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13poèmes minusculessur13 peinturesdePIERRE BONNARD
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1
L’HOMME ET LA FEMME
1900
Je m’interroge sur cette ligne —
Nous sommes deux
et seuls
Nous sommes celui qui part
celle qui trouve le temps.
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2
LE SOMMEIL (LA SIESTE)
1900
Une rivière de feuilles, de débris, s’enlise dans le paysage et disparaît
Bue par la terre
Une rivière glaciale où je voudrais renaître
dans le blanc de la lumière froissée
Une rivière, une nuit, défait tout mon corps.
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3
GRANDE SALLE À MANGER SUR LE JARDIN
1934/1935
Chaque objet
plus vivant que tout visage
s’approche au regard de qui l’écoute
La lenteur de la lumière
piquetée comme une plante qui chercherait encore plus de lumière
rayonne depuis le proche de chaque chose
Un soir, en voyage
sur les routes noires
les routes les plus sombres
Nous croisons un soleil énorme, mangé par l’humide
La fin du jour dessine le peu de vie qu’il nous reste
Un peu de nous — dans la couleur du monde et ses mystères.
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4
LA GRANDE BAIGNOIRE (NU)
1937/39
Mon corps s’embrase dans une goutte de feu froid
acquiert de la vitesse
et plonge
Mon corps est une flamme.
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5
NU DANS LA BAIGNOIRE
1925
Rien que du froid
et ton absence
J’aime la mort
et encore plus la morte que la mort
Ma pensée
— une forme bleutée —
résonne entre les surfaces disjointes
Quelque chose, à l’envers, fuit sur le vieux tapis
Une flèche —
Suis-je morte ?
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6
LA SORTIE DE BAIGNOIRE
1926/1930
Un animal dans l’eau
voilà qui tu es
Une anguille avec des bras, une jambe
venue de loin
Depuis ton dos l’eau s’absente — ligne longue comme une pensée
Obsédée par le bond.
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7
NU AU TUBE (FEMME ACCROUPIE)
1913
L’odeur vivante le long d’une bassine
Le fer contre mon dos
Un insecte déploie ses ailes
(cette carapace où je loge)
La musique de mon corps se plie, se déplie en de singulières humeurs métalliques
Le violé
de l’objet
ouvre
ma nudité.
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8
LA SOURCE (NU DANS LA BAIGNOIRE)
1917
Si l’on compte, sur tes mains humides, ces quelques signes
voici le 3
plus fort, pour toi, que toute origine
L’eau gèle
et laisse
dans nos yeux
ton corps nu amputé de sa jambe maîtresse
L’un en face de l’autre — toi et moi nous nous fixons.
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9
LA TARTE AUX CERISES (APRÈS DÎNER)
1908
Le chien — son regard rouge
Une tache de sang
Les feuilles de l’été glacial
chantent l’impossible lien qui s’échappe
se faufile et disparaît
entre notre nature et la vie.
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10
BAIGNOIRE
1925
Mes richesses excessives
descendent
jusque dans l’eau
se perdent en bleu, vert, opale
L’abandon de mes yeux au froid
Quel contour me maintient
lorsque nue
je suis fragile ?
La lenteur me manque pour devenir eau.
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11
LE CABINET DE TOILETTE AU CANAPÉ ROSE
(NU À CONTRE JOUR)
1908
Quelques objets d’or
et de zinc
Une chaise qui s’use
Cette vrille lumineuse entrée dans ton corps
Le canapé où tu t’allonges descend vers le sol
et bascule au sein de l’architecture florale
L’ombre chiffonnée
à tes pieds
bientôt se détendra
Coquillage nous emportant, lui aussi, dans sa chute.
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12
LE GRAND NU BLEU
1924
Notre vie se découpe —
— nous mourrons d’avoir laissé l’espace se plier, solitaire
sur nos chairs
La nuit tremble du bleu vers le noir
Elle emporte, brutalement, l’évidence qui nous tue.
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&
13
NU AUX BAS NOIR
vers 1900
Un roman de feuilles blanches
Tête, yeux, cheveux (tout a disparu)
seul reste le corps
faciès offert, dirait-on, à je ne sais quelle passe
Entre les plis de la matière saline je devine une sente
La peur, aujourd’hui, n’a pas de visage
Abandonner la peur
Enveloppée de papier de soie, ailes repliées — une existence à part, fendue à la hache
Le liberté de dire oui, la liberté de dire non
J’ose, je passe
je me laisse prendre…
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