La Revue des Ressources

L’agitateur de mots 

septembre 2002, par Zineb Benali (Date de rédaction antérieure : 23 juin 1993).

15 juin

Tahar Djaout a été tué par ceux qui veulent une Algérie à genoux. Il était des nôtres parce qu’il était l’ami, le frère de certains d’entre nous. Il était des nôtres parce que sa chronique journalistique depuis longtemps était attendue, lue et discutée. Ses mots nous touchaient chaque semaine.

Il est des nôtres parce que nous pratiquons ces textes et que sa mort nous questionne sur notre rôle, nous, les agitateurs de mots.

" J’ai le geste entravé mais le Verbe libre ", disait le bateleur, poète et chanteur, de Mouloud Mammeri, à la fin de La Cité du Soleil. Ce personnage de refus avait voulu empêcher que le peuple soit privé de son droit à l’intelligence et au questionnement. Mais lorsque ceux pour lesquels il avait forgé l’hymne de lumière lui tournèrent le dos, le livrant ainsi aux lames des meurtriers, il avait lancé :

" Mes frères... Pourquoi m’abandonnez-vous ? "

Ces derniers mots du poète, cette question au-delà de laquelle il n’est plus de retranchement possible nous interroge aujourd’hui.

Pourquoi l’avons-nous laissé assassiner ?

Malheur au peuple qui laisse tuer son poète, son penseur, son artiste et son rêveur ! Malheur ! Car il est lui-même en danger.

Les assassins ne se trompent jamais et la violence n’est pas aveugle. Il s’agit bien de tuer l’avenir et de bloquer toutes les perspectives. Certains ont fait le projet de nous figer dans un passé mythifié et nous font vivre l’Histoire de façon aberrante : que notre lendemain soit placé sous le signe d’un déjà révolu depuis longtemps (a-t-il seulement existé comme on le présente aujourd’hui ?).

Tout est ainsi décidé : le sens de la vie et du monde est déjà fixé.

Exécutions.

Mais voilà, quelques irréductibles, poètes et rêveurs d’avenir, refusent le grand Gel. Ils continuent à explorer les significations et à dessiner les possibles. Tahar Djaout fait partie de ceux qui refusent l’intimidation intellectuelle. En tant que journaliste, mais surtout en tant qu’écrivain, il n’a jamais accepté de se plier à une quelconque Règle imposée, en pensée comme en esthétique :

"Ecrire toujours par intérim ? C’était surtout de cela que je voulais en finir. Pour moi il s’agissait de tenir l’équilibre assez longtemps, de parler en mots, en tracts, en vibrations pour différer la fêlure." Le projet d’écriture est clair. Il est total. C’est un engagement véritable.

Dans son oeuvre poétique et romanesque, il a programmé la déflagration de l’ancien monde des aînés avec lequel il rompt tout amarre. Face à l’Histoire, à la mémoire imposée, il a une attitude libérée et libératrice : refus du poids si lourd d’un passé paralysant.

Dans Les Chercheurs d’os (1984), nous avons une image dynamique et décapante de ce trafic de mémoire opéré sur la Guerre de Libération. Au point de départ de la narration, un fait réel : la recherche et la collecte des restes de martyrs. Mais le travail transformateur de l’imaginaire intervient et révèle alors une pratique "trabendiste" (l’écriture creuse l’attente d’un mot qui recevra statut social peu après) qui fait du combat et de la mort pour la liberté un fonds de commerce bien rentable. Le cliquetis des os brinquebalant à l’intérieur d’un pays enfermé comme une outre (à moins qu’il ne soit transformé en camp !) déplacent des bribes de mémoire devenus ainsi interchangeables. Le rire naît alors, libérateur !

Ce refus des systèmes clos, des valeurs admises pour toujours, se retrouve dans L’Exproprié (1981) où se fait un multiple travail de déblocage : le poète remonte à la source de la mémoire occultée : Kahina et son histoire estompée. Mais alors, pas de glorification fétichiste qui n’est que l’autre face du silence. Le geste iconoclaste : reconnaissance de la mère et rupture avec la mère. C’est qu’il y a d’autre territoires symboliques et signifiants à explorer.

Dans L’Invention du désert (1987), même attitude iconoclaste face à l’Histoire. Le romancier ose toucher aux personnages sur lesquels reposait une certaine identité. Ibn Tachfin et Ibn Toumert sont réveillés de leur névrose séculaire pour porter des questions bien inconfortables d’aujourd’hui. Il écrit : "que ne donnerait-on pour ne plus avoir de mémoire !". Il ajoute aussitôt, conscient que nulle échappatoire n’est possible avait-il seulement envie ? : "J’ai l’impression que l’Histoire s’est endormie là". Réveiller l’Histoire, débloquer les significations et nous faire sortir d’une sorte de fatalité des Signes. C’est cela qui a été interrompu car il s’attaquait au leadership du Sens !

Ainsi Tahar Djaout est mort parce que par ses textes, par ses mots, il était de ces forces de la Rupture qui tournent le dos au vieux système. Comme tant d’autres, il n’avait que les mots à dresser contre la violence et la folie meurtrière. Ces mots devaient être bien forts pour qu’on y réponde par des balles !

La force des mots ?... C’est pourquoi nous devons continuer aujourd’hui à parler et à refuser que territoires discours et pensées nous soient interdits.

16 juin

Silence ! on assassine.

Il faut interrompre nos communications.

Continuer à parler comme nous l’avions projeté, sur un thème ouvert à la vie et la tolérance, après l’assassinat de Mahfoud Boucebci, semblait insoutenable.

Il nous faut quand même continuer, dire. Les mots sont nos seules "armes". Nous n’avons que cela.

La violence n’est pas pour nous : ni créneau, ni credo !

Seuls les mots.

22 juin

Dérisoires ! Nous sommes terriblement dérisoires !

Que faire ? Nous devions reprendre nos travaux et, face à la mort, tisser nos paroles, dresser nos mots. Interrompus par l’annonce de la mort de l’un des nôtres, nous devions continuer à parler pour dire, à notre façon, notre refus de la logique de la mort. Mais il n’est plus possible de continuer à parler ! Une fois de plus, silence ! on assassine.

Impossible de poursuivre maintenant, comme nous l’avions prévu. Mais se taire, c’est abdiquer, c’est reconnaître que les assassins ont raison. C’est trouver une raison à la mort, or ces morts ne peuvent trouver une explication. Elles sont irrecevables !

Alors ?

La parole devient sanglot !

Ne reste que l’écriture !

P.-S.

Première publication de ce texte en 1994.

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