La parole poétique - son authenticité se mesure à son amplitude comme à sa profondeur : on l’apprécie, sous les formes diverses qu’elle est amenée à prendre, à l’envergure du compas mental de celui qui la prend en charge ; on la jauge à la densité des matériaux qu’elle va puiser dans les gouffres & les antres où se forge le noyau de toute expérience humaine. Jerome Rothenberg est un voyageur de l’universel qui sait, depuis longtemps (mais on en a enfin la preuve en notre langue), où aller puiser et sur quelles terres le forage sera fécond.
Le projet initial de son anthologie fut, à la fin de la décennie des années 60, de réunir des documents relevant de la poésie portée par les traditions tribales ou orales de toute origine, couvrant l’ensemble de la planète, en utilisant les travaux des anthropologues et des linguistes. Il ne s’agissait pas de livrer les documents bruts et de les juxtaposer, comme en une galerie de curiosités. Nous avions eu, chez nous, l’anthologie nègre de Cendrars, qui s’inscrivait dans ce type de démarche, en la dépassant toutefois, puisqu’elle était également en résonance avec le mouvement des avant-gardes artistiques du début du XXème siècle ; nous avions eu aussi plus tard dans le siècle, l’anthologie de Senghor, où la littérature trouvait son compte ainsi que la revendication politique (la préface de Sartre mettant l’accent sur ce point).
L’entreprise de Rothenberg obéissait, elle, en un temps de doute sur l’ensemble de ce qui se présentait comme la civilisation (celle que l’Europe des Lumières avait initiée & que l’âge de l’industrie achevait) et de recherche d’efficacité de la parole poétique, à un double souci : de « confrontation » certes, entre les textes présentés, et dans une optique plus large que celle d’un florilège thématique (à détermination ou finalité ethnologique, esthétique ou politique), mais plus intensément de redéfinir ce que nous pourrions nommer les rapports du sens et de la forme. La vie des peuples autres (disons ainsi, pour ne pas employer les tristes qualificatifs de « primitifs » ou de « premiers ») fait une place essentielle aux rituels ; et tout rituel agit comme « modèle de mise en forme du sens & de l’énergie » ; il s’ensuit que la qualité requise pour la parole engagée dans le rituel est son efficacité.
Rothenberg développe, à partir de ces données, un certain nombre d’idées simples, qu’il faut rappeler. Il est d’abord avéré, à la lecture de ces textes, que la notion de langue « primitive » est une notion indue, syntaxe et lexique étant en chacune élaborés et suffisamment riches pour parer à tous les enjeux. Les étalons de valeur de civilisation ne dépendent absolument pas de l’évolution technologique que nous avons nommée « progrès », où la rapidité des échanges et de la « communication » tient lieu de savoir, et qui n’aboutit qu’à l’amoncellement de gadgets, d’instruments d’infantilisation et de propagation de la mort de masse ; au contraire, la technicité des peuples du monde est très diverse, puisque adaptée au milieu, au double sens de l’environnement écologique et géographique et des nécessités intérieures de la réalisation de soi : la « sacré » est alors ce qui permet la vie dans un contexte humain où chaque individu est en relation avec le tout du groupe auquel il appartient. Le poète (soit, étymologiquement, le « faiseur ») est alors, parmi les « techniciens du sacré » celui dont la parole formée fait le sens. Entendons : la forme fait le sens comme le sens induit la forme.
Au-delà de la multiplicité des approches du réel selon la diversité géographique et historique, le « primitif », par la parole poétique, agit de façon complexe (investissant un réseau dense et chargé d’énergie), sur une réalité fort complexe elle aussi : pour le résident lambda de nos cités, un tapis de neige est un spectacle navrant ou disponible pour le plaisir ; pour un Esquimau c’est une des données essentielles du réel : sa simple description implique déjà des modes d’action diversifiés à fins multiples. Les lignes de sens de cette action se situent là où l’intelligence des choses et leur résonance sensible sont liées.
D’où le chant, sous ses formes variées de jaculation : du port de voix le plus direct & « naturel » à la déclamation, en passant par la modulation et la psalmodie. Ce qui pose le problème de la traduction sur un plan où le poète prend le relais de l’ethnologue : « Une anthologie telle que celle-ci est destinée par nature à offrir un assemblage de versions. » L’altération phonétique, par exemple, ne peut qu’être notée qu’avec de pauvres moyens. Les significations qui se greffent, par résonance interne au chant, sur le noyau de sens, comment les faire apparaître ? Le mouvement de la parole appliquée à épuiser ces implications multiples, comment le rendre ? Qu’est-ce qu’un « vers » ? Une « strophe » ? Très vite, se superpose le problème de l’unité de l’objet verbal qu’on nomme poème. Rothenberg distingue un premier facteur dans la présence de clés, de « constantes » à l’aune desquelles se mesure la pertinence d’un ensemble : son, rythme, noms, verbes, images prégnantes... Mais surtout, un ensemble séquentiel trouve son unité dans une conception de la réalité où les transformations des données opère.
On voit ainsi que l’entreprise de Rothenberg n’est pas de l’ordre du catalogue de curiosités qu’on feuillette, mais engage une réflexion sur les voies & moyens, et les fins de toute parole poétique. L’idée du « transfert d’énergie » de l’auteur (avec toutes les réserves que cette notion nécessite, ou le « poète », ou le faiseur de « charme » -, comme on voudra, en se rappelant l’étymologie, toujours), on la trouve très exactement chez Olson, et elle est reprise, sous une modalité adaptée à un autre type de pratique, dans les préfaces de Denis Roche à ses Récits complets et à Éros énergumène. Ce transfert, c’est celui qu’opère le performer, du chaman, du conteur de théogonie, ou du pourvoyeur de sens, à l’auditeur, car il faut se mettre ici dans la peau de qui écoute pour voir, et non de qui lit pour entendre, et seulement comprendre.
Yves di Manno a accompli un travail de refonte véridique dans son adaptation de ce livre à notre langue. Cela supposait une communauté de vue et de voix entre l’auteur du livre et son traducteur ; celui-ci nous a donné, naguère, les preuves de sa compétence, avec Kambuja 1, où il s’appliquait à une transcription personnelle de textes cambodgiens. D’autre part, son édition des techniciens, offre un appareil de notes, ajoutées aux commentaires et aux notes originelles de l’ouvrage, où le lecteur (français, mais pas seulement) trouvera l’illustration de l’axiome de Rothenberg : la concordance des techniques d’articulation de la parole poétique des peuples éloignés dans le temps et dans l’espace - par quoi se manifeste l’esprit dans lequel le livre a été conçu, celui de l’ouverture, à double entente : débat ouvert, & embrassement du réel.
Rothenberg applique, pour ce faire, le système de la pensée analogique, et non analytique. Ce n’est pas la décomposition (analyser, c’est dissoudre) du chant en ses éléments (ordonnés, raisonnés) qui prime, amis les modes de manifestation de la parole. Exemples : improvisation des voix vaut autant pour le jazz ; rituels offrant divers angles d’attaque se retrouvent dans le concept de théâtre total ; et cette conception du « souffle » (conjonction corps-esprit), c’est encore celle du « vers projectif » olsonien (sans compter qu’une entreprise poétique comme Maximus se situe, clairement, dans la lignée du Gilgamesh). Et dans cette optique, on se souviendra qu’un Pound, pour introduire ses Cantos va chercher une version, par un auteur de la Renaissance, d’un chant homérique ; en foi de quoi, pour rendre l’extrait de textes Dogon, Di Manno utilise la version donnée par Leiris. Question de cohérence dans le propos tenu dans l’ouvrage, et sens de la communauté de vue que nous poursuivons, au-delà de nos différences. Et si Rothenberg cite en appendice Denise Levertov, Paul Blackburn ou David Antin, en échos aux textes ougaritiques ou mélanésiens, son traducteur complète par des mises en parallèle où interviennent Paul Louis Rossi ou Serge Pey (de magnifiques transcriptions de « chants de vision » du peyotl, dans la ... tradition - pourquoi ne pas user de ce terme - d’Artaud).
Le livre de Jerome Rothenberg, à mon sens, pour la littérature des Etats-Unis, s’inscrit dans une ligne où je note quelques dates-phares : la première édition de Feuilles d’Herbe, avec sa préface, où Whitman signifie l’acquisition de l’autonomie du poème spécifiquement américain ; le Kora in Hell, avec sa préface de 1918, où Williams fait la ligature, de son côté de l’Atlantique, avec les impératifs de la « modernité » ; l’entreprise des Cantos poundiens (et singulièrement ceux de Pise, où l’aède vient échouer sur les rivages du vieux Monde), avec la méthode « idéogrammatique », prélude à la conception « projective » d’Olson (qui gomme la déclamation rhétorique dont Pound était encore l’otage tragique).
Les Techniciens du sacré est le livre porteur, lui, d’une vision synthétique, dont les autres livres de Jerome Rothenberg sont en quelque sorte le développement : un de ces ouvrages essentiels où les deux axes de l’espace et du temps se fécondent.
Auxeméry, 18/04/2008.