II.
↓ En mer Adriatique entre l’Italie et l’Albanie,
sur le pont du ferry Bari/Durrës, la nuit du mercredi 26 au jeudi 27 juillet 2017
Soudain, en approchant des côtes albanaises, les quais et les immeubles de Dürres apparurent dans les brumes. J’avais passé l’aube dans la lecture de Jean Genet sur le pont du ferry, quand le fantôme du grand Giacometti avait surgi, entre les armes et les musculatures que les Palestiniens et les Black Panthers jetaient dans leur passion pour la révolution, et que Genet racontait.
L’écriture est une technique de célébration, avait dit Pierre Michon à la radio, dans sa maison des Cards [2] où son chat n’avait pas cessé de miauler. De la célébration par l’écriture, Genet est devenu le mage qui rassasie notre attente : « C’est vers minuit que Giacometti peignait le mieux. Pendant le jour, il avait regardé avec une intense fixité — et je ne veux pas dire que les traits du modèle étaient en lui, c’est autre chose — chaque jour Alberto regardait pour la dernière fois, il enregistrait la dernière image du monde. »
Dürres entre les brumes d’une matinée en juillet. Des enfants albanais et italiens montrent du doigt la ville blanche dont je ferais, si je peux tout à l’heure au milieu de ses rues, la dernière image du monde à mes yeux.
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↓ Durrës, Albanie, le mercredi 26 juillet 2017
Le jour se lève de plus en plus tôt quand on voyage vers l’est, comme si l’été rajeunissait. À Dürres, le ciel ce matin s’est éclairci vers 5h30 alors qu’à Arles, la semaine de mon départ, il fallait encore attendre une heure supplémentaire pour discerner les vols des premiers martinets. Quand on dort dehors, sur une épaisseur de cartons qui adoucissent la rugosité du béton, les lueurs du matin prennent une importance baptismale. La journée sera longue, on le sait, mais ce sera un jour d’aventures et de rencontres.
L’Albanie est un pays de bandits. Sa légende a résonné jusqu’en Afrique et à Thessalonique, je me souviens que les jeunes hommes afghans ou éthiopiens avaient peur d’en franchir la frontière, de crainte d’être capturés et dépecés de leurs organes par une mafia qui n’avait peur d’aucune police.
Mais l’Albanie a son Homère, l’infatigable Kadare [3], qui racontait souvent, à la fin du vingtième siècle, que son pays était peuplé de Don Quichotte. « Mais attention, disait-il. Ce seraient des Don Quichotte qui pourraient vraiment faire la guerre. Enrichis par le vrai sang. »
J’ai aimé lire les grands romans de Kadare bien avant de mettre les pieds dans ce pays qu’il avait fui. Je n’imaginais pas qu’un jour, j’allais pouvoir y rencontrer les nièces et les neveux de Musine Kokalari, cette femme qui a passé sa vie d’adulte et d’écrivain dans les prisons du dictateur [4], alors que Kadare pouvait publier ses livres et ses poèmes sans en être inquiété. La paranoïa d’Enver Hoxha [5] a a mis en place la dictature populaire communiste d’Albanie où il a exercé avait ses indulgences, difficiles à comprendre après coup.
En Albanie, les livres se vendent sur les trottoirs, à l’intérieur de petits kiosques où l’on achète aussi des cigarettes et des bonbons. A leurs vitrines, les romans d’Ismaïl Kadare trônent bien en vue. Aucun des livres de Musine Kokalari n’est accessible, et même son nom est inconnu des vendeurs.
Dans mon vieux cahier rouge, j’avais recopié certains de ses écrits de prison que j’avais essayé de traduire en français. J’ai commencé à les relire sur le bateau, puis dans les faubourgs de Durrës, pour faire un contrepoids à l’Albanie légendaire d’ismaïl Kadare et à l’Albanie amnésique d’aujourd’hui. L’Albanie de Musine K. est appauvrie et si humaine, emprisonnée et chaleureuse, archaïque et sans rancune. C’est elle que je suis venue retrouver.
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↓ Gare de Durrës, Albanie, le mercredi 26 juillet 2017
★ En attendant le train pour Tirana — en compagnie de Jean Genet...
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↓ Dans le train pour Tirana, Albanie, le mercredi 26 juillet 2017
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↓ Premier jour à Tirana, Albanie, le jeudi 27 juillet 2017
À la recherche du camion-refuge.
Pas loin de Tirana, un dépôt d’armes a explosé en 2008. Tout autour, je n’exagère pas, des milliers d’immeubles ont été détruits ou éventrés par le souffle, et par miracle on n’a pas retiré plus de 26 corps des décombres, alors que les blessés se comptaient par centaines. Mais cet accident a permis de révéler la face obscure de l’autre Albanie, liée au trafic d’armes et au travail des enfants. Je sais que c’est une tradition, ici, à la moindre révolte, de commencer par assiéger les dépôts d’armes de l’armée et de se répartir les fusils-mitrailleurs entre voisins. Dans la chambre où j’ai passé la nuit, les armes étaient rangées dans plusieurs valises cabossées, au-dessus d’une armoire pleine de robes blanches et noires suspendues à des cintres. Bien sûr, j’ai essayé d’imaginer un lien entre ces parures chargées de naphtaline et l’arsenal bien huilé du patriarche qui dort maintenant au cimetière, mort au plus profond de son sommeil.
Si bien qu’au réveil, j’ai acheté des crayons de couleur à un biffin qui installait sa marchandise sur le trottoir, au milieu des bricoleurs de mobylettes. Chacun ses armes, et moi je cherche un camion pour voyager avec mes livres et mon amour.
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↓ Rue Qemal Stafa, à Tirana, Albanie, le vendredi 28 juillet
La nuit tombe sur Tirana et je vais marcher longtemps encore loin dans la nuit en pensant aux lèvres de mon amour, florale offrande dans l’ombre d’une autre ville, brûlantes d’été et de pénombre à trois mille kilomètres d’ici où j’avance dans la poussière, en quête de ce bar caché par les voitures d’un parking d’immeuble, un repaire de va-nu-pieds où un brasseur de plus en plus barbu sert une bière brune, épaisse au goût de caramel, une bière que j’aime depuis toutes ces années dans les dédales d’une Albanie vénérée.
Tirana a changé. Elle est beaucoup plus belle, torride, chaotique, un peu moins déglinguée mais toujours hors-la-loi, habitée par des hordes d’enfants qui jouent au foot avec la clope au bec. Capitale des vieux bandits aux ongles noirs, le cuir aussi cuivré qu’une momie aztèque exhumée d’un tombeau en pleine jungle. Dans les toilettes de ce bar il y a une douche pour les routiers, parce que c’est au bord de l’axe Tirana-Shkodër. Des pisseuses frappent à la porte pendant que je me savonne sous l’eau tiède, je trouve ça plutôt beatnik. Je ne sais pas où je vais dormir. Je crois qu’il y a des chambres à louer à l’autre bout du parking, avec des brunes qui fument en attendant de vendre leur corps cambré par des talons aux dimensions d’un clip de rap. Je ne sais pas si c’est vraiment l’endroit pour écrire et dormir dans un coin. Dans le café, les baroudeuses ont commencé à danser pendant qu’une femme à la peau sombre passe une serpillère entre les tongs.
Je me suis assis au coin d’une table peinte en noir qui s’écaille, en partie recouverte d’un beau tissu rouge, et cette table tient lieu d’ultime barrage avant la bande d’aventuriers qui commencent à danser tout au long du comptoir. Je crois que le barman a encore augmenté le volume, et que les types de la mafia qui jouent aux cartes dans un coin sombre apprécient qu’il ait choisis ce remix électro de Sergio Léone. Ça fait trembler en profondeur les grands ossements sous la chair des danseurs, à l’intérieur de mes deux mains qui s’obstinent à marteler ce clavier au milieu de l’ivresse qui s’étend. Une bande d’adolescents vient d’arriver en mobylette, je crois que ça devient un haut lieu et que je dormirai plutôt demain, au soleil du matin dans un parc du centre. En rêvant d’un camion-refuge que je pourrais repeindre en rouge avec un peu de jaune de chrome mélangé.
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↓ 8h20 le matin au bar kafe Boston, rue Qemal Stafa, à Tirana,
Albanie, le vendredi 28 juillet
Et là encore : « En Albanie, les livres se vendent sur les trottoirs, à l’intérieur de petits kiosques où l’on achète aussi des cigarettes et des bonbons. À leurs vitrines, les romans d’Ismail Kadare trônent bien en vue. Aucun des livres de Musine Kokalari n’est accessible, et même son nom semble encore inconnu des vendeurs. »Un cahier rouge, « K. & K., une lettre d’Albanie », 28 juillet 2017
Difficile de dire ce que j’attends en marchant seul des heures durant, tôt le matin et une partie de la nuit dans les rues d’une ville dont je ne connais même pas la langue. Bien sûr, j’ai appris à dire « oui » et « merci », mais pas encore assez de mots pour demander mon chemin en albanais, et il me faudra longtemps avant d’être capable de parler du passé ou de l’actualité avec cet homme assis sur le seuil d’un jardin public, penché sur le journal grand ouvert qu’il tient devant lui, une cigarette au coin des lèvres. Je le salue, et je regarde attentivement les vingt ou trente journaux qu’il a exposés sur la grille du jardin, accrochés à l’aide de pinces à linge de toutes les couleurs, à l’ombre des muriers qui protègent les trottoirs du soleil de juillet. Par chance, le vendeur de journaux parle ma langue, il m’explique qu’il est allé vivre en France, à Strasbourg, « quand on a ouvert les portes du pays en 1991 ».
Alors nous prenons un café, assis tous les deux sur le muret qui enferme le parc, et nous parlons de ce qui fait la une des journaux albanais : la volonté affichée par la France d’arrêter l’immigration albanaise grâce aux contrôles à la frontière. Depuis l’an dernier, les Albanais forment la première communauté des demandeurs d’asile en France. Il y a des familles entières, bien sûr, mais surtout des « mineurs isolés », comme on appelle tous ces adolescents décidés à s’enfuir de chez eux, comme Rimbaud s’échappant de Charleville, marchant seul à travers les hautes Alpes pour aller prendre un bateau d’Italie vers l’Afrique. Gjerj me répond que non, ces ados ne sont pas comme Rimbaud. « C’est des euros qu’ils sont partis chercher, parce qu’ici maintenant, si tu veux t’acheter un « computer » ou une BMW, tu sais que tu vas devoir les payer en euros. » Et je sais que Gjerj a raison, que ma comparaison avec Rimbaud n’est rien qu’une vieille nostalgie, que l’Europe d’aujourd’hui est autrement plus violente. L’Albanie ne fait pas encore partie de l’UE, et de la zone euro encore moins mais ici, l’euro a déjà étendu son empire, comme autrefois le dollar à travers toutes les Caraïbes.
On boit plusieurs cafés, Gjerj continue de vendre ses journaux et moi d’apprendre un peu la vie qu’il a menée à Strasbourg, les vingt métiers qu’il a exercés en vingt années d’exil. Je lui demande s’il y a un lien entre le choix de cette ville et la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui y siège. Je sais que c’est le cas d’amis tchétchènes, dont les premières démarches en France ont consisté à attaquer leur État en justice. Une façon légaliste de venger ses morts, quand l’administration du pays d’enfance est devenue incurable et déjà pourrissante. Gjerj acquiesce. Il a perdu beaucoup trop de temps et d’argent avec des avocats et des interprètes dans les couloirs de ce tribunal d’exception, à se battre contre un État qui n’était pas fichu de pondre une vraie constitution pour en finir avec le délire sino-communiste de la « discipline prolétarienne ». Si l’État albanais a été plusieurs fois condamné, lui n’y a gagné que des ennuis. « Des putains d’ennuis », et devant moi il déboutonne sa chemisette bien repassée, pour me montrer des cicatrices en travers de son dos. Et à l’entrée d’un petit parc de Tirana, au pied d’immenses montagnes qui semblent nous encercler, je vois inscrite à même la peau d’un vieil homme toute la violence qu’a racontée Ismail Kadare dans ses livres. Étonné de voir mes doigts toucher l’épais bourrelet de chair meurtrie, comme si j’étais en train de lire un message en braille inscrit à même la peau du vendeur de journaux, incapable de prononcer un seul mot quand il se retourne pour me demander si j’ai vu, maintenant, ce qu’on faisait des droits de l’homme en Albanie.
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↓ Au bord de la rivière Erzen,
au sud de Tirana, Albanie, le dimanche 30 juillet 2017
★ Un message pour toi qui passes ici par hasard. Affamées volontaires pour affronter un pouvoir impassible, Gusulman et Zehra, Djanan et Nuriye nous enseignent la force de vivre sans concessions. Elles nous apprennent à lutter contre une violence d’État qui semble aujourd’hui sans limites, et qu’il nous faut détruire si nous voulons vivre hors la loi des meurtriers. « — Est-ce que tu crois qu’en te laissant mourir de faim l’injustice va cesser ? »Un cahier rouge, « Si nous voulons vivre hors la loi des meurtriers », 13 juillet 2017
Pour trouver l’eau profonde où plonger, il suffit d’emboiter le pas aux bandes de gamins torse nu, ceux qui s’en vont vers le sud une serviette sur l’épaule. C’était dimanche et tout le monde rêvait d’une rivière descendue des montagnes. Il suffisait de prendre un bus puis de longer les champs de maïs pour arriver aux rivages de l’Erzen, au sud de Tirana. Au milieu d’un méandre, il y a un grand rocher en forme de crâne humain. On peut grimper à une de ses orbites et plonger dans l’eau émeraude sans escalader la moitié de la falaise. C’est là que les familles albanaises viennent se baigner le dimanche, abandonnant les piscines des hôtels aux touristes.
La rivière Erzen, Lumi Erzen au soleil de juillet, face aux falaises qui servent de réflecteurs le matin. C’est là, sur un lit de galets, que Deniz me raconte son périple à travers les frontières, l’impossible refuge d’une Europe où il est né, il y a 41 années, mais sur le sol allemand et de parents kurdes arrivés de Turquie, si bien qu’il n’a jamais pu obtenir la nationalité allemande. Toute sa famille a fui une ville du Kurdistan turc dans les années 70, et Deniz a eu une enfance presque normale en Allemagne, retournant l’été dans la petite ville d’où venaient ses parents, à cinq kilomètres de la frontière syrienne.
En plus des langues kurde et turque, Deniz parle couramment l’allemand et l’anglais, et en quatre mois de séjour à Tirana, il a commencé à apprendre l’albanais en travaillant la nuit dans une auberge. C’est grâce à lui que j’ai trouvé un lit pour dormir, dans un dortoir avec des réfugiés syriens et un étudiant égyptien. Petite chambre de protection au sud d’une Europe qui a fermé les yeux et ses frontières aux destins de ces jeunes pères souvent diplômés, chassés par la misère et la guerre, rêveurs d’un autre avenir pour leurs enfants.
L’erreur de Deniz est d’être allé travailler en Turquie, d’avoir quitté l’Allemagne plus de six mois. En voulant retourner en Allemagne, on lui a fait comprendre qu’il était turc avant tout, même s’il était né à Duisburg et y avait fait ses études, de la maternelle à l’université. Depuis quatre ans, et pour avoir voulu retrouver sa famille en Allemagne, Deniz a fait deux mois de prison en Hongrie, il a passé six mois dans un camp fermé en Serbie, un mois dans un centre de détention pour réfugiés en Bulgarie et deux années dans la plus grande prison de Munich. Depuis quelques jours, il a un papier du ministère de l’Intérieur, lui donnant le statut de réfugié politique en Albanie pour trois mois. Pour l’obtenir, il a accepté de verser deux mois de sa paye de veilleur de nuit au fonctionnaire qui a tamponné son document.
Bien sûr qu’au poignet, Deniz porte un bracelet aux couleurs du drapeau kurde. C’est d’ailleurs pour ça que je lui ai adressé la parole dans ce bar enfumé. Très vite on a parlé des députés emprisonnés du HDP et du tyran paranoïaque qui a juré leur mort. Ça crée des liens directs, une complicité de combattants répudiés loin du pays dont ils rêvent, et on a bu ensemble de cette bière brune au goût de caramel, celle qu’on brasse à Tirana comme une bénédiction nationale. Bien assez pour qu’une amitié naisse, et ces conversations au bord de la rivière où on raconte une vie entière dans la tragédie des frontières.
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↓ Sous un marronnier, rue Qemal Stafa, dans l’aube à Tirana,
Albanie, le lundi 31 juillet 2017
Tôt ce matin, je me suis installé sous un marronnier pour écrire, à l’écoute des rumeurs de la grande Tirana, juste avant son réveil en pleine rue. La vieille ville vénérée, éventrée au bulldozer, ravalée de couleurs vives au grand sud des Balkans, une capitale à moitié pétrifiée et à moitié en chantier, les visages sombres et intenses dans les rues, la ville noyée sous le trafic du cannabis produit dans les villages de montagne. Hier, dans un magasin pour enfants, j’ai trouvé un nouveau cahier rouge avec des lignes et des marges d’écolier. Au moment de payer, la vendeuse a refusé mon argent pour m’offrir le cahier. Un cahier d’Albanie. Dans mon sac quand je marche, et la croyance idiote que j’ai depuis toujours. Dans un nouveau cahier j’écrirai des histoires différentes. Dans un cahier d’Albanie j’écrirai des histoires albanaises, et pour l’écrire je pense à m’inventer une aventure dans l’enceinte de cette ville, quelque chose que je n’aurais jamais fait ailleurs.
Je ne sais pas comment m’y prendre, pas encore la moindre idée. Et puis il y a tous ces marchands de livres sur les trottoirs, des couvertures décolorées par le soleil et alignées sur des tissus, comme si la ville était elle-même une immense librairie où les enfants pouvaient venir jouer. Je prends une décision. Sur un étal il y a ce livre de Kadare, Nga një dhjetor në tjetrin, Printemps albanais, où le romancier chronique la chute de l’État communiste albanais. Ce livre m’avait marqué, et mon attirance pour l’Albanie est née de sa lecture, il y a plus de vingt ans, lors d’un voyage en Arménie.
J’achète le livre de Kadare, deux cent leiks, et je commence à lire une langue impossible à comprendre, dont il me reste en mémoire une ancienne traduction. Je marche au hasard dans les rues, je parle à des enfants qui jouent avec un très jeune chat, avant de m’asseoir à la terrasse d’un café avec mon livre et mon nouveau cahier rouge. C’est là que je remarque une jeune femme, penchée sur un livre dont elle souligne certains passages. Sans réfléchir, je lui tends le Printemps albanais et en anglais, je lui demande si elle veut bien me le lire dans sa langue, me donner à entendre l’écriture véritable de Kadare. Je crois qu’elle a d’abord un peu peur, qu’elle me regarde avec mon air de va-nu-pieds en espadrilles, inquiète que je ne sois qu’un pauvre fou atteint d’insolation. Et parce qu’elle est jolie, Anjeza doit être une femme souvent draguée, agacée d’être accostée par des inconnus dans la rue. Son regard est d’abord noir, puis amusé. Elle veut savoir qui je suis. Je lui explique que si je traine dans Tirana depuis toutes ces années, c’est en partie à cause du livre qu’elle tient entre ses mains, et que je suis venu travailler sur les manuscrits de Musine Kokalari, une romancière emprisonnée vingt six ans, avant d’être envoyée en relégation pour balayer les rues d’un village de montagne.
Et ma chance, c’est qu’Anjeza sourie en entrouvrant le livre à la première page pour commencer sa lecture à voix haute. Le miracle, c’est que sa lecture ait duré presque une heure, et qu’il me suffisait de commander d’autres cafés en écoutant le bruit d’une langue, d’une écriture enfermée dans une langue inconnue. Et de remercier Anjeza quand elle eut refermé le livre, en lui offrant Nga një dhjetor në tjetrin, bien sûr, et en l’entendant m’assurer qu’elle allait continuer sa lecture une fois rentrée chez elle, impatiente d’apprendre ce qu’avait raconté Kadare.
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↓ 10h30, dans la chambre nuptiale de Rruga Qemal Stafa, à Tirana,
Albanie, le mercredi 2 août 2017
C’est la première nuit d’août à Tirana. Avec ce cahier rouge d’Albanie que la marchande de jouets m’a offert, refusant mon argent d’un geste qui appartenait à un conte, la main dressée face à moi, les yeux presque baissés, un véritable sourire en travers de la bouche. Presque un songe d’une nuit d’été, au début d’une canicule qui ne prendra fin qu’avec l’automne, le grand retour des eaux boueuses après l’orage, là où le pont de ciment fissuré franchit le dernier fleuve sauvage du continent.
Les fleuves en Europe ont servi à dessiner les frontières, à déclarer à nouveau d’autres guerres, à établir le contour des empires. Les fleuves qui deviennent des frontières établissent la naissance du malheur qu’affrontent les exilés. Et Deniz, emprisonné dans l’Allemagne de sa naissance, coupable d’être demeuré turc malgré son enfance à Duisbourg, ses études à Berlin, et Deniz a tenté d’écrire le livre de ses errances dans la plus grande prison de Munich.
Pendant deux ans de détention, l’écriture est demeurée impossible, une force hors de portée. Les feuilles du cahier de Deniz sont restées blanches. Parce qu’il est Kurde, il a fallu fuir aussi la Turquie qui traite les siens en ennemis, un peuple de terroristes sans autres droits que ceux des animaux. En Turquie non plus Deniz n’a écrit. Ses récits de prison, ses mille et une frontières pour regagner l’Allemagne interdite où vit encore sa mère, seule, loin de ses enfants sans papiers.
Alors c’est une promesse que j’ai faite à Deniz, avant de quitter Tirana tout à l’heure. De l’aider à entrer en Europe, s’échapper d’Albanie et écrire avec lui le récit de ses frontières, la damnation des prisons pour les éternels exilés. Encore un autre récit mais toujours la même histoire, celle du malheur que nos États ne cesseront pas de fabriquer. Dans l’attente que l’empire ne s’écroule par le feu des émeutes.
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Albania, Albania ! (II. de Durrës à Tirana)
– Sur la mer Adriatique, le bateau entre l’Italie et l’Albanie, la nuit du mercredi 26 au jeudi 27 juillet 2017 ↑
– Durrës, Albanie, le mercredi 26 juillet 2017 ↑
– Gare de Durrës, Albanie, le mercredi 26 juillet 2017 ↑
– Dans le train pour Tirana, Albanie, le mercredi 26 juillet 2017 ↑
– Premier jour à Tirana, Albanie, le jeudi 27 juillet 2017 ↑
– Rue Qemal Stafa, à Tirana, Albanie, le vendredi 28 juillet ↑
– 8h20 le matin au bar kafe Boston, rue Qemal Stafa, à Tirana, Albanie, le vendredi 28 juillet ↑
– Au bord de la rivière Erzen, Albanie, le dimanche 30 juillet 2017 ↑
– Sous un marronnier, rue Qemal Stafa, dans l’aube à Tirana, Albanie, le lundi 31 juillet 2017 ↑
– 10h30, dans la chambre nuptiale de Rruga Qemal Stafa, à Tirana, Albanie, le mercredi 2 août 2017 ↑
Albania, Albania ! I. d’Arles à Bari
Albania, Albania ! III. de Dubrovnik à Sarajevo
Albania, Albania ! IV. de Mostar à Paris
Albania, Albania ! V. Épilogue