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La poésie de la résistance 

dimanche 13 février 2011, par Christiane Chaulet-Achour (Date de rédaction antérieure : 1994).

Pour Tahar Djaout, Mahfoud Boucedci et les autres

La poésie universelle foisonne de ces poèmes qui disent la douleur de la perte, au-delà de l’amitié et de l’amour, d’un être d’exception. Mais ici l’Algérie nous suffit. Nous remontons vers la guerre. Militants, d’une manière ou d’une autre, ces militants que chante Jean Sénac dans son poème très connu :

"S’ils sont armés

c’est de roses nocturnes

Ils ne savent battre

que le rappel des coeurs" [1]

Hommage anonyme et collectif. Il peut se faire plus précis et est alors "nommé " :

"Mohamed Larbi Ben M’Hidi,

Ali Boumendjel

Pieds et poings liés

ils se sont pendus ?

Ils se sont jetés des hautes terrasses ?

Feu sur vos mensonges !

Vous avez insulté la fierté de nos races.

Vous avez insulté le cri et l’esprit.

Vous avez "suicidé" nos volontés de vie.

Mais le chanvre a poussé pour que lui soit rendue sa terre véritable.

De vos cordes de mort

nous tressons nos fouets.

Le dernier souffle des héros

alimente nos forges.

Vous avez péché par l’esprit

Nous vous chasserons par l’esprit.

Le sang de nos martyrs, leur unique pensée,

fleur vigilante, lève avec l’orge nubile." [2]

Le 11 février 1957, à Barberousse où elle est incarcérée, Annie Steiner écrit ce poème après l’exécution de trois condamnés à mort dont Fernand Yveton.

"Ce matin ils ont osé

Ils ont osé

Vous assassiner

C’était un matin clair

Aussi doux que les autres

Où vous aviez envie de vivre et de chanter.

Vivre était votre droit

Vous l’avez refusé

Pour que par votre sang d’autres soient libérés

(...)

Nous sommes tristes et meurtries

A travers murs et barreaux

Qui veulent nous séparer

C’est à vous que nous demandons

La force de supporter

L’instant de cruauté

Où le couperet

Puis le coq a chanté

(...)

Que vive votre idéal

Et vos sangs entremêlés

Pour que demain ils n’osent plus

Ils n’osent plus

Nous assassiner." [3]

Poèmes d’Anna Greki dédiés à Ahmed Inal dont Mosttefa Lacheraf dit, dans sa préface à Algérie capitale Alger qu’ils éclairent, " le rôle que, de proche en proche, tout au long de notre mouvement de libération, ont joué, chaînons têtus dans une chaîne interminable, de tous jeunes gens ayant la foi de la lutte et la certitude de l’avenir algérien " [4].

J’ai choisi pour mémoire :

"Tu es présent

Vivant plus que vivant

Au coeur de ma mémoire et de mon coeur

Comme un corps plus secret

Croissant dans l’univers charnel

Que les jours et les visages et le sommeil

Labourent la forme d’un homme

Vivant plus que vivant

Avec ton corps qui brille

Aux quatre cris de la douleur

Eparpillé déchiqueté torturé

Saignant sur la terre orange

Où nous sommes nés

Meurent les fusils et les hommes

Meure le soir touffu d’horreurs

Meurent la guerre et la paix

Et le courage et la fatigue

Meurent la mémoire et l’oubli

Tu es vivant plus que vivant

Présent" [5]

Poème enfin de Assia Djebar, écrit à Casablanca en décembre 1961 :

"Tous les matins

Je te cherche parmi les cadavres

tous les matins

tout près de chez nous

chaque nuit morte l’ombre re-dégorge des corps

sous le pont

tout près de chez nous

on me dit

un homme n’est plus que les gardes emportent

et qu’ils ne retrouvent pas

Je te cherche parmi les cadavres

tous les matins

(...)

Je me dis

flambe la seule désespérance

je suis la vie le ciel la plaine de la souffrance

ton sang fertile demain

demain déjà la mort féconde" [6]

Aussi différents soient-ils dans leur facture, ces poèmes ont des constantes aisément discernables : évocation descriptive plus ou moins fugitive de l’être auquel le poème est dédié, de ses gestes de vie, de sa position de mort ; accusation claire contre ceux qui l’ont exécuté et exaltation de la cause juste pour laquelle ils ont voulu mourir ou plutôt accepter de mourir, à défaut d’une solution de liberté hors de la violence ; élargissement de leur simple destin d’homme et dépassement dans la certitude d’un avenir de liberté : mort consentie face à un adversaire bien circonscrit, mort sublimée en sacrifice nécessaire.

Mais l’hommage et la colère contre les morts violentes peuvent perdurer ; car l’évolution de la situation après l’indépendance ne permettant pas de panser les plaies, ravive les "erreurs" qui deviennent signes annonciateurs d’une incapacité à sortir de la violence. Deux poèmes de Tahar Djaout tissent ce lien entre l’hommage et la certitude et l’hommage et la révolte. Le premier paraît dans L’Arche-à-vau-l’eau et date des années 71-73.

"15 mars 1962

(...)

je pense à Feraoun

sourire figé dans la circoncision du soleil

ils ont peur de la vérité

ils ont peur des plumes intègres

ils ont peur des hommes humains

et toi Mouloud tu persistais à parler

de champ de blé pour les fils du pauvre

à parler de pulvériser tous les barbelés

qui lacéraient nos horizons

(...)

un jour enfin Mouloud la bonté triompha

et nous sûmes arborer le trident du soleil

et nous sûmes honorer la mémoire des morts

car

avec

tes mains glaneuses des mystères de l’Aube

et ton visage rêveur de barde invétéré

tu as su exhausser nos vérités

écrites en pans de soleil

sur toutes les poitrines qui s’insurgent" [7]

A la fin de ce poème, on trouve la certitude que les données ont changé. Par contre lorsque Tahar Djaout évoque l’autre poète assassiné en 1973, l’incertitude habite son "poème d’amour" :

"Soleil Bafoué

(...)

Faut-il avec nos dernières larmes bues

oublier les rêves échafaudés un à un

sur les relais de nos errances

oublier toutes les terres du soleil

où personne n’aurait honte de nommer sa mère

et de chanter sa foi profonde

oublier oh oublier

oublier jusqu’au sourire abyssal de Sénac

Ici où gît le corpoème

foudroyé dans sa marche

vers la vague purificatrice

fermente l’invincible semence

Des appels à l’aurore

grandit dans sa démesure

Sénac tonsure anachronique de prêtre solaire

Le temple

édifié dans la commune passion

du poète

du paria

et de l’homme anuité

réclamant un soleil" [8]

Poème douloureux, interrogatif, à l’image du silence et de l’ambiguïté entretenue autour de l’assassinat du poète.

Pouvions-nous penser qu’arriverait le jour où il faudrait continuer dans cette lignée de poèmes par ceux qui ont été écrits pour Tahar Djaout lui-même ?

Ils sont nombreux, différents. J’ai choisi d’en rappeler trois.

Abdelhamid Laghouati, de Berrouaghia, le 6 juin, écrit :

" Te voilà face à la mer, toi qui aimais la couleur et la vague d’un étrange pays devenu notre où dire est une hérésie, où écrire arme les bras meurtriers de l’ignorance.

(...) Frère poète, je voudrais tellement sortir mes meilleurs mots et te les offrir en guise de bouquet de fleurs mais je n’ai jamais eu de meilleurs mots, je ne possède que des mots semblables aux tiens, des mots simples de poète, des mots d’amour. (...)"

Jamel Eddine Bencheikh, de Paris, le 31 mai :

"Les mots ont cherché en vain ta voix

En vain ta main qui les assemblait

Comme un troupeau vers la mémoire

Le dernier pli vivant de ton corps

Puis ils ont ruisselé

Sans faire de phrases

En caillots silencieux

Eux qui de l’aube à l’aube s’étreignaient

Pour tisser leurs étoffes rugueuses

(...)

Il y a dans nos villages des hommes si légers

Qu’ils marchent par trois ou quatre

Pour résister à la bourrasque

Ils sont si affamés

Que la nourriture les dévore

De nouveaux présages encombrent les rues

Comme des gravats

Près de tout homme encore en vie un monstre

Assiste à l’agonie"

Smaïl Hadj Ali, enfin, de Bal-El-Oued et de Baïnem, le 30 mai, lance son cri de rage et d’amour :

"l’île natale diaprure ensanglantée

Envahie de chouyoukh de mollahs sanguinaires

(...)

Dire ma capitale souillée par les purulences

De la horde sauvage engrossée par la peste

Légitimée

(...)

Dire la promenade égorgée

Aux racines des rêves orangers

Dire l’escalier inondé de poitrines matinales

(...)

Dire le feu du soir plaqué sur le sang bitumé

Dire cette chambre impossible sur la pointe des pieds

Dire l’ultime tristesse tendue sur l’iris des regards

(...)

Dire ta voix murmurée par les galets de la source

Redire Tahar, nous arrivons, nous courons

Arrête-là Tahar, éloigne-la, respire, respire encore

Réveille-toi, lève-toi (...) [9]

Les tons et les mots sont différents selon l’intimité que le poète vivant a eue avec le poète assassiné. Mais tous accusent et ne peuvent plus affirmer la fertilité d’une mort programmée pour des desseins qui ne peuvent ouvrir un avenir de lumière.

Peut-on encore espérer, affirmer comme Sénac :

" Si une lumière marche,

les lumières immobiles finiront par la suivre " [10] ?

L’incertitude laisse notre angoisse intacte, notre révolte désemparée, notre regard tendu vers cette société dont les poètes décuplent par leurs métaphores les dysfonctionnements, les renversements de valeurs et de sens. Denis Martinez nous rappelle, dans la page-poème consacrée à Djaout, un des poèmes de celui-ci, de 1980 :

"Alors l’idée même d’oasis sera ensablée

et ne demeurera que le tact des récifs

nous ballottant dans une errance

noire et indénombrable ".

Un dernier poème enfin, inédit lui, "Etat d’Urgence" de Mourad Yelles-Chaoude, écrit pour Tahar Djaout le 16 juin 1993. On y entend la plainte de la blessure de celui qui tente d’apprivoiser lentement, au plus profond de lui-même, la mort brutale. Car la violence qui l’a faite renvoie à notre propre désarroi, "nuit de plomb", "nuit mercenaire", "nuit nécrophage", où tout devient suspect et infaisable :

"Nos regards cruels n’osent même plus s’éteindre".

La mort de Tahar oblige à regarder ce pays en face, à nommer ses impasses, à traquer ses réalités, à tenter de se situer par rapport au grand gâchis :

"Je dis un pays foudroyé

Je cherche un pays exilé

Je guette un pays échoué

Je rameute un pays égaré "

La force des évocations s’impose : elles sont nostalgie de rage des enfances amputées, des adolescences massacrées, des amours impossibles : les moissons auraient pu et dû être autres !

"J’invoque le ramage d’une ancienne embellie

Avant le grand saccage

Avant le grand saccage

Avant cet âge sans pitié où tu gis à présent

dans le deuil et la boue "

Dans la strophe finale, le poète refuse de prendre les armes totalement : naïveté, espoir imbécile, peut-être ? ou plutôt entêtement d’espoir pour ceux qui veulent traverser à gué malgré les remous meurtriers.

"Ce soir je dérive

A rebours de la peur

Je piège un rêve à vif

Un horizon qui te ressemble

Un horizon à ta portée

A l’amble de nos mémoires"

"Promenade égorgée", "oasis ensablée", appel venu "d’une grotte déserte", pays "où les mains se trahissent " métaphores de l’impasse suicidaire d’aujourd’hui. Echos d’un grand trou noir de l’histoire dont, peut-être, nos rives ne se sont jamais remises ? Echo imprimé dans nos mémoires par un autre grand poète qui fait dire à son fou :

"Tout devient obscur à Grenade

Il traîne une aile noire aux talons des collines

On ne voit plus brûler l’avenir. Le présent

Cache toute lumière à l’âme et les miroirs éteints

Tout est nuit même le matin." [11]

P.-S.

Première publication de ce texte en 1994.

Notes

[1Espoir et Parole, poèmes algériens, recueillis par Denise Barrat, Seghers 1963, réédité par Lierre et Coudrier, Ed. 1992. Ecrit à Chantillon-en Diois, le 14 septembre 1962.

[2Ibid. p. 100.

[3Poème cité dans Anthologie de la littérature algérienne de langue française par C. Achour, Bordas-ENAP, 1990, pp. 90-91.

[4Alger capitale Alger, P.J. Oswald et SNED Tunis, 1963, p. 12.

[5Ibid pp. 53-54.

[6Espoir et Parole pp. 142-143.

[7L’arche à vau-l’eau, Editions Saint-Germain-des-Prés, 1978, pp. 72-73.

[8Bouches d’incendies, collectif, ENAP, 1983.

[9Ces poèmes ont été pris dans le numéro spécial de Ruptures consacré à Tahar Djaout (Alger, juin 1993).

[10Espoir et Parole pp. 49.

[11Louis Aragon, Le fou d’Elsa, Gallimard, pp. 203-204.

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