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ENEZ EUSA (le livre des fragments) - 1/3 

Journal d’Ouessant — premier cahier

dimanche 8 août 2021, par Lionel Marchetti (Date de rédaction antérieure : 9 octobre 2018).

 

ENEZ EUSA
(le livre des fragments)

Premier cahier — 1/3
Second cahier
Troisième cahier

…♢…

Photographie en frontispice
de
Bruno Roche

Finalement toutes les tempêtes
quelles qu’elles soient
ne sont que la périphérie d’un calme.

Ko Un

ENEZ EUSA
(le livre des fragments)

Journal d’Ouessant — premier cahier

12 poèmes

PORT DE BREST

À quai, trois ravitailleurs type Breitling et Victoria
peinture sombre, architecture ramassée
attendent
coque enfoncée dans l’eau grasse

Muselés par des cordes géantes jaunes fluorescentes
tendues depuis l’immense hangar d’acier Roi de Bretagne
ils se morfondent, patiemment
jusqu’à ce que leurs soutes dégorgent

Fenwick, Linde AG, KION group & Voltas

Un interminable grincement rauque et puissant
annonce la fin du déchargement.

AU CAFÉ DU PORT

Regards ambigus, glissades torves d’un œil sur un autre œil

Je n’ai pas choisi, hélas, la bonne place
et me voici
pris entre ces humeurs douteuses qui rongent tout mon espace disponible

Paradoxe d’une sensibilité qui traque exagérément l’ouvert
(l’erreur serait-elle donc là ?)
et laisse approcher, de bien trop près
ces quelques manifestations malignes qui gangrènent tout l’équilibre

Un pas en avant, un pas en arrière — respire, laisse-tomber !

LES QUATRE VENTS (OCÉAN ATLANTIQUE)

Rocher de la Grande-Vinotière

Peau desséchée, fatigue, souillures
sel et métaux abandonnés sur le fond
la peur et ce désir de peu de mots

En s’éloignant des côtes, l’Enez Eusa, dans la vitesse, prend feu

L’arrière de la carlingue vibre inlassablement
comme si nous étions portés par une antique machine à vapeur
criant et dégueulant tant bien que mal son épaisse ligne de gazole

À tribord, Abeille Bourbon nous harcèle
puis subitement vire pour le nord-ouest
accompagné, dans son sillage, du vol accidenté d’une dizaine de goélands argentés.

ZODIAK

Trois hommes, debout sur l’eau
aux alentours des récifs de l’archipel de Molène
filent
à grande vitesse
en direction des îles

Ils disparaissent, tour à tour, dans le creux des vagues
semblant tenir les rênes d’un océan curieusement homogène
qui s’agite et perd de son aspect huilé dès que l’on dépasse la pointe de Kernovan.

PASSE D’IROISE

Varechs, remous, diesel et pollution au cul de Gros Vivier qui nous talonne

De son sillage bruyant émerge, de temps à autre
l’éclat vif argent d’une mouette chapardeuse.

LECTURE (CARNET 37)

Sur le pont de l’Enez Eusa

Une première lecture, rapide — quelques éclairs ici s’accordent

Une seconde lecture, beaucoup plus tard
lente, minutieuse, intérieure
un tout autre type de connivence

Quelques intuitions premières semblent encore d’actualité

Le ciel est resté bleu — l’évidence a grandi —
et tout ce qui a été réalisé flotte dans une brume fuyante
proche de cet espace où la substance inscrite se décline en autant de terroirs changeants

Le ciel est resté bleu

Les orages, désormais, viennent de partout et de nulle part.

PLAGE DE YUSIN

Une multiplicité de cercles excentriques à la verticale du marcheur

Lumière de midi — lumière de chaque instant

Nord
Sud
Est
&
Ouest

Souffle immédiat

Le temps, notre compagnon, est compagnon du temps

La patience — hors de toute attente

Accepter ses préférences
choisir, ne pas choisir et, surtout
ne pas s’accrocher

L’océan
une pierre immobile reflétant son propre mystère.

CHEMINEMENTS

À rebours du temps présent
un pas vers la gauche, un pas vers la droite
pour saisir — est-ce possible ? —
la pertinence de cette piste qu’il aurait été plus judicieux de suivre

Trop tard ! Le sable, finement rayé, à déjà été recouvert par les vagues —

 — la nature et ses labyrinthes.

TOURBILLON, ÉCLAIRS

Étrange premier pas — étrangeté de l’immense
pour certains, lourd et suffocant
comme si le cauchemar de leur vie d’Homme était affublé de cette inquiétude : à l’origine, un œil unique les aurait rejetés

La vie est double, symétrique tout d’abord
et bientôt beaucoup plus que cela
lorsque le grand souffle dépasse, justement, le prétendument unique
lorsque apparaît le 3 — de là s’affole une incroyable complexité, démesurée, qui sans cesse s’accroît
se nourrissant de tourbillons, d’échanges innombrables et d’éclairs

L’ordre des choses n’est-il que brisures, failles, effondrements
ou continuités assemblées ?

OCÉAN

À l’horizon
lignes, signes, géométries transformées et renouvelées
—  un cerveau mouvant, des lacis, une carte du ciel —
à moins que ce ne soit l’une des multiples pistes à suivre

Archaïsme d’un tel tracé naturel

Sensation première et fraîcheur immense

Observer, écouter — voir — faire et défaire
suivre les entrelacements, les sillons, le réseau ainsi tissé

S’accorder, pourquoi pas, avec le labyrinthe des formes

Apparitions, disparitions, forge incandescente et circulaire

La vague enfle
impacts, frappes continuelles et chocs

Une force improbable, énorme

Face à l’océan — le jeu du monde.

LES CALANQUES

Baie du Stiff

Un canard sauvage se risque à traverser la baie en pleine tourmente

Il se fait happer deux fois, trois fois, cinq fois
par la crête belliqueuse des plus hautes vagues

Et à chaque fois il resurgit, miraculeusement

Je le vois ! Désormais il se cache, rive opposée, près des calanques
dans les interstices d’une roche dangereuse et noircie par la houle agressive.

&

POINTE DE CRÉA’CH - 5h30

Lichens luminescents accrochés sur les falaises, jusque dans les herbes et les buissons

Eau laiteuse, bouillonnante, éclairée de l’intérieur

Une colonie de Pétrels-tempête, portés par les grands vents, est déjà là face à la lumière naissante

Ils saluent notre arrivée par quelques chants enroués
puis retournent au vertige de leur danse

Attirés par les à-pics et le vide
nous fouillons, observons longuement les abords les plus abrupts
là où le sol dénudé est remué par de perpétuels mouvements d’air

Nous marchons
attirés tant par cette fraîcheur vivifiante que possédés par une peur archaïque

Comme s’il s’agissait de saisir à la fois l’espace
et la force nécessaire à l’accroissement de cet interminable chant de l’aube.

fin du premier cahier

…/…

.

Second cahier

Troisième cahier

.

P.-S.

Photographie : © BRUNO ROCHE, 2018 (portrait de L. M.)

UNE photographie — UN poème …/… © Lionel Marchetti - 2010 / 2018

Seul près de la mer
tel un esprit seul dans l’univers

Kenneth White - Le grand rivage

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