Nous voici à Ouessant : au musée d’archéologie, une histoire de 7000 ans. Des hommes vivaient ici, avaient leurs rituels, leur transmission, savaient naviguer, s’orienter, commercer, en même temps que la Mésopotomie inventait l’écriture, les tablettes crues, cuites, scellées dans des jarres, emportant avec elles un message. Les valeurs de culture ne sont pas liées à l’écriture. Mais – voir les Commentaires de César s’étonnant que ces guerriers plus nombreux que ses propres armées se mettent nus recouverts de peinture bleue quand il les assaille avec sa technologie de boucliers et lances, préfèrent un processus de dix-huit ans de mémorisation du corpus collectif par leurs druides, au lieu de l’écriture, oui nous avons perdu : ce corpus de généalogies, cosmologies, usages, guerres, rituels et invocations, ne leur a pas survécu. L’écriture accomplit une fonction décisive pour ce que nous nommons culture – et c’est bien avant que le livre surgisse.
Compte plutôt pour moi deux faits : que si on rapporte à l’histoire des guerres, des techniques, des savoirs, les mutations ultérieures des supports de l’écrit sont une quantité extrêmement restreinte, quantifiable et dénombrable. Deuxième fait : qu’à chacune de ces mutations majeures, touchant le coeur même de la transmission et du savoir qu’une société a d’elle-même, donc de l’agir des hommes, bien avant l’épisode restreint du livre moderne, et restant largement à côté de la notion encore plus restreinte, née au 17ème siècle et fixée comme usage social au temps de Hugo et Balzac, l’écrivain, est venu correspondre une mutation du corpus lui-même, soit qu’il trouve un extension soudaine, soit qu’il modifie parallèlement l’usage social du texte, et donc le rapport à ce temps d’écart, ce temps réflexif qu’est lire, dans l’agir qui nous rassemble, et nous constitue comme communauté sous le nom actuel de culture.
La tablette durcie au feu accueille de longues épopées, qui sont des récits de fondation conçus d’abord pour la mémorisation : Gilgamesh. Quand on passe de la tablette au rouleau de papyrus, les grecs fixent le corpus collectif mémorisable et lui donnent le nom générique de ces aèdes aveugles qui le constituaient comme usage collectif en passant réciter de village à village, Homère. Quand le rouleau de papyrus accède à la reproduction massive par l’industrie de la copie, nouvelle extension de corpus : Hérodote assemble ses récits de voyage en Égypte, Pline les récits recueillis de légionnaires à propos des animaux de l’Afrique, le prêtre Plutarque assemble le corpus qui jusque là restait l’apanage de leur lieu cultuel de divination, puisque c’était son métier.
De la mutation romaine, bien avant le codex, nous héritons nous-mêmes de tenseurs contemporains (rareté de ces mutations, elles embarquent chacune quelque chose de la précédente). Ainsi, vous le savez, le mot exemplaire : le texte original est fractionné en plusieurs éléments, pour que plusieurs copistes puissent le reproduire simultanément, mais on ne copie jamais un texte recopié, on part toujours de l’exemplaire initial. On invente la page : comment ? Lorsque le rouleau, pour devenir bibliothèque (et la bibliothèque définit le rang social dans l’empire) se lit horizontalement et qu’on note sur le bout cylindrique de l’étui (invention de ce que Genette nomme le paratexte, et nous les métadonnées), le titre et le tome de l’ouvrage. Quand s’invente la page, on quitte l’étymologie tissu qui reste dans le texte : sur un rouleau, le plus commode était d’écrire comme on tisse, de bas en haut et par aller-retours. Seulement, la convention du sens d’écriture n’est pas transportable comme le support. On mettra un siècle et demi à fixer cette convention, liée au séquençage de la page dans la continuité du rouleau : de haut en bas et de gauche à droite pour nous, il en va autrement dans le monde arabe, et dans le monde asiatique.
De tout cela, tiens : du report de la lettre Z à la fin de l’alphabet, invite à lire deux ouvrages essentiels, L’apparition du livre de Lucien Febvre (1962), et au moins le tome 1 en Folio des Petits traités de Pascal Quignard.
Ainsi, de la révolution qui pour nous est le modèle le plus proche de la mutation actuelle, plutôt que la comparer à l’apparition de l’imprimerie : le passage du rouleau au codex. Le texte est plié et assemblé, induisant un séquençage par cahiers. Les réticences sont immenses. Passe encore pour la technique alors perfectionnée, mais qui évidemment induit sa limite technique, de la peau animale qu’on affine et étire pour mincir les pages, et tenir le maximum de texte dans le minimum de volume (le mot même de volume n’apparaît que par le codex) : vous avez probablement tous admiré ces Thorah grosses comme un morceau de sucre. Mais on s’en prend au papier, le chiffon broyé, reconstitué à la colle animale, qui permet enfin de ne plus dépendre du papyrus importé, et limité lui aussi : le papier, dit-on, se déchire – on ne peut pas confier à ce qui se déchire la permanence de notre culture. Le papier sent mauvais : fait à la graisse d’animal, blanchi à la soude. Ainsi les épigrammes de Martial (aussi rapportées par Quignard, bien avant qu’il ait un traitement de texte) : les Romains, quand ils replient leurs rouleaux à l’horizontale, le tendent avec le menton : « Qu’est-ce que ces textes qui ne sont pas salis du menton ? », hurle Martial, à l’apparition du livre ?
Que l’invention de l’imprimerie ne soit pas une rupture essentielle, il est important d’y revenir. L’industrie de la copie est alors non plus un artisanat d’enluminure, séjour dans de lointains monastères, économie de la rareté, mais un commerce pas du tout mineur : on estime plusieurs milliers le nombre de copistes à Venise, qui en est une des plaques d’échange principales. Les foires où on vend et s’échange l’écrit, comme Tübingen, sont largement antérieures à l’imprimerie. Des oeuvres majeures se transmettent – et, plus que se transmettre, se diffusent – sans se constituer comme livre : ainsi, la présence et la célébrité de François Villon dans Rabelais, alors que c’est Marot le premier qui l’éditera et l’imprimera. Là, non pas copie commerciale, mais copie qu’on fait pour soi (penser à comment cette figure a pu se reconduire dans notre modernité même : les minces carnets que René Char n’a que sa poche pour tenir dans le maquis, et ce sera Fureur et mystère, ou bien les écrits du russe Daniil Harms, tué par Staline en 1942 comme Mandelstam : édité seulement dans sa langue en 1974, tous les Russes alors savent par coeur ses proses courtes). Penser qu’un des critères de l’autorité du livre, dans tout l’âge médiéval, c’est qu’il soit physiquement lié au lieu qui lui seul dispose de cette autorité : le livre est enchaîné au pupitre de la bibliothèque, conventuelle ou séculière, où on le consulte. Ainsi des Bibles de Gutenberg, 180 environ, 120 sur papier et 60 sur vélin, poids unitaire de 140 kilos environ, transportées dans l’église commanditaire où elles restaient inamovibles (on m’excusera des imprécisions, m’aider à les corriger).
La véritable révolution de l’imprimerie – voirtravail de Bruno Rives, qui était avec nous avant-hier – c’est Aldo Manucio à Venise : si un livre est transportable à 1000 exemplaires, on peut brûler l’auteur, l’idée continuera de circuler. Pour cela, il abandonne la technique reprise des bois gravés, développée en Hollande et appliquée aux textes probablement avant que l’ouvrier allemand la recueille de son propre apprentissage en Hollande et la fasse connaître depuis chez lui, mais emprunte – Venise est la porte active de l’Asie depuis trois siècles – les caractères métalliques montés sur tringle des Coréens : notre imprimerie moderne est d’invention coréenne et chinoise.
Deux points complémentaires : là encore, on s’en prend à l’imprimé – comment oser confier à des machines ce que la main seule pouvait rendre ? Les imprimeurs, dès Manucio, et comme quand on compare les vins australiens aux vins français, proposent l’expérience : leur travail ne peut se distinguer du travail des copistes. Paradoxe ? Un des caractères majeurs de notre histoire de l’imprimé, le Garamond (D), constamment révisé et décliné, tient sont nom du graveur poinçonnier Garamont (T), qui s’était appuyé sur l’écriture manuscrite du plus célèbre calligraphe de France, le scribe du roi François Premier, Ange Vernèce.
Point deux : dans l’explosion de la diffusion qui s’ensuit, et son impact politique (Rabelais fait imprimer son Pantagruel à Lyon en 1530, mais il faut attendre 1580 pour la première presse à imprimer qu’Agrippa d’Aubigné fait installer au Poitou, à Maillé, dans un des lieux fortifiés de la guerre protestante, parce que leurs écrits font partie de cette guerre), l’utilisation du commerce pour un corpus plus large : les farces médiévales font depuis longtemps partie du corpus manuscrit, mais l’épopée burlesque de Merlin Coccaïe engendrera en bonne part le récit de Rabelais. De même les almanachs, et celui que Rabelais écrit « pour l’an perpétuel ».
Passons vite. Il y a d’autres étapes pour le livre moderne. L’Encyclopédie en est une : travail collectif raisonné d’inventaire du savoir, liberté politique des écrits, définition de la littérature hors savoir (« le roman est un livre qui se lit vite », dit d’Alembert), réflexion sur la ligne, le blanc, la typographie, autonomie grandissante des imprimeurs, qui ne sont pas encore devenus éditeurs, mais le mot existe et c’est sur eux désormais que repose l’instance de décision. Autre étape moins flagrante : la réappropriation industrielle du patrimoine. C’est tardivement que la bourgeoisie des villes juge digne d’elle-même la possession d’une bibliothèque comme d’un piano de salon. C’est l’arrivée de la presse, du cabinet de lecture, du feuilleton : celui de Sainte-Beuve, chaque lundi, ce sera pour dire l’importance à relire Perrault, Chateaubriand, Montaigne, Saint-Simon, d’Aubigné et les autres – Sainte-Beuve ne comprendra rien à son siècle, mais posera « le livre » dans une figure nouvelle, celle du patrimoine individuel.
Autre petit point sismique de la mutation qui donne sa figure à la nôtre : le Peintre de la vie moderne (impro brève).
Pour la période plus récente, pas possible de faire l’économie d’un même processus de décryptage : les bibliothèques publiques, l’histoire des manuels scolaires, l’invention du livre de poche (objet technologique de grande complexité) et ce qu’il a changé à la rémunération des auteurs, aussi importants à scruter que ce qui se passe côté écriture. On voit Proust, dans les premiers, rémunérer une dactylographe pour établir la version à jour de son texte, les modèles en existent déjà (Balzac contre Flaubert, autre impro mais encore plus brève), et peu à peu les écrivains s’approprier eux-mêmes la machine à écrire : passage de Céline (pinces à linge) à Kerouac et les autres. Et nous : les premières machines électriques Olympia quasi au prix des mécaniques (1978 ?), l’arrivée de l’IBM à sphère, puis des machines à marguerite, l’impression ligne par ligne qui disjoint le rythme manuel du lettre à lettre, et la première fonction de correction sur mini écran calculette des 15 derniers caractères (1985 ?), enfin nos premiers Atari, Amstrad, MacIntosh avec traitement de texte : une histoire de 20 ans, c’est une histoire qui s’analyse.
En arriver vite où commence notre débat :
1, la mutation qui désormais n’est plus une menace ni une annonce, mais déjà une onde de choc, aussi radicale et brutale que la mutation du rouleau au codex ;
2, à chacune de ces mutations, est associé la révolution des usages du monde qui lui sont contemporains. L’imprimerie s’invente en même temps que les voyages autour du monde et la colonisation de l’Amérique (je ne dis pas découverte, merci).
3, l’ampleur de ces mutations, dans le temps réel de leur propagation, n’est pas prédictible. Il y a un texte de 1969 de Georges Perec sur ce que l’ordinateur peut apporter au récit, il n’aurait pas pu être un texte visionnaire. Quand sont apparus en même temps le CD-ROM, et l’idée saugrenue que les vieux fils de cuivre du téléphone pouvaient transporter de façon asymétrique (ADSL) un signal adapté à la lecture par Internet, on voyait la révolution dans le premier, et pas dans le second. L’ordinateur a évolué, s’est fait tout léger, tout joli – mais qu’un fabricant fasse surgir l’ordinateur là où vous êtes chez vous, plutôt que vous contraindre vous-même à vous rendre jusqu’à l’ordinateur, irruption toute neuve des tablettes, et c’est la lecture aussi qui est bouleversée. Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible emporte avec lui, retour aux Celtes, une part radicale de ce qui nous définit comme culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ?
4, une telle mutation, si elle affecte les formes les plus visibles de l’usage social du texte, ne déplace pas forcément pour autant leur relation complexe et fondamentale à ce qui nous fait en appeler au texte pour savoir, agir, et – vieille injonction – ce qui relève du connais toi toi-même. L’ancrage de ce que nous nommons littérature n’a jamais été dans le livre ni dans les différents supports qui le précédèrent, mais toujours dans cette relation.
4 bis, à chacune de ses époques, depuis les aèdes (forme toujours attestée, voir Le Clézio, dans la forêt amazonienne ou mexicaine) jusqu’à Daniil Harms, la littérature n’a jamais été restreinte à la forme matérielle de sa diffusion. C’est un ensemble de pratiques, lecture à voix haute, confrontation en direct, relation par le texte (épistolaires, mémorielles – Saint-Simon n’écrivait que pour ses archives familiales), présence sociale des artistes (la toile avec Rimbaud et Verlaine parmi peintres et écrivains dont nous ne savons les noms que grâce à eux), ou les revues littéraires du XXe siècle, s’est dès à présent transférée et intensifiée dans les usages du numérique – le web est déjà dépositaire d’une continuité décisive de la culture.
5, repenser à ce que fait narrativement Marcel Proust de l’irruption de l’électricité urbaine, du voyage automobile, de la photographie, et surtout du téléphone individuel : des inventions aussi radicales, et Proust n’aurait jamais imaginé la possible reproduction à distance, en temps réel, de l’image animée – le texte écrit aurait pu disparaître comme usage social dans les récentes irruptions techniques liées à la voix, à l’image, à la prise de connaissance généralisée du réel distant. Ce n’est pas le cas : comment nous dispenser alors de s’impliquer en ce lieu, dans ces usages, pour y maintenir et y reconduire ce qui pour nous, en termes de culture est essentiel – la pensée réflexive, l’écart du temps lecture, l’intensité de la phrase, ce que nous nommons littérature ?
© François Bon