LELIVREDESFALAISES
Postface de Bruno Roche
Éditions papier Les presses du réel — Automne 2022.
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Septième (et dernier) cahier — Pratique sauvage
20 poèmes
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Le livre des falaises
Photographie en frontispice de
Adèle Marchetti
Septième cahier
PRATIQUE SAUVAGE
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« Les mots sont nécessaires, mais vous ne devez pas pour autant penser qu’ils sont complets. »
Shunryu Suzuki
Pratique sauvage
Le livre des falaises (septième cahier)
1.
MOHAVE DESERT
33°54’49" Nord — 115°50’33" Ouest
Pour Jérôme Nœtinger
Face à ce pays haut et vaste
Mohave Desert
Un filet de réponses
où se risquent autant de questions qui suscitent d’autres questions
Une place laissée vacante
Le désert
En avant pour la fournaise, une vingtaine de minutes, pas plus
Chaleur intense, sol sec et poussiéreux, sol premier
Gigantesques blocs de pierres à l’équilibre, rugueux comme du papier de verre
sur lesquels on s’aventure
Boulders Monzogranite
Quelques fleurs, seules, quelques arbres Joshua Tree
Yucca brevifolia Englem
Buissons minuscules
Cactus
Ocotillos Fouquieria splendens
Oponce
Au détour de cet improbable et minuscule Canyon asséché
un gros lézard grisâtre fait le mort
pour finalement disparaître, d’un trait, sous les herbes rares
Mohave fringe-toed lizard — uma scoparia
Terre rouge, vive, veinée
Cristaux de sel
Sable jaunâtre, épais, bouillant
Tuf, Basalte
Rocaille
Enregistrements, explorations précises, ici et là, à l’affût de quelques improbables froissements
Vent tout juste audible
Un peu de poussière en mouvement
Ciel sec, immense, infernal-bleu-clair
Où même les Jets n’osent pas s’aventurer. [1]
2.
CHICAGO HAROLD WASHINGTON LIBRARY
Les anciens — nos affinités de tout temps
Le détachement, le besoin de peu
La sensation pleine de l’existence
Plus que quelques années
Offert à la morsure de cette Terre
(une partie de moi)
Délivré, enfin, d’un poids.
3.
PRATIQUE SAUVAGE
Dans ta main droite
la réalité
dans la gauche
ce que tu as réalisé
À chaque jour sa part de connaissances
inutiles le jour de ta mort
essentielles sur le chemin de vie
Le sourire d’une croissance accomplie pour toujours en mouvement
L’espace et le temps
Es-tu heureux, finalement, d’être animal en ce pays sauvage ?
4.
LECTURE DE KOBAYASHI ISSA (1767-1828)
1804
Chaque matin l’aurore décide de qui je suis
Je traverse la forêt, les torrents
puis je file sur les hauteurs
abandonnant mes affaires sur un rocher enflammé
Hanté de peu de paroles
j’attends que se manifeste une force plus grande que toutes les forces
Et me voici, attentif à tous les mouvements d’air
J’ose, je respire
je passe
Esprit lucide ou filet tressé des illusions ?
Beaucoup se moquent de moi
mais personne, encore, n’a osé me suivre jusqu’ici —
Dans le vent d’automne
au bout de mes pas m’attend
quelle sorte d’enfer. [2]
5.
MIROIR DE L’INCOMPRÉHENSION
Série Sengaï — 11
Journal du musicien
L’imposture de ce geste délibérément refusé
Le revoici, défait, difforme ; il rebondit sans cesse, malhabile et inutile
sur ce miroir de l’incompréhension par moi-même forgé
Vouloir, décider, choisir
dès à présent me voici rejeté
Faire ; ne pas faire
Observation et lecture de Sengaï
La cuillère
Une mesure, la vie.
Une mesure, la mort. [3]
6.
NOVEMBRE
1.
Face à l’ouest
Les arbres, comme des griffes
dansent avec le ciel
L’hiver s’approche
L’espace glacial est encore plus glacial.
&
2.
Me voici dans la montagne
à la limite de la roche et des arbres rares
Éloigné de toute vie trop agitée
Plus aucun son, ni mouvement
Seul cet agrégat nuageux, vers le col
défile, invariable
comme une lente sécrétion.
7.
ROTTERDAM
Vue de train — Intercity IC AMST/102 767
Il neige
Et la neige, lentement
révèle la complexité de milliers de végétaux
Les feuilles ont disparu
seules restent ces magnifiques tiges noirâtres soulignées par le gel
Comment donner à entendre cela ?
Est-il possible, pour le musicien concret
d’offrir une telle complexité
tout autant de rester simple en œuvrant par touches justes
sensibles
unes à unes
Et surtout plus que réelles ?
Aller sur le motif jusqu’à éprouver
avec son corps
la substance
Musique naturelle — beauté blanche.
8.
IMPROVISATION MUSICALE
En laissant venir à soi ce qui, du dehors, s’exprime
une passe s’ouvre
dans la complexité
Le réel s’avive et devient encore plus réel
Un pas en avant — oublier le temps
Une danse simple et sans mystère
qu’il nous est donné, naturellement, d’accroître
d’intensifier
Et de partager.
9.
RÊVE NOIR
J’ai vu, cette nuit, ce visage infect
armé d’une mâchoire puissante
m’observer longuement
puis me digérer comme si j’étais son unique proie
Le silence — la peur et le silence
Pourquoi cet accès de fureur une fois de plus s’exhibe
et soudainement tue la patience que j’avais osé forger au fil de toutes ces années ?
10.
RÉALITÉ GLACIALE
Favoriser les grands espaces, la respiration, la circulation
Laisser courir une force sur une autre force
Observer et considérer cela
Un choix — pour survivre
Vents et courant
Une marche sur la neige
Réalité glaciale
Échappée volatile
pour rejoindre ce que les anciens nomment le torrent des formes
La venue d’une telle substance
(il s’agit de l’élever au plus haut)
ne féconde-t-elle pas, de la sorte
notre nécessité de témoigner du vivant comme étant la perle de toutes choses ?
11.
PRÉCIPICES
Une flèche
près de la nuque —
— l’incendie. [4]
12.
LE CERCLE
À Pierre Bettencourt, à Monique Apple
Quatre saisons
1.
Le souffle, le ciel, la chaleur
Circulation et relations
Une saison venue jusqu’ici.
2.
Fumée, fruits nombreux sur le sol humide
feuilles rognées
décomposition
Tout ces mots en désordre
Je me souviens d’une intense bouffée de fleurs blanches
ici viendront, disait-il, butiner une myriade d’insectes [5]
Mourir, oui, pouvoir enfin s’attaquer à l’espace, en grand [6]
Et aussi :
Dans une vie ou tout s’use et se perd, quelque chose demeure et se maintient miraculeusement sur l’abîme [7]
Ce matin, pour chaque brindille
la rosée démultiplie sa présence en autant de miroirs naturels
Haute lumière d’automne
Sourire du néant.
3.
Stigny, hiver 1997
19h
Soleil, vent et neige
Le ciel est subitement pris par la tempête
Chaque flocon, dans les bourrasques
s’étoile jusqu’à l’infini
La beauté, ici-même, se manifeste.
&
4.
En redescendant de l’atelier
Fraîcheur sous les arbres, fleurs et feu
Une présence, de la substance — l’intensité.
13.
SUR LES HAUTEURS
Deux oiseaux noirs dansent avec le vent.
14.
UNE PHRASE, UNE SEULE
Pour Gabriel Levigne
Dans les cendres mortes d’hier, il n’y a pas de vérité.
La vérité est chose vivante, elle n’est pas dans la sphère du temps.
Krishnamurti
Seuls ces poèmes qui nous arrêtent
puis nous innervent
à la mesure d’un monde de vent, de lumière, de forces et de formes combinées
Une phrase, une seule
et le silence
La morsure du réel [8]—
Ces instants, plus hauts que tout instant où s’engouffre une évidence
L’espace circule entre les mots
La saveur se diffuse
Seul, en plein désert
le désert plein de l’existence
Qu’est-ce qui se suffit à soi-même ?
Qu’est-ce qui grandit sans cesse et dessine une ligne sans but ?
Seul, pour toujours et depuis toujours
avec pour alliée la mort en face
et le regard de ceux qui, chaque jour
respirent simplement.
15.
LE VENT SE LÈVE
Pour Emmanuel Hölterbach
Les herbes sèches, couchées
comme autant d’ombres végétales étrangement dessinées en un cercle laissé là
Tout proche du lieu de mort
Os, dents, quelques plumes
L’avant, l’après — les destins sont-ils liés ?
Fourmillement de questions inutiles
balayées, désormais, par un vent froid
Le temps
Le temps qui est là. [9]
16.
COMBINAISONS
Série Sengaï — 12 (et dernière)
Cercle
Triangle
Carré
Toutes les combinaisons se réunissent et dansent
Composition — émergence
Observation et lecture de Sengaï
À quelqu’un qui comprend
on peut lire les poèmes
Avec quelqu’un qui vous connaît
il faut boire le saké. [10]
17.
MARS
Comme un torrent
bruyamment
pénètre les roches et la forêt
Une force glaciale
Le souffle
Comme un torrent, tout là haut
depuis l’espace immobile.
18.
LECTURE DE RYOKAN
Tout n’est qu’un rêve. [11]
18.
NORD-OUEST
Bretagne, île de Groix
Pour Hélène Bettencourt
Nos vies se mélangent
chaque jour, chaque nuit
Hier, l’orage était à son maximum
il déchirait violemment les falaises de l’ouest et les vagues
énormes
se mélangeaient dans un bouillon pire que l’enfer
Ce matin le soleil est en diamant.
19.
LA PLUIE, LE FEU
Premiers instants
— et non pas origine —
lorsque le O du mot origine est un cercle de feu.
&
20.
ALBA
Pour Kenneth White
Il marche
un livre à la main
un millier de pensées en tête
Il marche — à l’instant, plus rien
Il marche, face au vent
amoureux des lointains et de ces lueurs où se manifestent des formes
toujours nouvelles
Il marche, il respire — sa santé est immédiate
L’aube lui appartient.
◼︎
Lionel Marchetti - Le livre des falaises
(2001/2017)
Fin.
(vers 1/4 ; vers 2/4 ; vers 3/4)
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Postface de Bruno Roche
« Comment se cacher de ce qui doit s’unir à vous ? »
René Char, Feuillets d’Hypnos
LE LIVRE DES FALAISES
Depuis plus de trente ans, Lionel et moi partageons ces heures où les mondes s’ouvrent, se mélangent, et nous changent à jamais.
Son œuvre trace dans le ciel une constellation dont je me sers souvent pour décider ma route, et retrouver ce Nord qui est aussi, j’en suis certain, celui de beaucoup d’entre nous.
Dès le premier poème, Orientation, me voici sur la glace fragile avec lui.
Poème après poème, cette alliance me dure, me tient, m’engage. Ce n’est donc pas seulement cette première image, pourtant puissante et symbolique qui me connecte à son œuvre.
Ici, la main du vent qui se pose sur mon visage, c’est sa sincérité.
Cap initial de son œuvre, clef de voûte de chaque poème, elle est son guide, et à travers son œuvre, le nôtre.
Dans Le Jour, il précise :
« Être entier
à l’instant de la parole »
Ne sommes-nous pas comme lui assoiffés de réconcilier l’expérience et l’âme ?
Cet impossible projet d’être entier le met en demeure d’être lui, au-delà de ce qu’il sait, dans l’humilité du monde, à chaque réveil.
Cette sincérité mène l’exigence et la discipline de son travail.
Il compose ses poèmes dans un monde sillonné de dissonances, dont l’harmonie révélée tient à l’honnêteté de celui qui l’assemble. Dans son creuset de fulgurances et d’écriture, il identifie, reconnaît, épuise et finalement rejette ce qui « ne marche pas ». Écume de la lutte, haleine de vérité sans pitié. Embrasser cette lame, c’est connaître l’amertume de la coupe, mais aussi la joie de la simplicité révélée.
Il se risque dans une vertigineuse sincérité, avec le courage de renoncer à tout ce qui n’en est pas, et nous invite, sans effet, sans promesse, à vivre éveillé, face au silence que dessine le macareux ou le fou.
Je l’ai vu regarder avec des yeux comme des oreilles. Je l’ai vu enfouir la parole impossible des choses si loin en lui. Je l’ai vu s’en remettre au vide, s’élever au-dessus des cascades, porté par le vacarme des cataractes.
Oui, parfois, j’étais là au moment de la rencontre.
Ce qu’il a cueilli devant moi, puis épanoui dans la forge de ses carnets, qu’il ouvre et ferme comme des tambours, je le retrouve dans son poème ! Cet alcool des abysses maintenant si léger, s’élève le long de l’à-pic où je me tiens, remplit mes poumons, et me connecte tout entier dans une respiration.
Je bois l’eau du verre qu’il me tend, et qui me rappelle d’être là. Source jamais tarie où je plonge ma gourde, chaque fois que je prépare mon sac.
Le kairos de Lionel, dans l’authenticité qu’il nous offre, ouvre le monde et crée la profondeur de l’instant. Il en saisit l’inflexion, la présence de ses moments de connexion, et nous les donne dans un chant sobre en sept mouvements. Les deux premiers nous invitent à l’expérience de l’instant, les deux suivants nous proposent le risque de l’éveil, les cinquième et sixième nous mènent à la rencontre de l’indicible, jusqu’à UUne phrase, une seule. Désormais blanc sillage à la surface de mon âme.
La sincérité du « Livre des Falaises » me rappelle à la vie.
Je l’emporte avec moi jusqu’aux lueurs qui précèdent mon sommeil.
Parfois, sur les chemins du retour, j’allonge le pas, et voilà que j’entre dans sa peau, que son corps me couvre d’un manteau familier, que son cœur au rythme du mien m’encourage à frôler, d’un peu plus près le bord des falaises de ce monde qui est aussi le nôtre.
Sa sincérité éveille la mienne, et réchauffe ma main.
Je ne marche plus seul vers ce point hors de vue, pourtant déjà sur la carte, et qui nous réunira tous.
Bruno Roche