NOSTALGIE DU CYCLOPE(ou l’épuisement du regard simple)
Nostalgie du Cyclope
Photographie en frontispicedeBruno Roche
Première série — 1/3
17 poèmes
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☆…
UNE VISION
Le torrent chante avec le paysage et broie les pierres de sa blancheur
Plus bas, sous la cascade
une profusion de plantes déploie ses larges feuilles veinées
Les oiseaux sont de la couleur pure
Quelques arbres morts
— une forêt rognée de la cime aux racines —
tracent des lignes étranges en harmonie avec la violence de l’eau
Les rochers semblent des animaux de lave
J’écris sous les arbres
J’observe ce large rayon solaire où s’accouplent les insectes
J’habite ici
je suis le Cyclope
Amant du soleil et des forêts.
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☆…
LE SACRIFICE
Ai-je épuisé mon regard simple ?
Autrefois, il me suffisait d’un rayon de lumière pour m’enfuir sous la courbe des massifs
Je courais jusqu’à en perdre haleine
heureux de rivaliser avec la vivacité d’un simple vol d’insectes
Devant mon impuissance à rejoindre la folie mathématique de leur vol
je finissais mon combat dans un éclat de rire
nu, sous les cascades
et je repartais
augmenté
me mesurer à des animaux plus grands
Le grand cerf m’appelait
Malgré sa souplesse, malgré sa légèreté
après plusieurs heures de poursuite, de colline en colline
je lui attrapais les bois et je l’immobilisais
Il ne pouvait rien contre ma force
Nous étions amis
Il m’apprit à reconnaître, à la lisière de l’ombre
une espèce de fleurs uniques
Ai-je épuisé mon regard simple ?
Comme si les années venues
la vue
à distance
— sur les choses, le monde alentour —
sécrétait une patine et que l’enthousiasme, soudain inaccessible
se rabattait sur moi
Comme un miroir sur un miroir
Ce que je croyais être un plus
la prétendue connaissance des relations, du détail
n’aura été qu’un leurre
Je savais tout, j’avais tout — le monde m’aimait
du moins je le croyais
Aujourd’hui, fatigué, roué de coups
j’erre, énucléé
Sans être capable de discerner quelconque ennemi.
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☆…
HAUTE SAISON
1.
Une fois la haute saison passée
ocre, verte, jaune
l’écume, revenue sur les galets
annonce l’effort des lointains pour nous parler.
2.
Un masque
Le visage se resserre et décide d’être visage.
3.
Voici, pour toi, cette phrase :
Ce qui permet à la fleur d’éclore.
4.
Une branche
devenue ronce sur les récifs.
5.
La demeure brillante
Chaque matin nous découvrons des plumes sur le rivage
Notre pays est tout autre qu’une simple grève battue
D’un jour à l’autre l’horizon s’éloigne et s’approche
Si, ce jour, nous pouvons nager parmi les eaux
demain sera celui d’une lente foulée boueuse
À la recherche de coquillages, d’animaux chevelus, de carapaces.
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☆…
L’ORACLE
Il voulait faire une offrande, espérant revivre ses amours perdus
Dans l’eau
tu t’endors et trouves le repos
Existe-t-elle vraiment cette race du feu qui consuma mon œil ?
Dans l’eau
tu décides de respirer
de faire un gîte
de t’étendre, de te multiplier
J’ai soif
Est-il possible, pour moi
de revoir celle qui disparut si soudainement
me laissant nu et seul sur cette grève de lave ?
Cette île, autrefois, fut notre jardin
Les rivières qui scintillaient sont devenues noires
les arbres ont perdu leurs feuilles
la sécheresse hurle avec son armée d’insectes fous
Et je rêve
Je rêve d’un piège
Je rêve de ne plus me réveiller.
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☆…
LES EAUX NOIRES
Dans un rêve
1.
Une nuit
pour découvrir l’abandon
Abandon à ton profil
si vivant
depuis l’aube — un feu épars sous les taillis.
2.
Et je te découvre, ce matin, à mes côtés.
3.
En moi, sur l’autre rive, à l’affût : un nouveau personnage pour raviver mes désirs
posté, dans le silence
Jusqu’au moment propice.
4.
Ton image ? Une cible
Jusqu’à ce que mort s’en suive.
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☆…
L’EFFROI
J’écris, sans savoir
J’écris pour rien
Au bord de l’océan se dépose le peu nécessaire à ma survie
Un œil unique témoigne de mon passé
Noir mon sang
blanche ma peau
rouge ma tête.
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☆…
LES VOLCANS
J’ai vu fondre
devant mon œil
une eau si lente
Je la pris, tout d’abord
pour une substance venue des profondeurs de la Terre
Larme unique, pureté de je ne sais quel animal fabuleux
Je la considérais comme mienne
foyer pour retenir la nuit
blancheur de cendres
Le soleil
d’ordinaire mon allié
me l’a ravie
Qui donc es-tu pour avoir su disparaître si rapidement me laissant seul sur cette grève ?
Qui donc es-tu pour vivre ainsi dans le changement
moi-même n’étant qu’un condamné ?
Ici, sur cette île que je peuple
les animaux — ma nourriture —
rient de mon incompréhension
J’ai toujours cru à ma force et il est vrai qu’aucun d’entre eux
jusqu’à ce jour
n’osa me tenir tête
Faut il donc que le Roi
la force
le Cyclope
soudain se divise et tombe uniquement puisqu’il s’étonne ?
Ce que je sais :
Parmi les choses
dont nous sommes
circule une substance.
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☆…
CONNAISSANCE DU SOIR
La lumière se déverse depuis les anfractuosités d’une roche
De ce flux, ce reflux
comme l’océan
en un point
absorberait tout l’espace
le rêve apparaît
Et se partage en un millier de structures chantantes.
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☆…
UNE ÎLE
1.
Lorsque tu m’apparus pour la première fois
les galets de la grève cessèrent de chanter
la mer se retira
L’animal qui est en moi, à cet instant
compris qu’en aucun cas il ne pourrait te posséder par la force.
2.
Notre vie
Une source près de laquelle dormir
L’insecte cherche son gîte
Le feu, bruyant, amant de l’humide
chante par delà les parfums
En ouvrant ton corps
3.
Le mystère
Il existe une autre voie, plus courbe
que je ne connais pas
Comme un appel du dedans
elle dessine un arc
entre mes bras, mes jambes, ma tête.
4.
Les mots — pour plus de lointains
Quelle tristesse
être abandonné de cette sève qui fit toutes les danses
et semblait Reine des traques
Charbon ardent devenu froid.
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☆…
L’ÉCHANGE DES YEUX
7 souhaits
Que ne suis-je eau
près de ton œil
afin de tout raviver
Que ne suis-je ta bouche
torrent de pierres blanches me rappelant l’hiver
Que ne suis-je le jour, la nuit
pour toujours être avec toi
Que ne suis-je, à ton cou, insecte suceur
Que ne suis-je cette fleur que tu voudrais cueillir
Que ne suis-je esprit buveur
désirant tout de ton désir
Que ne suis-je, ce matin, à tes côtés
ombre de l’amant qui t’a laissée.
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☆…
LA JEUNE FILLE ET LA MORT
Tes cheveux
dénoués
Du blanc vers le blanc
Dans ton oreille se dépose une pierre — une pierre lourde et froide
Comme un lac.
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☆…
CIEL ÉTOILÉ
Les orages s’amoncellent
Je chante le jour à la lisière des forêts.
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☆…
NOTRE SECRET
Un seul printemps
Que sais-tu de la nuit ?
J’ai vu, à l’aube
un vol d’oiseaux semblable à la battue des vagues
lorsque la mer est en tempête
J’ai approché une luminosité si dense.
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☆…
L’ÂME ET LA DOULEUR
J’étais un autre quand nous nous baignions ce soir-là
devenu avec toi, pour longtemps
force colorée
De grandes algues, sur les fonds sablonneux
mélangées à de la vase tournoyante
semblaient polir notre nage
Et nous nous enlacions
Le soleil a disparu
il fait nuit
Deux oiseaux se déchirent puis disparaissent
L’espace nous engloutit
L’abîme est une plaie qu’il suffit d’enjamber.
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☆…
RÊVE DE PIERRES
Le paysage, la nuit, se solidifie
Des roches tombent du ciel
brisent le sol
puis disparaissent
Des roches venues de loin
avec, dans leur noyau de fer
un message qu’elles se refusent à donner
Bien que nous les harcelions de questions.
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☆…
LES ORAGES
Il efface le soleil d’une main
Il est un homme
Il reste immobile
pendant des heures entières
La lumière danse avec les arbres
Plus que quelques années.
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☆…
&
UNE PIERRE
Sur cette pierre
choisie pour son ocre rude
j’ai voulu écrire une phrase
Plus vivace que les herbes sauvages qui aujourd’hui sifflent ton absence.
◆
© Lionel Marchetti - 2007 / révision 2018
Nostalgie du Cyclope — 2/3
Nostalgie du Cyclope — 3/3