Humaniste, penseur radical, anarchiste, communaliste, fondateur de l’écologie sociale et des moyens de sa mise en œuvre à travers le Municipalisme libertaire, Murray Bookchin accompagna les mouvements de la Nouvelle gauche et de l’écologie aux Etats-Unis. Janet Biehl, qui fut sa compagne et sa plus proche collaboratrice durant les vingt dernières années de sa vie, propose une biographie détaillée qui devrait permettre de découvrir l’œuvre foisonnante de Bookchin, encore trop peu connu en France.
Juive, imprégnée d’idées marxistes et ralliée en 1902 au parti ouvrier socialiste révolutionnaire de Russie, Zeitel Carlat, veuve de Moishe Kalusky, dut, après l’écrasement de la révolution de 1905 par l’empire tsariste, fuir la répression de sa police. Elle embarqua à bord du Rotterdam en compagnie de ses deux enfants, Rose et Dan, et découvrit New York, où elle vécut dès octobre 1913.
Zeitel, grand-mère de Murray Bookchin, né le 14 janvier 1921 de l’union de Rose à Nathan Bookchin, remarqua très vite l’esprit vif de son petit-fils. Elle lui insuffla sa passion politique et lui transmit la tradition révolutionnaire russe.
Zeitel fut une figure marquante de la jeunesse de Murray Bookchin et, quand à 9 ans il la vit mourir, emportée par une crise cardiaque, ce fut un véritable traumatisme. D’autant plus douloureux que la crise économique américaine, née au lendemain du krach boursier d’octobre 1929, précarisa gravement ses conditions de vie aux côtés d’une mère fantasque, peu aimante, seule, le père ayant quitté très tôt le cercle familial.
Du marxisme-léninisme au trotskysme
A peine âgé de dix ans, Murray entre en contact avec le communisme américain, courant de pensée sans doute le plus à gauche de toute l’histoire politique des Etats-Unis. Ce mouvement devint en quelque sorte sa famille de substitution. Pratiquant volontiers l’école buissonnière, le jeune Bookchin, singulièrement pénétré des valeurs transmises par sa grand-mère, manifestait le désir ardent d’apprendre et de découvrir les principes essentiels de l’idéologie marxiste. Il fréquenta assidument la ‘’workers school’’, l’école du parti communiste américain qui lui prodigua une solide initiation au marxisme-léninisme. Il adhéra à la ‘’Young communist league’’ (La ligue des jeunes communistes) et eut ainsi la conviction profonde que la société socialiste était bien plus démocratique que la république bourgeoise. Les inexorables lois de l’Histoire, pensait-il, étaient du côté des jeunes communistes.
En 1937 -il a seize ans- Murray Bookchin découvre, grâce à la presse américaine, la guerre civile espagnole et le rôle prépondérant joué par les travailleurs anarchistes solidement appuyés sur la ‘’Confederación Nacional del Trabajo’’ (La confédération nationale du travail ; CNT). Les staliniens qualifiaient ce soulèvement de fasciste. Plus Murray Bookchin se passionnait pour les anarchistes espagnols plus sa haine des staliniens grandissait. Totalitaire, le parti communiste américain ne supportait pas la moindre dissidence, qu’elle soit anarchiste ou trotskyste. Lorsqu’il comprit que Staline transformait le rêve socialiste en boucherie, Murray Bookchin devint trotskyste. « J’avais une profonde admiration pour Trotsky, il avait gagné mon adhésion idéologique », dira-t-il. Il n’ignorait pas pourtant que ce dernier avait créé en 1918, aux côtés des Bolchéviks, la Tchéka, la police politique du nouveau régime et que la mutinerie des marins de Kronstadt avait été sévèrement réprimée, en 1921, par l’Armée Rouge que Léon Trotsky avait structurée.
Fin 1939, Murray Bookchin arrête les études pour devenir couleur-fondeur dans une entreprise sidérurgique aux conditions de travail particulièrement éprouvantes. Il devient délégué syndical de la United Electrical Workers et s’engage conjointement au sein du Socialist worker party (SWP) qui diffusait les idées trotskystes.
A la suite de l’entrée des troupes américaines dans la guerre, le gouvernement Roosevelt exigea des travailleurs américains qu’ils ne fassent pas usage de leur droit de grève (le no-strike pledge). Si les dirigeants staliniens des syndicats américains obéirent à cette injonction, Murray Bookchin s’efforça de résister, vainement, en tentant de convaincre ses collègues de la fonderie d’organiser une grève politique contre la guerre impérialiste. Dépité, il quitta les hauts fourneaux et obtint un emploi moins pénible à la General Motors (GM), contre laquelle le puissant syndicat United auto workers (UAW), détaché de l’emprise stalinienne, organisait une lutte acharnée. Rejoindre un conflit de classe qui embrasait la General Motors ne pouvait que redonner espoir au jeune révolutionnaire désormais âgé de 23 ans. Cependant, en 1948, la GM négocia un regrettable compromis avec l’UAW. De sensibles avancées salariales étaient promises en échange d’un nouveau No-strike pledge. L’accord fut signé au grand dam de Bookchin.
Entre temps, il fit connaissance, au sein de la SWP, de Josef Weber, un fougueux activiste allemand, exilé aux Etats Unis après avoir échappé à la Gestapo. Weber citait régulièrement Rosa Luxembourg qui, en 1915, avait proclamé cette célèbre alternative : « La société bourgeoise est placée devant un dilemme : soit le passage au socialisme, soit la rechute dans la barbarie. » Selon lui, si le monde de l’après-guerre ne se laissait pas séduire par le socialisme, il pouvait être dominé alors par des forces impérialistes et régresser en sombrant dans une barbarie semblable à celle mise en œuvre par le régime nazi.
Ainsi Joseph Weber souhaita promouvoir le ‘’Movement for a democracy content’’ (Mouvement pour une démocratie de fond) qui serait une solution démocratique à la crise dans laquelle était plongée l’humanité. A cette fin, il participa à la création d’une revue, ‘’Contemporary Issues’’. Débordant de vitalité, Weber y publia de nombreux articles que Bookchin transcrivait. « Je l’aidais à préciser ses pensées » reconnut-il. Cette revue devint une Université pour Bookchin qui vouait à Weber un profond respect doublé d’une grande admiration, cet homme étant intellectuellement brillant et politiquement expérimenté.
En 1950, Bookchin publie son premier article dans lequel il fait état de la régression capitaliste de l’URSS. Sous l’influence de Weber, il s’imprègne des analyses philosophiques de l’Ecole de Francfort. Selon Herbert Marcuse et Max Horkheimer, le capitalisme évalue toutes les activités humaines en termes de profit, les objets produits ne sont que des marchandises et les hommes, atomisés, sont en concurrence les uns avec les autres. Ces philosophes tournaient le dos au socialisme scientifique de Marx afin de promouvoir un socialisme éthique. Séduit par cette analyse dont il reprit l’articulation, Murray Bookchin ne doute plus alors de l’imminence de la crise du capitalisme, même si sa nature n’est pas clairement définie. Il écrit : « Les gens peuvent décider de se passer de cette ‘’société irrationnelle’’ du capitalisme pour choisir une ‘’société rationnelle’’ éthique, fondée sur l’usage plutôt que le profit, la coopération plutôt que la concurrence, la raison plutôt que l’aveuglement dans le mal. »
La complicité entre Weber et Bookchin fit naître de nouvelles pistes de réflexion. Leurs travaux de recherche, menés durant les années 1950 aux Etats Unis, mirent en lumière à la fois un grave problème de santé publique en raison de l’usage de produits chimiques dans l’agriculture et un gaspillage colossal de matières premières dans l’industrie. De plus, à la suite des essais nucléaires américains de 1954, Bookchin prit conscience des dangers de la radioactivité consécutive à l’explosion des bombes mais aussi à la production d’une électricité d’origine nucléaire.
Le capitalisme de l’après-guerre donna naissance non seulement à une agriculture industrielle mais aussi à un urbanisme incontrôlé octroyant à l’automobile une place prépondérante. Le gigantisme urbain inquiétait Bookchin et la lecture de Lewis Mumford (The culture of cities) lui apporta un autre éclairage. Ternie par l’esclavage, le patriarcat et l’exclusion des étrangers, la cité athénienne n’en demeurait pas moins, aux yeux de Bookchin, exemplaire au même titre que les villages médiévaux européens ou que les méconnues ‘’sections parisiennes’’ de 1793 qui poussèrent les révolutionnaires à la radicalisation. Au sein de cette cité idéale, de petite taille, que l’on peut saisir d’un seul coup d’œil disait Aristote, peuvent être organisées des assemblées démocratiques et les habitants entretiennent des liens étroits, raisonnés et raisonnables avec la Terre. La coexistence d’une autonomie politique et d’une autosuffisance économique lui paraissait hautement souhaitable. Progressivement, Bookchin devenait éco-décentraliste et l’idée du municipalisme libertaire, qui émergera plus tard, était déjà en germe dans son imaginaire.
Irascible, rongé par la folie, Weber exprimera sa désapprobation devant la nouvelle analyse de Bookchin qui n’était à ses yeux que du ‘’dilettantisme’’. Les relations entre les deux hommes se dégradèrent, les attaques de Weber à l’encontre de Bookchin devenant très virulentes. Ce dernier était très accablé de voir son mentor se retourner contre lui. Weber succomba à une crise cardiaque durant l’été 1955.
Décentralisme, anarchisme et contre-culture
Après la mort de son vieux maître, Bookchin s’autorisa à penser que ses idées éco-décentralistes n’étaient pas très éloignées de l’anarchisme, idéologie qui l’intriguait depuis l’époque de la révolution anarchiste espagnole du milieu des années 1930, laquelle avait été étouffée par les forces staliniennes.
Le 11 juin 1962, Murray Bookchin fit paraître ‘’Our synthetic system’’ (Notre environnement synthétique) évoquant les causes de la détérioration de la biodiversité aux Etats-Unis. La même année parut ‘’Silent spring’’ (Un printemps silencieux) de Rachel Carson qui dénonçait l’usage de pesticides et notamment du DDT. Ce livre, mondialement connu et dans lequel les structures sociales et économiques sont peu présentes, donna naissance au mouvement écologique. Il éclipsa l’ouvrage de Bookchin, plus radical, qui ne reçut ‘’qu’un accueil silencieux’’. Dans ‘’Crisis in our cities’’ (1965), Bookchin aborda à nouveau le thème du gigantisme urbain qui suscitait une production et une consommation démesurée d’énergie accompagnées d’une émission inquiétante de gaz à effet de serre. Il fut à cette époque l’un des premiers auteurs à en montrer les dangers et ses propos demeurent inscrits dans notre actualité : « Cette couverture de plus en plus épaisse de dioxyde de carbone, en empêchant la dispersion du rayonnement thermique de la Terre, va donner naissance à des perturbations atmosphériques de plus en plus dangereuses et risque, à terme, de provoquer la fonte des calottes glaciaires des pôles et la submersion de vastes étendues de terre. Si éloigné dans le temps que puisse paraître ce déluge, la modification de la proportion de dioxyde de carbone par rapport aux autres gaz de l’atmosphère est un signe alarmant de l’impact que peut avoir l’être humain sur les équilibres naturels. » L’éco-décentralisme n’était donc pas un rêve utopique mais devenait, selon Bookchin, une nécessité. Malheureusement, cet ouvrage n’eut pas davantage de succès que le précédent, le monde préférant encore les mensonges qui rassurent aux vérités qui dérangent.
S’appuyant sur des ouvrages d’écologie scientifique, Bookchin en vint à penser que Nature et Société évoluent semblablement du simple au complexe, l’uniformité étant une faiblesse au sein des deux espaces. A ses yeux, les principes de l’écologie et ceux de l’anarchisme coïncidaient. La spontanéité, la complexité, la différenciation, la complémentarité étaient des concepts « aussi importants pour générer des sociétés humaines saines que des communautés animales et végétales stables. » Tournant définitivement le dos au marxisme-léninisme, Bookchin était désormais persuadé que l’émergence d’une société anarchiste pouvait éviter la catastrophe écologique. Il reformula l’alternative de Rosa Luxembourg : l’utopie anarchiste ou l’extinction de l’humanité.
Jouissant désormais d’une certaine notoriété, Bookchin multipliait les conférences aux Etats-Unis et transmettait à un jeune public la théorie anarchiste indispensable à la structuration d’un programme révolutionnaire. Il souhaitait abolir tous les systèmes de domination -des hommes sur les hommes, des hommes sur les femmes, des hommes sur la nature- et dessiner ainsi le projet d’une démocratie du ‘’face à face’’, une démocratie directe à laquelle tous les acteurs seraient appelés, par le truchement d’assemblées ouvertes et citoyennes, à apporter leurs contributions. Une telle architecture démocratique ne peut pas, bien évidemment, passer sous silence l’organisation de la production ni la manière de penser le travail. A ce titre, les technologies à taille humaine, recourant à des énergies renouvelables et maîtrisables, seraient au service de la vie et faciliteraient la transition vers une société décentralisée, autogérée. Elles seraient libératrices.
Au milieu des années 1960, l’intervention militaire américaine au Vietnam s’intensifia et provoqua une révolte de la jeunesse s’inscrivant dans une contre-culture et un pacifisme qui ne laissèrent pas Bookchin indifférent. Même si l’usage de la drogue, fréquent dans ces milieux, le contrariait, il considérait que ce mouvement s’appuyait sur une vraie éthique qui était, à n’en pas douter, un nouveau ferment révolutionnaire. Certes, l’esprit communautaire de cette contre-culture cachait difficilement une certaine naïveté et la consécration de l’individu risquait d’éloigner cette jeunesse de l’action sociale en l’invitant à un placide voyage intérieur. Toutefois, cette dimension psychologique et esthétique pouvait servir de levier à d’autres revendications, à d’autres luttes comme celle des féministes radicales qui dénoncèrent, durant les années 1970, le système des castes sexuelles, le joug du mariage ainsi que le patriarcat.
Durant cette période, Murray Bookchin voyagea dans de nombreux pays européens afin de s’imprégner des pensées et actions radicales, alternatives qui y avaient vu le jour. Il multiplia également ses interventions dans les lycées et universités canadiennes ou américaines. Justice lui était rendue ! Devenu orateur hors pair, pédagogue, il démontrait auprès de son auditoire que le capitalisme est intrinsèquement antiécologique et que précisément la crise écologique ne peut être résolue dans le cadre du capitalisme. Ce mode de production dresse l’ensemble de l’humanité contre la nature et cette domination découle elle-même de la domination de l’homme sur l’homme. Une argumentation qui lui permit de mettre en lumière les origines sociales de la question écologique et de souligner le fait que seule une transformation de la société pourra la résoudre. Selon Bookchin, le mouvement écologique doit faire le procès du profit, du productivisme, du ‘’marche ou crève’’ transformant les êtres humains en homo-oeconomicus et la nature en gisement de ressources exploitables, marchandisables.
Il demeurait influencé par le non-conformisme du courant contre-culturel américain dont les activistes les plus déterminés rêvaient d’exode rural, de coopératives alimentaires, d’écoles alternatives et de vie communautaire. L’Etat du Vermont, qui avait toujours servi de refuge aux ‘’marginaux’’, offrait un cadre de vie propice à l’accomplissement de ces projets. Déçu par la vie urbaine menée au sein des mégapoles, Murray Bookchin décida de rejoindre le Vermont et de s’installer en janvier 1971 dans la ville à taille humaine de Burlington. Il savait que les citoyens du Vermont, comme les Athéniens, susceptibles de s’autogouverner, étaient des passionnés de politique.
En mars 1979, la catastrophe de Three mile Island provoqua une forte émotion et incita des milliers de personnes à rejoindre le mouvement anti-nucléaire auquel Murray Bookchin avait apporté son soutien. Il ressentait néanmoins une certaine gêne dans la mesure où ses dirigeants ne remettaient pas en question le cadre juridique au sein duquel cette énergie est produite. La sortie du nucléaire exigeait, selon Bookchin, la sortie du capitalisme qui l’avait fait naître. Cette radicalité lui fit prendre également ses distances à l’égard d’un autre mouvement né durant cette période : la simplicité volontaire. Bookchin, encore ‘’prolétarien’’, estimait que ce choix idéologique, procurant sans nul doute une certaine richesse intérieure, ne pouvait être exprimé que par une élite sociale : « On peut toujours augmenter les tarifs de péage sur les ponts ou majorer le prix de l’essence, estimait-il, mais cela ne se fera qu’au préjudice des pauvres et des classes moyennes, tandis que les riches continueront à circuler de façon effrénée. » Une plus grande justice sociale, une meilleure justice fiscale, fallait-il déjà réclamer à l’époque !
Le Municipalisme et le rejet de la Deep ecology
Ouvrage le plus complet sur l’écologie sociale radicale, The Ecology of freedom (L’écologie de la liberté) paraît en 1982. Murray Bookchin y rejette le dualisme cartésien. Si l’homme devient maitre et possesseur de la nature, il s’en détache, il s’en sépare. Or l’homme est DE la nature et DANS la société. Selon lui, la nature première (la nature naturelle) donne naissance à la nature seconde (la culture). Homo-Sapiens est autant naturel que culturel et la rupture conventionnelle de la nature et de la culture n’a pas lieu d’être, nous pouvons les voir au contraire en continuelle interaction. Par ailleurs, les formes de vie sont autant compétitives que coopératives et Bookchin soulignait à nouveau l’idée que l’entraide, la coopération, la complémentarité sont inscrites dans le monde naturel. Amorale, la nature ne doit pas être divinisée : « La nature est le fondement de l’éthique sans être éthique en soi » écrira-t-il. Le capitalisme est un système social -il relève de notre nature seconde- et non biologique et à ce titre il est modifiable. Il convient donc de le remplacer par une autre forme d’organisation sociale qui traitera la nature avec respect et intelligence.
Une petite révolution politique eut lieu en Allemagne, en 1983, lorsqu’un groupe écologiste récolta suffisamment de voix aux élections fédérales pour entrer au Bundestag. Depuis le Vermont, Bookchin observait avec attention la stratégie des Grünen allemands qui promouvaient à la fois l’écologie, le féminisme et le désarmement. De plus leur engagement se structurait au plan communal. Ainsi que le préconisait Bookchin, les Grünen souhaitaient laisser émerger un pouvoir populaire en participant aux élections municipales. Leur démarche était décentraliste, écologique et éthique. « Quand j’emploie le terme politique, soutenait-il, je reprends le sens grec originel d’un corps citoyen actif gérant lui-même ses affaires. » A ses yeux, le citoyen devait remplacer l’ouvrier en tant qu’agent historique révolutionnaire. Ce qui se passait en Allemagne ne pouvait que le ravir.
Mais très vite apparut, au sein des Grünen, une scission qui opposa les ‘’Fundis’’ (les radicaux), dont une des figures marquantes fut Jutta Ditfurth, au ‘’Realos’’ avec à leur tête Joschka Fischer, adepte de la realpolitik. Ce dernier accepta en 1984 un accord de tolérance avec le SPD (Socialdemokratische Partei Deutschlands) pour constituer une coalition et diriger la Hesse. Les Verts allemands devenaient un parti politique ordinaire. Bookchin, présent à cette époque en Allemagne, ne pouvait se satisfaire de l’offensive menée par les ‘’Realos’’, il savait que cette coalition Rouge-Vert allait dévitaliser les Grünen. Lorsqu’en décembre 1985, Joschka Fischer fut désigné ministre de l’environnement et de l’écologie de la Hesse, acceptant alors de superviser la construction de deux centrales nucléaires et d’une usine de retraitement de plutonium avec le soutien d’une majorité de militants du parti, ce fut une défaite cuisante pour Jutta Ditfurth et Murray Bookchin. La bataille allemande était perdue. Ainsi, la volonté de créer des assemblées citoyennes dans les quartiers et les communautés s’estompait et la radicalisation de la démocratie était abandonnée.
De retour aux Etats-Unis, un autre combat attendait Bookchin, celui qui allait l’opposer aux partisans de la Deep ecology. Si les Verts allemands attribuaient à la crise environnementale des causes sociales, les Verts américains observaient ce lien de causalité avec circonspection. Plutôt inspirés par les principes de l’écologie profonde, certains d’entre eux avaient pour mots d’ordre : ‘’le vrai monde est la nature sauvage’’ ou encore ‘’Pas de compromis dans la défense de notre mère la Terre’’. La primauté est attribuée ici au sauvage et aucun traitement de faveur ne peut être réservé à l’espèce humaine. Humaniste, autant qu’écologiste, Bookchin voyait dans la collectivité humaine la solution et non le problème, la réduction malthusienne de la population étant, à ses yeux, une ineptie. Il n’était pas concevable de rendre les hommes responsables de la crise écologique. C’est, affirma-t-il, le capitalisme, au cœur duquel est inscrite la logique de la croissance illimitée, qui menace le maintien de la vie sur terre. Si l’écologie que prônait Bookchin, est sociale, celle que voulaient imposer les partisans de le Deep ecology est proprement asociale. Cette vive polémique prit fin en 1989 sans que Bookchin et ses adversaires ne parviennent à se réconcilier. En définitive, l’écologie américaine demeura fidèle au culte de la nature sauvage, délaissant de la sorte tout engagement en faveur des mouvements sociaux.
Au début des années 1990 la santé de Murray Bookchin se dégrada sensiblement. L’arthrose l’empêchait de marcher et Janet Biehl le poussait sur sa chaise roulante. La volonté de débattre et de convaincre s’émoussait. Il avait néanmoins la conviction profonde que l’organisation collective de la vie, l’agir commun, le socialisme éthique demeuraient des idéaux que les hommes se devaient de poursuivre. A ce titre, la révolution populaire, démocratique, organisée contre tous les dictateurs, propice à la conquête de la liberté politique et sociale, autorisait selon lui la transformation de ce qui est en ce qui devait être. Cet attachement à la démocratie et à l’action collective, sans aucun doute lié à l’influence exercée par sa Grand-Mère, Zeitel, aimante et juste, l’amena, à l’automne de sa vie, à rompre avec l’anarchisme. Il en exposa les raisons : l’anarchisme défend la souveraineté de l’individu ce qui le conduit à s’enliser dans l’individualisme. Il s’oppose aux lois, aux constitutions alors que toute société a besoin d’institutions. Enfin, les anarchistes diabolisent le pouvoir et réclament son abolition. Or, Bookchin prétendait que le pouvoir n’est ni bon ni mauvais. L’essentiel consistait à le remettre entre les mains du peuple afin qu’il échappât aux élites. Il s’était battu pour l’anarchisme mais il avait perdu cette dernière bataille. Il déclara en 2002 : « Je pense maintenant que le terme que j’ai utilisé pour décrire mes vues doit être remplacé par ‘’communalisme’’ ».
En avril 2005, son cardiologue lui diagnostiqua une sténose de l’aorte. Bookchin refusa l’opération qui lui était promise et ne souhaita pas contenir la maladie. Il mourut le 30 juillet 2006.
La ville autonome, écologique et libre envisagée par Bookchin n’a sans doute pas encore vu le jour au sein des sociétés occidentales. La tradition des cités historiques, qu’il aimait fréquemment évoquer, mérite d’être régénérée, modernisée. Elle pourrait inciter les hommes et les femmes à radicaliser leur démocratie. Ils devront alors se détourner de la verticalité desséchante et vieillissante du pouvoir, tout particulièrement lorsque celui-ci génère une forte dissociation entre représentants et représentés, entre gouvernants et gouvernés, pour lui substituer l’horizontalité de la prise de décision collective. Cette stratégie a vu le jour au sein de la fédération de Rojava/Syrie du nord.
En effet, c’est depuis sa geôle turque de l’Ile d’Imrali, où il purge une peine d’emprisonnement à vie, qu’Abdullah Öcalan, un des fondateurs du Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK), a découvert les travaux de Murray Bookchin. Très vite séduit par sa vision du monde, il publie en 2005 une ‘’Déclaration de la confédération démocratique du Kurdistan’’ qui jetait les bases d’une ‘’structure démocratique communale de la société naturelle’’. Celle-ci devait établir des assemblées populaires de villages, de villes et de cités chargées de désigner leurs délégués qui représenteraient le peuple et la communauté. En janvier 2014, trois cantons du Rojava se sont fédérés en communes autonomes selon ses principes. Malheureusement, Murray Bookchin ne put voir de son vivant la mise en pratique de sa théorie, sur un territoire non négligeable. ‘’Il avait montré comment faire pour qu’un nouveau système démocratique devienne une réalité’’, reconnut à sa mort l’assemblée du PKK.
Face à la confluence des crises écologique et sociale, qu’appréhendait scrupuleusement Murray Bookchin et qui menace aujourd’hui l’équilibre du monde, nous serions sans doute bien inspirés de proclamer, paraphrasant de la sorte les situationnistes de mai 1968 avec qui cet objecteur de croissance, optimiste volontariste s’était pourtant fâché : ‘’ Soyons réalistes, exigeons l’impossible sans quoi nous aurons l’impensable !’’
Écologie ou catastrophe
La vie de Murray Bookchin
Janet Biehl
Préface de Pinar Selek
L’AMOURIER éditions ; 2018.