ouvert et plat, et poursuivis ma course.

Toujours derrière moi, mes poursuivants me pourchassaient sans répit. Loin en avant, en dessous de moi, je vis cette même masse sombre que j’avais déjà aperçue, mais elle devenait maintenant plus proche et plus imposante. Mon cœur battit à tout rompre parce que je devinais que ce devait être le fort de Bicêtre, et reprenant courage, je continuai ma course. J’avais entendu dire qu’entre chacun des forts qui protègent Paris il existait des voies stratégiques, des tranchées creusées profondément, où les soldats qui se déplaçaient pouvaient s’abriter de l’ennemi. Je savais que si je pouvais gagner cette voie, je serais sauf, mais dans l’obscurité je n’en pouvais voir aucun signe, si bien que, dans l’espoir aveugle de l’atteindre, je continuai à courir.

Peu de temps après, j’arrivai au bord d’une tranchée profonde, et trouvai en dessous de moi une route protégée de chaque côté par un fossé empli d’eau, clôturé de part et d’autre par un mur haut et droit.

Devenant de plus en plus faible, et la tête me tournant de plus en plus, je continuai à courir ; le sol devenait de plus en plus accidenté, de plus en plus, jusqu’au moment où je trébuchai et tombai ; je me levai de nouveau, et continuai à courir avec l’angoisse aveugle d’une bête pourchassée. De nouveau, la pensée d’Alice me donna du nerf. Je ne voulais pas disparaître et gâcher ainsi sa vie ; je me défendrais et me battrais jusqu’à l’épreuve finale. Faisant un grand effort, je m’agrippai au sommet du mur. Au moment où, me tirant comme un trapéziste, je me hissais en haut, je sentis nettement une main qui touchait la semelle de ma chaussure. Maintenant je me trouvais sur une sorte de chaussée, et je vis devant moi briller faiblement une lumière. Aveuglé et pris de vertige, je continuai à courir, trébuchai et tombai, me relevai couvert de poussière.

Halte-là [5] !

Les mots résonnèrent comme une voix céleste. Une lumière éclatante, me sembla-t-il, m’entoura et je criai de joie.

Qui va là [6] ? (Le cliquetis métallique des armes, l’éclat d’acier devant mes yeux : instinctivement je m’arrêtai, alors que, tout près derrière moi, mes poursuivants arrivaient à l’assaut.)

Un mot ou deux de plus, et du guichet se répandit ce qui me sembla être une marée rouge et bleu au moment où la garde sortit. Tout alentour parut se remplir de lumière, de l’éclat de l’acier, du cliquetis et du tintamarre des armes, et des voix fortes et bourrues donnant des ordres. Quand je tombai en avant, complètement épuisé, un soldat me rattrapa. Je regardai derrière moi, terrifié par l’attente, et vis le groupe de silhouettes qui disparaissait dans la nuit. Puis je dus m’évanouir. Quand je repris connaissance, j’étais dans la salle de garde. Ils me donnèrent un verre de cognac, et peu de temps après je fus en mesure de leur raconter une partie de ce qui s’était passé. Puis un commissaire de police apparut, venu apparemment de nulle part, comme le fait d’habitude un officier de la police parisienne. Il écouta attentivement, puis délibéra un moment avec l’officier de service. Ils étaient sans doute d’accord, parce qu’ils me demandèrent si j’étais prêt maintenant à les accompagner.

– Pour aller où ? demandai-je en me relevant.

– Retour aux tas d’ordures. Peut-être les attraperons-nous encore !

– Je vais essayer, dis-je.

Il me regarda un instant fixement et me dit brusquement :

– Aimeriez-vous attendre un peu, ou même jusqu’à demain, mon jeune Anglais ?

Cela me toucha au fond du cœur, comme peut-être il le voulait, et je sautai sur mes pieds.

– Partons maintenant, dis-je, maintenant ! maintenant ! Un Anglais est toujours prêt à faire son devoir !

Le commissaire était aussi débonnaire que sagace ; il me tapa sur l’épaule d’une façon amicale :

– Brave garçon ! dit-il, pardonnez-moi, mais je savais ce qui vous ferait le plus de bien. La garde est prête. Allons-y !

Ainsi, après avoir traversé la salle de garde et suivi un long passage voûté, nous sortîmes dans la nuit. Quelques-uns des hommes en avant avaient de puissantes lanternes. Nous franchîmes la cour et descendîmes un chemin en pente, pour sortir sous une poterne vers un chemin creux, le même que celui que j’avais vu dans ma fuite. Les soldats reçurent l’ordre de marcher au pas gymnastique, et d’un pas vif et sautant, moitié courant, moitié marchant, ils avancèrent rapidement. Je sentis mes forces revenir de nouveau – tant il y a une différence entre un chasseur et un chassé. Une très courte distance nous séparait d’un ponton, bas de profil, qui traversait la rivière, et apparemment très peu en amont de l’endroit où je l’avais franchie. On avait quelque peu sans doute essayé de l’endommager, parce que toutes les cordes avaient été coupées et l’une des chaînes avait été brisée. J’entendis l’officier dire au commissaire :

– Nous arrivons juste à temps ! Quelques minutes de plus et ils détruisaient le pont. En avant ! Encore plus vite ! (Et nous allâmes de l’avant.)

De nouveau, nous approchâmes d’un ponton sur la courbe de la rivière ; en arrivant, nous entendîmes les « boum » creux des tambours métalliques au moment où ils cherchaient à détruire aussi ce pont. Un mot d’ordre fut lancé, et plusieurs hommes pointèrent leurs fusils.

– Feu ! (Une salve retentit. Un cri étouffé s’éleva, et les silhouettes sombres se dispersèrent. Mais le mal avait été fait, et nous vîmes la partie éloignée du ponton se balancer dans la rivière. Ceci fut la cause d’un retard sérieux, car il nous fallut presque une heure pour remplacer les cordes et remettre en état le pont d’une façon suffisamment solide pour le traverser.)

Nous reprîmes la chasse. Nous avancions de plus en plus rapidement vers les tas d’ordures. Après un certain temps, nous arrivâmes à un endroit que je connaissais. Là se trouvaient les restes d’un feu – quelques cendres de bois qui couvaient encore jetèrent une lueur rouge, mais la plus grande partie du feu était froide. Je reconnus le site de la cabane, et derrière le tas sur lequel j’avais grimpé ; dans le rougeoiement des cendres, les yeux des rats brillaient toujours avec une sorte de phosphorescence. Le commissaire adressa un mot à l’officier qui cria :

– Halte !

Les soldats reçurent l’ordre de se disperser alentour et de se tenir aux aguets, puis nous commençâmes à examiner les ruines. Le commissaire lui-même entreprit de soulever les planches brûlées et les débris calcinés. Des soldats les réunirent en les empilant. Peu après, le commissaire recula, se pencha et me fit signe en se redressant :

– Regardez ! dit-il.

C’était un horrible spectacle. Il y avait un squelette qui gisait, le visage tourné contre le sol : une femme, apparemment. Entre les côtes se dressait un pieu, long comme une épée, semblable à un couteau à aiguiser de boucher, dont la pointe acérée était enfoncée dans l’épine dorsale.

– Vous remarquerez, dit le commissaire à l’officier et à moi-même en sortant son calepin, que cette femme a dû tomber sur son couteau. Les rats pullulent ici – regardez leurs yeux qui brillent dans cet amas d’os –, et vous observerez aussi (je frémis quand il passa sa main sur le squelette) qu’ils n’ont guère perdu de temps. Les os sont à peine froids !

Aucune autre présence ne se manifestait dans les parages, morte ou vivante ; se reformant en ligne, les soldats reprirent donc leur route. Nous arrivâmes peu après à la cabane construite avec l’armoire ancienne. Nous nous en approchâmes. Des vieillards, dans cinq des six compartiments, étaient en train de dormir – endormis si profondément que même la lumière des lanternes ne les réveilla point. Ils paraissaient décatis, sinistres et gris avec leur visage émacié, ridé et buriné et leurs moustaches blanches. L’officier leur adressa durement un ordre d’une voix forte, et à l’instant chacun des six vieillards fut debout devant nous, se tenant au garde-à-vous.

– Que faites-vous ici ?

– Nous dormons, répondirent-ils.

– Où sont les autres chiffonniers ? demanda le commissaire.

– Partis travailler.

– Et vous ?

– Nous sommes de garde.

Peste [7] ! dit l’officier en riant sardoniquement, regardant les vieillards l’un après l’autre bien en face. (Puis il ajouta, avec une cruauté froide et délibérée :) Endormis à votre poste ! C’est cela la façon de faire de l’ancienne garde ? Waterloo, rien alors d’étonnant !

Éclairés par la lumière de la lanterne, je vis les visages vieux et sinistres devenir pâles comme la mort, et je faillis frémir en voyant l’expression de leur regard quand les soldats firent écho à la plaisanterie impitoyable de l’officier.

Je sentis à cet instant que, dans une certaine mesure, j’avais ma revanche.

Pendant un moment, ils parurent être sur le point de se jeter contre l’homme qui les insultait, mais des années de vie de soldat les avaient entraînés et ils restèrent silencieux.

– Vous n’êtes que cinq, dit le commissaire ; où est le sixième ? (La réponse tomba avec un gloussement sinistre.)

– Le voici ! (Et celui qui parlait montra du doigt le fond de l’armoire.) Il est mort cette nuit. Vous n’en trouverez pas grand-chose. Il est rapide, l’enterrement des rats !

Le commissaire se pencha pour regarder à l’intérieur de l’armoire. Puis il se retourna vers l’officier et dit calmement :

– Autant repartir. Il n’y a plus de trace maintenant ; rien ne prouve que cet homme était celui qui a été blessé par les balles de vos soldats ! Ils l’ont probablement tué pour effacer toute trace ! Regardez ! (De nouveau, il se pencha et posa ses mains sur le squelette.) Les rats travaillent vite, et ils sont en grand nombre. Les os sont encore tièdes !

Je frémis, et bien d’autres autour de moi firent de même.

– Formez-vous ! dit l’officier, et ainsi rangés en ordre de marche, les lanternes se balançant en avant, les vétérans, menottes aux poignets au centre du groupe, nous abandonnâmes d’un pas rapide les tas d’ordures pour prendre le chemin de retour du fort de Bicêtre.

Mon année de probation est terminée depuis longtemps, et Alice est ma femme. Mais quand je jette un regard en arrière sur cette période difficile de douze mois, de tous les incidents qui me reviennent à la mémoire, le plus vivace est celui qui est associé à ma visite à la Cité des Ordures…

P.-S.

Première publication en 1874.

Notes

[1Nom donné par les Anciens à une île située à six jours de bateau du nord de la Grande Bretagne, considérée comme la limite au nord, du monde, qui aurait été atteinte par Pythéas le Massaliote. Il pourrait s’agir de l’Islande. [Note du correcteur.

[2En français dans le texte.

[3En français dans le texte.

[4En français dans le texte.

[5En français dans le texte.

[6En français dans le texte.

[7En français dans le texte.

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