VORTEX
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Interstices où la vie se révèle
François Cheng
Vortex — livre 1/3 ¨ ° 11 poèmes
VIE DES MUTATIONS
1.
LE VENT
Pour Michel Doneda
Juxtaposer, empiler, construire un mur
fouiller, forcer
forger
et voici, hélas
que tout s’immobilise, se fige
Certains gestes, bien sûr, sont bel et bien nécessaires : contrecarrer la carapace expansive du moi
Gary Snyder a dit :
Un esprit clair et attentif
Ne se soucie pas du sens des choses
Il voit ce qui est là [1].
Ce vortex de forces qui circulent et fécondent
La rose des vents
Vortex — tourbillon d’eau, à l’origine, dit-on
de quelque chose
Lorsque le O du mot origine
est ce vide d’où tout pourrait surgir
en même temps n’est qu’un point
— une intensité —
située aux entrecroisements d’un souffle
beaucoup plus grand
L’immense, l’immensité
L’énigme
La beauté de l’énigme
Se méfier, bien sûr, de toute formule
Mais formuler n’est-ce pas aussi attiser une flamme
celle qui bientôt laisse apparaître l’étrangeté vive de nouvelles entités ?
Gary Snyder, encore :
La nature est notre élément [2].
2.
TORNADE
Vis, vrille, tornade
espèce d’instant semblant naître de l’instant lui-même, se dépliant
Humeur d’espace
lieu chargé de tout un paquet de sensations
Une danse
Shrî Aurobindo a dit :
L’animal fut une aide ; l’animal est entrave [3].
Axe, vis, vrille
tornade
ni vision, ni pensée
Sorte d’œil — yeux
Porte ouvrant sur le passé
lorsque le passé est espace, spatialité
quand bien même il n’y ait pas de passé —
— l’aventure du vivant.
3.
PORTE SANS PORTE
Poème perdu, c’est à dire non arrivé jusqu’ici — comme s’il existait, déjà, quelque part
et qu’il suffisait qu’une sorte de trappe
— une respiration — s’ouvre
Qu’il entre !
4.
D’ÂGES EN ÂGES
Fatigue encore
sur cette route des plus sinueuse
Sauts d’âges en âges
les images, nombreuses et malléables, se bousculent
De failles en failles
Soudain l’ouvert se manifeste — sans cette ambiguïté tout autant manifeste
du mot-catastrophe
Héraclite a dit :
De toutes choses unes et d’une, toutes choses [4].
5.
UNE CLARTÉ
« L’individu et le monde extérieur ne sont pas séparés
mais coexistent simplement. »
Chögyam Trungpa
Angle, sorte de brisure
Le moindre bruit
cette feuille sèche tombée sur le sol
Une telle attirance, l’existence d’une connivence
De nombreuses lignes se croisent et s’entrecroisent
Manifestation des forces naturelles ?
L’épure — au sens, tout simplement, d’un guide
Et, surtout, d’une clarté.
6.
DE L’AIR
La musique est dans l’air. Le jeu, tout autant, est dans l’air. Un saut. Quitter le sol. Partir et revenir. L’écriture, à l’inverse, est une apposition. L’écriture ? Un arrêt du flux du temps. Ne voudrait-t-elle pas, d’ailleurs, parfois transformer le temps en objet ? (Première erreur). L’écriture stoppe le temps quand bien même, toujours, elle espère l’immensité, cet horizon mouvant. Lancer l’objet. Une sente apparaît. Observer. Apprécier et goûter le grand dehors. Mais aussi, puisque l’on insiste : suivre cette sente, aller et venir ; revenir. Jusqu’à encore une fois tenter d’arrêter le temps, voire travailler naïvement à la maîtrise de son prétendu défilement. (Seconde erreur).
Urabe Keikô a dit :
Quand on rencontre une étrangeté sans crainte, c’est l’étrangeté même qui tombe à plat [5].
&
DES NUAGES
J’observe les formations nuageuses. Elles se font, se défont. Il n’y a pas, ici, à proprement parler, d’écriture : la chimie se manifeste simplement pour qui l’observe.
Jouir des phénomènes — une infinité de phénomènes.
Regarder le sol, relever la tête.
Écouter.
Le ciel est bleu, les nuages ne sont plus là.
7.
ENTRE DEUX MONDES
Ici le vent s’infiltre, ici dansent
quelques insectes
L’index s’approche, pointe à l’endroit juste
mais il perd, à chaque fois, un peu de matière
Ambiguïté de l’observateur
Vie vivante, fine et intelligente, étrangement dissimulée
pourvoyeuse de cet étrange sac (une réserve de pollen ?) avec, là-dedans
un brin de vocabulaire s’immisçant — suffisant, toutefois, pour rappeler, des blessures
un peu de matière.
8.
PHASME
Récit d’expérience — pour Anouck Genthon
Une forme musicale, puisqu’il s’agit de cela, ne s’impose pas, n’est pas une abstraction
encore moins un concept.
L’énergie contenue dans chaque geste (lorsque cette même énergie s’enlace à la structure) prolifère
et semble être le fruit d’une décision ; il n’en est rien.
Le jeu, quand bien même se doit-il d’être soutenu par les idées nécessaires à tout agencement
se doit de rester un jeu
et
plutôt que de prétendre à tel ou tel agencement, la question de la dérive
— au sens de laisser s’approcher du matériau qui naît ce qui, du matériau, est incandescence —
donne à l’ouvrage, au moment du jeu
une direction
ou plutôt : une piste
Tout en usant, naturellement, de telles lignes de forces.
Certains parlent d’un grand geste.
Abandonner la peur et s’ouvrir, accueillir ce qui vient.
Une réalité naturelle apparaît.
Le jeu ; et l’ouverture.
L’ouvert.
Eugène Guillevic a dit :
Si je n’écris pas ce matin,
Je n’en saurai pas d’avantage,
Je ne saurai rien
De ce que je peux être [6].
Vivre avec le vivant, œuvrer, tout en respectant les mouvements du vivant.
Hésiter ; ne pas hésiter.
Inspirer, respirer, écouter.
Le jeu, dès lors, aborde le jeu du monde au même titre qu’une respiration va et vient
au sein d’un corps.
Ou encore :
Un caillou fendu par le gel.
Cette plante s’épanouissant à la faveur d’une saison nouvelle.
Les ondes sur l’eau, rayonnantes.
Le cercle.
Quelles sont donc ces formes sans cesse changeantes comme nuages dans le ciel ?
Fabrice Midal a dit :
Un mouvement d’une main et tout l’espace remue [7].
Une forme musicale naît.
Elle délivre du temps sur du temps.
Non pas que le temps ait été auparavant piégé : le temps n’existe pas, le temps est là pour celle ou celui qui écoute le temps, le regarde, le considère et pourquoi pas, le chevauche — mais le temps n’existe pas.
Il existe un fleuve
son eau, toujours renouvelée, est-elle vraiment de ce même fleuve ?
9.
SUBSTANCE DU SOUFFLE
Pour Benjamin Bondonneau
Sous l’eau, le noir ; sous le noir
la vase
sous la vase, des entités — enfin, de la substance
Disparaître quelques instants en ce lieu qui est une cache
Une cache pour observer, afin de mieux voir
Une cache, au sens de se poster
et d’ici, aimer le monde
Quelque chose s’échappe, un désir : faut-il s’y atteler ?
Doit-il devenir prise ?
Et comment, au final, le laisser de nouveau s’échapper
— puisque nous faisons peur — tout en apprenant d’une telle substance ?
Tsan le Paresseux a dit :
Je mange quand j’ai faim
je dors quand j’ai sommeil
le sot se rit de moi
le sage me reconnaît [8].
Sous l’eau, la lumière
absente
laisse place à d’autres textures
Sous l’eau, il existe une autre eau, plus froide et plus glaciale
Eau venue d’on ne sait quels territoires
Ici vivent et frayent des êtres qui s’accommodent de la lumière filtrée
Du silence, comme une torsade repliée, naît un silence encore plus grand
Sous la roche, sous cette dalle calcaire rognée par la rivière
l’infiniment petit ouvre à la lecture d’une géologie mouvante
Une rivière rencontre une autre rivière
Les matières transportées par le flux ont-elles un chant ?
Gary Snyder a dit :
Le premier Poète de l’Eau
Passa six ans au fond.
Il était couvert d’algues.
Le vie dans son poème
Laissa des millions de
Minuscules traces différentes
Enchevêtrées dans la boue [9].
Sous la roche, un filet d’eau
scintillant et froid
L’espace est grand — est-ce à dire que le grand de l’espace se risque à être obscurci par le noir de la lumière ?
Écouter l’espace
qui est là
prendre le temps
pour allié
le noir
pour allié
Et laisser l’espace envahir le temps
Écouter, se pencher
s’immerger
s’approcher, encore et encore
L’espace — cette place laissée au silence
L’espace
celui-là même, vide
qui laisse advenir
depuis la substance
un souffle
Lorsque celui qui observe et l’observé ne font qu’un.
10.
LES YEUX SIFFLENT
Pour David Chiesa
Une adresse
à celles et ceux qui respirent
dansent avec leur corps
Un œil, des yeux
Et ces yeux émettent leur propre lumière
Une forme avance, grandit, s’affirme, bientôt se défait
l’ensemble de tous les fragments rejoint l’ensemble et le flux
François Cheng a dit :
Interstices où la
vie
se révèle [10].
L’infime est infinité
Vertus d’un horizon, d’entités, de forces
et de formes ; sans cesse elles apparaissent, avancent, se multiplient, disparaissent
Ce terrain mouvant où la perception aime à s’enliser
Grand espace, désert vibrant
Multitude, myriades
Dissolution
Vortex
À partir d’ici, écouter, véritablement
Amitiés chimiques au sein même des éléments
Surtout ne pas se laisser prendre au piège d’un regard vide de sens
Prendre garde, tout autant, à ce grand mur s’érigeant à l’instar du temps chronophage
Un lieu infime ?
Le livre des correspondances.
&
11.
VIE DES MUTATIONS
Pour Wilfried Deurre
Cette liberté du mot au sein même du mot
Ne pas refermer, ne pas retenir, ni cerner
L’offrande
Ne pas nommer (pas encore) — plutôt ces glissades, le frémissement, l’embrasement
Éclats
et
vivacité
Plus simplement
ce qui passe par toi, ce qui te traverses et dont le dépôt, plus qu’une semence
est déjà dans le vent, l’air
Bourrasque à l’horizon
Tempête
Grand tourbillon qui transforme tout
L’être — ou plutôt, désormais : l’intensité — nulle part
et partout
Éloignée, enfin, cette petite graine non germée que certains nomment l’insignifiance nécessaire
Voici le grand choix
William Carlos William a dit :
La blancheur d’une clarté au-delà des faits [11]
Vie — vie des mutations
À l’érosion de toutes les saisons.
1/3
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