On voyage parmi les mots du poème comme on voyage parmi les paysages.
On y va chercher une raison - le principe du mouvement du corps de l’être qui lit ou qui voyage, ce qui l’anime et le fait se réaliser, au bout du compte des jours qu’il aura vécus. Certitude toujours hantée de doutes, la réalisation de l’être, venue de l’expérience et de la pensée du monde, du voyage dans les mots comme dans les paysages, constituera cependant son inaliénable vérité. Et le réel que l’être aura atteint, en son corps lisant ou voyageant, sera situé en ce point d’extrême tension où tous les opposés coexisteront, où les contradictions, désormais, devront se féconder, et où les lieux de lecture du réel, dans la géographie mentale, viendront coïncider et se regarder s’exclure sans parvenir à s’annuler.
Qu’est-ce qui pourrait relier, sur le portulan où je trace, pour moi-même, les points de fuite qui font se croiser les lignes de direction qui constituent mes orients ? Tel souvenir de Poitiers, par exemple, du Poitiers de mes humanités, comme on dit, avec telle présence vive de là-bas, d’ailleurs, dans un autre pays, mettons la Chine ?
Un vers, celui-ci, celui-là, lu et relu dans la solitude de la méditation : visa renouvelé sur un passeport, dont des autorités, je veux dire des auteurs faisant sens pour moi seul peut-être comme ils le font, m’auront donné l’usage, et parce que - parce que, sans rien d’autre que l’impératif induit par ce mot de liaison. Ainsi, des nœuds de signification se créent. Ainsi des chemins, obscurs pour soi-même d’abord, se dessinent, puis peu à peu font leur carte, et finissent par éclairer les lieux où ils mènent. Ainsi, peut-être, une œuvre se met à prendre forme.
Si fo de Limozin... C’est là par exemple le début de la biographie de Bernard de Ventadour, transmise par la tradition. De Saint-Yrieix, en Limousin, d’où je tire moi-même mes origines, à Poitiers où j’ai fait mes études : première ligne, sur la carte. D’autre part, la langue anglaise veut qu’un vers soit une ligne : a line. Second fil de lecture.
Les Cantos d’Ezra Pound ont été pour nombre de gens de ma génération un des ouvrages majeurs du siècle, en ce qu’il nous a fait lire en nous-mêmes certaines des directions où nous devions nous engager pour sortir de l’étroitesse des systèmes de versification que nous avions reçus, ainsi que des thèmes où nous enfermait notre seule tradition. Et ce n’était certes pas avec Aragon, qui durant la Guerre, avait plaidé pour une relecture des Troubadours, y cherchant à son propre usage des prétextes à ses odes-dissertations rythmées, de forme très classiquement conventionnelle, que le trobar, le gai savoir de la ligne de sens et de la forme impérieuse, allait retrouver son compte : la régression était évidente, après Baudelaire, Rimbaud, et quelques autres !
Or, Ezra Pound, venu de son Middle West natal, est arrivé un jour sur le sol de France, pour y lire les Troubadours dans le paysage où ils avaient vu le jour. Il les avait étudiés au début du siècle, à l’université, et avait déjà publié des traductions, ou des poèmes-monologues où il empruntait les voix de ses favoris : Bertrand de Born, Peire Vidal, Arnaut de Mareuil... Les titres de ses recueils disent assez déjà la passion de l’identification qui l’animait : Personae, 1909 ; Exultations, 1910 ; Provença, 1910 ; Canzoni, 1911.
On conserve, à Yale University, les carnets de route et les feuillets détachés qui constituent le compte-rendu de ce voyage que Pound entreprit, à l’été 1912. Entreprise aventureuse également, de déchiffrer tous ces papiers épars, et de les remettre dans l’ordre. Seule bonne méthode pour y parvenir : la marche à pied. C’est l’exercice auquel s’est livré il y a une dizaine d’années mon ami Richard Sieburth, avant de publier, en 1992, chez New Directions, à New York, un volume intitulé A Walking Tour in Southern France, Ezra Pound among the Troubadours. " Faire la navette entre textes et référents topographiques, entre signifiants écrits et réalité physique du terrain ", dit Sieburth : d’abord sur la carte, et puis dans le paysage.
La " Provence ", telle que l’entend Pound, c’est le pays des Troubadours, un pays situé entre parole et écriture : entre légende personnelle (souvenirs d’émerveillements fondateurs) et mythe littéraire (modèles de formulation inclus dans un système de références très vaste, et y jouant sa part essentielle). Lisant les Troubadours, et parcourant à pied leur pays, de Poitiers à Beaucaire, en passant par Chalus, Hautefort, Toulouse et Roquefixade, il trouve matière à alimenter le projet qui sera celui de sa vie, les Cantos. " Toutes les époques sont contemporaines ", tel allait être son axiome. Les époques - et les êtres, et les lieux, et les événements significatifs de l’histoire humaine...
On connaît le principe de composition des Cantos : la juxtaposition, selon la méthode "idéogrammatique ", que Pound avait tirée de la description, par Fenollosa, du caractère chinois comme matériau poétique. Un idéogramme est formellement composé d’éléments signifiants qui, séparément, renvoient chacun à un signifié particulier, et qui, organisés de façon à former un signe nouveau et complexe, créent également un signifié nouveau. Les lignes de sens des Cantos ont une signification en elles-mêmes, mais c’est par accumulation, par mise en parallèle et avancée constantes, qu’elles parviennent à composer un objet poétique de nature nouvelle, et dont les implications élargissent leur angle de lecture : ainsi un vers de Dante trouvera son écho dans une allusion à Joyce ; un morceau de vers de l’Odyssée télescopera un apologue se rapportant aux idéologues fondateurs de l’Empire américain moderne ; une référence à Confucius viendra croiser une citation d’homme politique de notre temps de guerres et de désastres ; ou bien encore, des considérations sur le système d’expropriation économique qui régit le monde et détruit la beauté, se verront rapprochées de tel souvenir de l’église Saint-Hilaire (Canto XLV) et contribuer à la diatribe exaltée de Pound contre l’Usure.
La ville de Poitiers finira par prendre une sorte d’importance primordiale, dans le cours de son œuvre, celle d’un lieu sacré. Et en effet, c’est de Poitiers que commence véritablement le périple de Pound dans le pays des Troubadours. Parti de Paris par le train, le 27 mai, il atteint la ville de Guillaume, qui " avait ramené d’Espagne la chanson/ Avec chanteurs et vielles " (Canto VIII). Pound reviendra en 1919 en compagnie de son épouse Dorothy, et c’est alors (nous dit Richard Sieburth) qu’il découvrit sans doute les mesures pythagoriciennes de Saint-Hilaire, comme les jours suivants, par contraste, il verra en l’architecture " falote " des monuments religieux d’Angoulême l’exemple même du déclin de la culture française, à partir des magnifiques proportions du joyau poitevin, en " ornements de bigoterie et de superstition " (Essais littéraires).
En 1912, " Poictiers ", selon l’orthographe archaïsante qu’il adopte, n’est pas la cité sainte des fondations. Pound la décrit comme une ville au charme provincial assez endormi ; il la compare à de gros bourgs de Pennsylvanie, qu’il abhorre. Le style de la prose poundienne viole quelques principes de l’ordonnancement syntaxique, le désordre de l’émotion se traduisant par une certaine dégaine affectée (je respecte l’orthographe du feuillet pour les noms propres et la citation en occitan) :
"Il y a beaucoup de buissons de roses contre beaucoup de murs. Et Notre-Dame la Grande offre un visage plus vieux que tout ce que je connais ou qui m’intéresse bien qu’elle ait été en fait construite sous les yeux du Comte Guillaume...
M’y voici, donc, dans la cité mère, en proie à des discriminations irrationnelles et émotives... Je dis la cité mère car c’est l’Aquitaine ou si on veut Limoges qui fit s’élever le chant à nouveau, et c’est le Comte Guillaume qui le mit à la mode de la région, et si Henry commença la cathédrale ici son grand-père & son fils commencèrent et poursuivirent le trobar et à la cour des Plantagenêt les princes chantaient Daniel & De Born et Borneil et... on trouverait ainsi maint autre troubadour dont il est écrit, " Si fos de Limousi. " Il fut du Limousin, homme courtois, ou homme de petite extraction, ou tout autre chose de cette sorte...
Et quiconque objecte à la manière & forme de leur façon de chanter, au conzoni, aux cansons, est homme stupide comme celui qui objecterait aux roses qui poussent sur un treillage. Et nul ne pourrait rester assis ici à la fenêtre et croire qu’il y a quelque folie dans la manière de pousser de ces roses."
(Là Pound se livre à un pastiche de la manière de ses chers auteurs, une variation sur les roses, & sur l’amour de la dame de ses pensées - assez scolaire, mais d’une sincérité indiscutable... On le sent plein de son sujet. Cependant la ville qu’il a sous le regard n’est pas celle du mythe littéraire...)
"C’est une ville bâtie comme la planche du jeu du coq-en-pâte" (le terme anglais est plus amusant, pigs-in-clover, "les cochons-dans-le-trèfle " : il s’agit de trouver l’emplacement idéal pour les pièces du jeu sur un support percé de trous), "disposée non sans dessein, de façon que chaque pièce dans la maison ou chaque rue qui suit la pente offre un nouvel obstacle ou une nouvelle exposition vers la saillie qui domine la ville..." (Pound délaisse Sainte-Radegonde pour des raisons impies, dit-il, et poursuit.)
"Le pire côté vient frapper tout de suite - derrière une plaine de peupliers et de rivières paresseuses - une débandade de maisons tapies sur la falaise, et donc la modernité, à damner l’âme de Mansart... J’ai été découragé. Les gens portent les habits qu’on trouve à Milan et à Paris, la cathédrale est blanchie à neuf... et je suis finalement arrivé dans un rue tranquille, vide de gens. Poictiers a les charmes de Germantwon ou d’Utica. Il y a là des jardins calmes mais rien de ce pour quoi j’étais parti..."
Car Poictiers est de trobar clus et d’aussi peu d’intérêt que la poésie dont on se plaint. Poictiers est - là Pound utilise l’adjectif elusive, dont la traduction est assez ardue, - mettons : insaisissable, fuyante...
On voit la déception du poète : il est au lieu où pour lui tout a pris depuis longtemps sens, mais sur le terrain, la réalité ne correspond pas à ce qui lui suggérait les lignes qui menaient là sur sa carte mentale.
Ce n’est que plus tard, quand le grand œuvre des Cantos sera en train, que naîtra, en vérité, le réel - que je définirai ici comme l’authentification de la réalité par le mythe... L’écriture du poème donnera à la " cité mère " le lustre qu’elle doit avoir : la ville ne sera plus alors ce lieu qu’indique et que décrit le guide touristique, elle sera devenue signe dans le cours du poème, et borne brillant sur le chemin des mots...
Ainsi de Notre-Dame, transfigurée dans le Canto IV. Pound reprend des termes du guide Baedeker qu’il avait en main lors de sa visite, et cela donne ceci, de toute autre facture qu’un compte-rendu de carte postale, évidemment :
Le soleil scintille, scintille là-dessus,
Comme un toit d’écailles de poisson,
Comme le toit de l’église de Poictiers
S’il était d’or.
La face sainte de l’édifice se superpose à l’évocation d’Actéon assistant, sous le couvert, au bain de Diane, parmi les nymphes ; toute la scène baigne dans une atmosphère ovidienne, où le troubadour Peire Vidal vient, s’identifiant au chasseur de la mythologie, admirer la chevelure d’or de la déesse.
Quel chemin, pour ma part, ai-je emprunté ? De Poitiers, où suis-je allé ? A quels dieux étrangers suis-je allé rendre mes devoirs ? En quels lieux suis-je allé me rencontrer moi-même ?
La Chine, ai-je dit. Et parce que. Oui, parce que (et cela n’a rien à voir, et tout, pourtant !), dans un Canto, un de ceux de Pise, quand, dans la " Cage à Gorille " (une ignoble cabane à tous vents, dans un camp) où l’avaient placé les autorités militaires venues l’arrêter à la fin de la Guerre en Italie, après qu’il eut fait montre de trop de complaisance pour le Duce déchu, Pound voyait réellement une montagne qui n’existait pas au lieu où il se trouvait ! Affairé à la construction d’une cathédrale de mots, où venaient s’agglutiner dans les marges, parmi des souvenirs de Ventadour (" les clefs du château", Canto LXXIV), des allusions au désastre de l’Europe et à la nuit de l’âme où nous nous trouvons encore (les cadavres de Ben et de la Clara, pendus à Milan, hantent toujours notre continent à la dérive, quoiqu’en disent les optimistes béats), des citations de l’Odyssée ou de Baudelaire, etc. - des caractères chinois, comme des signes d’intelligence du monde, il avait vue sur une montagne sacrée de Chine. A plusieurs reprises, il a vu, dans ces Cantos pisans, lui apparaître le mont Taï-shan, comme un trône divin ou une butte primale, ou même le " fantôme " d’un ami, ou peut-être même comme le siège d’un amour lointain (la " dryade ", ce fut Hilda Doolittle, aussi, qu’il avait quittée, jadis, pour venir en Europe) :
Vos yeux sont comme les nuages sur le Taï-shan
Quand un peu de pluie est tombé
et qu’il en reste encore autant à tomber
Les racines descendent vers le bord de la rivière
et la cité cachée monte vers
l’ivoire blanc sous les abois...
Pour ces vers-là, je suis un jour parti sur des routes, j’ai été sur quelques continents, et je suis monté un jour sur le mont Taï-shan. Je lisais et j’écrivais tout autre chose que les Cantos, bien sûr, et j’ai regardé, le soir, le monde en bas (les lumières flottantes, les méandres du grand fleuve, les villes minuscules), et au matin, avec les pèlerins chinois, j’ai crié, dans les bancs de brume poussés en rafales de coton, quand le soleil s’est levé à l’est, à portée de notre main.
En quelque lieu que tu sois, tu viens au monde & tu es chez toi, quand tes mots, comme le paysage, trouvent leur cohérence propre, une cohérence dans laquelle les cartes n’ont plus rien à faire. Tu nais toujours au lieu multiple & unique à la fois, où t’ont mené les noms & les êtres : de Poictiers au mont Tai-shan, Ezra Pound, en moi, à jamais, la ligne est droite & le sens évident. C’est ainsi.