Début du séjour : 2. 6. 2005. Saint-Pétersbourg.
[1]
Ne croyez pas tout ce que je raconte. On ne rentre pas facilement dans un peuple et une culture : d’abord ils vous rentrent dedans. Pour guérir le pessimisme d’un Européen trop critique, rien de tel qu’une dose d’illusion ! Surprises et découvertes dans la nouvelle Fédération de Russie ! Découvrez vos manières gardées secrètes ! Abandonnez la fierté placée au niveau de l’intériorité ! Soyez naturels, si possible, maîtrisez une démarche qui pourrait très bien s’interrompre lors d’un accident, si vite arrivé dans les lieux remplis de vie ; ressemblez à des humains, habillés proprement mais simplement ; ne souriez pas à tort et à travers pour esquiver la gravité ou le miracle de vos rencontres... Alors des Russes viendront vous parler, ils vous prendront pour un des leurs, ils vous demanderont l’heure, une cigarette, un renseignement, une aide quelconque et sans retour ; si vous parlez russe vous ferez de même ; dans la plupart des cas, vous éviterez les contrôles inopinés des miliciens qui vous auraient volé pour nourrir leurs familles ou pour se saouler.
[2]
Mon arrivée à l’aéroport de Pulkovo se déroule comme prévue. Malgré ma connaissance de l’alphabet cyrillique et de plusieurs mots russes, je me vois perdu. La traduction simultanée en langue anglaise n’est pas d’usage. J’attends ma valise. J’attends avec ma valise. J’en sors des objets que je remets en place. Je ne sais pas quoi faire, dans ce couloir où des présentoirs avec feuilles de déclaration sont pris d’assaut. Il n’y a plus de feuilles en anglais... Et je n’ai pas envie de déclarer quoi que ce soit. Je veux pénétrer en Russie ! Après une demi-heure d’attente inutile, je prends un air dégagé et je franchis un poste de contrôle uniquement visuel, semble-t-il, car je me retrouve de l’autre côté de la barrière, en Russie ! Aussitôt, je suis déçu de reconnaître mon nom écrit en lettres romaines, parmi les pancartes brandies par de nombreux hôtes. De nouveau toi, me dis-je probablement ! Mais ce nom ne représente rien à mon hôtesse : j’aurai la chance de lui faire dire tout autre chose que ce qu’il dit en vain dans mon passeport, sur mon carnet de vaccination, dans les fenêtres des factures qui me sont adressées. Tout dépend de moi. Je peux encore suivre la voie aventureuse que j’ai empruntée chaque fois que ma vie semblait trop plantée. Je peux recommencer mais en allant plus loin. Je pense que je suis un humanoïde échappé d’un documentaire télévisé, avançant pour trouver de nouveaux territoires...
C’est vrai que je bénéficie des conditions idéales : d’un naturel enthousiaste, voire exalté, tout ce que j’ignore m’enchante. Les paysages et les gens paraissent inaccessibles, à cause du respect quasi mystique qui précède mes pas. J’aime avoir l’impression de pénétrer par effraction dans des organismes qui voudraient me rejeter. J’aime trancher, et la meilleure façon de le faire est de se laisser envelopper d’abord. C’est dangereux, si vous n’avez jamais eu à vous dégager d’une mère encombrante ; c’est inutile si vous avez été élevé par une mère idéale. En tout cas, c’est un parti-pris qui provoquera des surprises. La pire qui me soit arrivée ? Avoir fait pleurer une Russe qui ne songeait qu’à vivre, parce que je critiquais tous ses emportements au bruit d’une musique importée par le capitalisme sans frontières. Peut-être avait-elle raison, peut-être la meilleure façon de résister à l’absence de sentiments que véhiculent les systèmes est-elle de conserver une âme pure. Mais j’étais l’Occidental : je ne pouvais que représenter -dans ce pays où je cherche les différences salutaires- la mauvaise conscience devant la progression d’un mal familier ; je ne pouvais qu’être le rabat-joie qui sacrifie son amour à des idées...
[3]
Ce n’est pas en arrivant à Saint-Pétersbourg que vous découvrez cette ville. Ce n’est pas en restant dans cette ville que vous découvrez la Russie. Et ce ne sont pas les généralités du début qui brossent un tableau probant du multiculturalisme russe. Mais vous devez bien commencer quelque part...
Dès mon arrivée à l’aéroport, je fus mis en relation avec un Suisse de mon âge. J’ai dû remballer mon irritation : nous allions être engagés tous deux par le même partenaire local - une revue culturelle, pour laquelle nous rédigerions des articles et préparerions un numéro spécial consacré aux relations entre la Suisse et la Russie.
En excluant les financiers professionnels, qui se ressemblent dans le monde entier, il y a des personnages remarquables parmi les Suisses en Russie : amoureux transis, radiés du barreau, exaltés incontrôlables, peintres en vadrouille, affairistes aventureux, marginaux de tous poils... Et ce collègue de travail qui, finalement, s’est révélé un interlocuteur de première main. Tous ceux qui ne trouvent plus d’emploi en Occident ou refusent d’entrer dans le moule. Les possibilités de subsister temporairement en Russie sont encore nombreuses, facilitées par l’absence de réglementations spécifiques dans plusieurs domaines.
Surtout, il n’y a pas à craindre le regard des autres. Je n’ai pas eu cette impression-là à Paris, à Berlin, à Tanger même -où j’ai été,- et à Tombouctou où je n’ai jamais posé les pieds. La tradition collective fonctionnerait encore ? J’ai constaté que l’entraide et le dialogue plutôt que la concurrence et la moquerie sont toujours d’usage. Ce sont des détails qui l’apprennent. Personne ne s’amuse en mal d’une mésaventure : trébuchement, perte d’équilibre, manteau coincé dans une porte de métro, éclatement du sac à commissions, ivresse inattendue en plein jour... Si besoin est, on se charge simplement de vous remettre sur le droit chemin. Les Russes que j’ai rencontrés étaient dignes, sauf en cas d’extrême ivresse ou d’extrême colère, peut-être aussi en cas d’extrême richesse... Certains parmi les jeunes commencent seulement à manquer d’éducation, comme chez nous depuis longtemps. Mais je peux compter sur les doigts d’une main et d’un pied les individus qui n’ont pas été serviables avec moi. Il peut arriver qu’un individu ivre dévale complètement les escaliers roulants du métro, et se retrouve en sang, à moitié inconscient. Il peut arriver qu’un mort recouvert d’un drap monte les escaliers roulants ! Il est attendu, ne vous inquiétez pas. Et celui qui a trop bu sera ramassé par un ami, au pire par la milice qui a le droit de le rendre tout à fait inconscient. Dans tous les cas, on n’observe aucun mouvement de panique, aucun signe de dégoût, aucune marque de réprobation : seulement les réactions nécessaires à évacuer l’émotion, puis aussitôt les avis propres à mener une action efficace. Parfois, la fatalité de la situation n’amène aucune action. Par exemple, j’ai croisé pendant plusieurs jours de suite le même chat mort...
[4]
J’ai hésité à prendre ces notes. Les deux premiers mois, je n’ai pas pu écrire. Je venais de passer six mois étourdissants dans des livres pour obtenir une licence en littérature qui n’intéresse aucun employeur : c’est l’époque des lasers, des interventions spéciales, des actions et des réactions immédiates. Je crois que j’ai même étudié l’égyptologie par ironie : oui, j’ai su lire les hiéroglyphes classiques.
Puis, j’étais trop bouleversé pour songer à écrire : je devais adopter le style russe au lieu de réagir en suisse. Je crois que le mimétisme est la qualité primordiale du voyageur qui veut tenter de porter ses pas dans des traces étrangères... Mais je me demandais aussi à quoi bon ? L’Occidental semble avoir accepté un mode de pensée global, auquel il ne songe plus, à l’intérieur duquel il bouge inconsciemment, comme dans un ventre maternel. Pourquoi écrirais-je comme un bébé découvrant des stimuli, commençant des rêves qu’il ne sait pas exprimer ? Le réalisme plat des descriptions les plus crues rappelle trop l’hygiénisme maladif des sociétés où chaque mode d’existence fut minutieusement contrôlé avant de devenir payant, avant de devenir mutant.
Mais le voyageur occidental n’est plus innocent. Il sait d’avance ou croit savoir ce qui l’attend. Dans tous les cas, il ne part plus avec les « yeux neufs » d’Ella Maillart. Il se prépare à la performance ou au choix du moyen de locomotion, qui remplace la gaieté de l’observation. Si Mike Horn était resté coincé dans une jungle et sans possibilité d’alerter son service de sauvetage, peut-être qu’il aurait trouvé par lui-même un moyen de s’en sortir, peut-être qu’il serait mort. Dans les deux cas, il aurait eu une chance de devenir une figure pseudo-héroïque, il aurait laissé la possibilité à ses proches de raconter ses prouesses : il aurait été un maillon de vie au lieu d’avoir planté sa croix dans le cimetière des recordmen.
En outre, les premiers géographes, les pionniers en ethnographie ne savaient peut-être pas que leurs écrits seraient minutieusement collationnés par les services de renseignement impériaux, serviraient à préparer les conquêtes armées ou économiques des pays concernés. Cela, depuis les temps reculés où Hérodote, Platon, Diodore et Strabon voyagèrent en Égypte... À présent, les journalistes sans frontières occupent cette fonction à côté des personnages officiels. Il reste donc une consolation à l’écrivain-voyageur : à la suite des découvreurs et des profiteurs, il peut se faire l’avocat du diable.
Pour ma part, je ne me suis pas préparé. Depuis des années, j’étais consterné par mes voyages, ils n’aboutissaient qu’à des constats démoralisants d’identité, tandis que j’aurais préféré m’évader des emprises de ma famille, de la Suisse, de l’Europe, peut-être avant tout de moi-même. A la veille de mon départ, je ne croyais pas que j’allais faire un véritable voyage. J’ai bourré ma valise au hasard, j’ai renoncé aux livres à cause du surpoids, l’oubli d’une série d’objets de première nécessité m’a forcé à entrer rapidement en contact avec les indigènes... Et j’ai commencé à écrire, quand je me suis réellement trouvé étranger. Quand j’ai su que je m’étais trompé. Quand l’idée que j’avais de la Russie et des Russes a fait place à la marche dans la Russie et à la rencontre avec des Russes comme des Ouzbèks, des Tadjiks, des Turkmènes et des Asiatiques... - j’en oublie volontairement.
[5]
Je ne suis pas habitué. Je vois des Russes dans la misère et d’autres extrêmement riches. Des ulcérés qui ne cachent pas leurs mollets rongés par la pourriture, à côté des plastrons immaculés et fleuris d’une rose naturelle, verre de champagne en main, sortant d’une fête vip. La nonchalance de l’ulcéré contraste avec la vitesse par laquelle le plastronnant s’engage dans une limousine foncée de marque européenne, précédé par les jambes inévitables d’une ou de plusieurs intéressées. Le grand nombre des défavorisés contribue à la concentration de la jouissance dans de rares personnes. À l’image de ces nombreuses voitures abandonnées dans les rues, et qui servent de défouloir aux noctambules éméchés, pendant que les publicités monumentales qui ornent les façades en restauration concernent des véhicules de luxe que la majorité des passants ne touchera que des yeux.
Par rapport à l’ancienne propagande communiste, seul le contenu a changé. La propagande capitaliste use des mêmes techniques de séduction par l’image, le réalisme en moins. Car il faut être extrêmement idéaliste pour réussir à idolâtrer ou à faire aimer des objets. On remarquera que l’imagerie capitaliste montre le plus souvent des objets comme thèmes principaux posés dans le décor ou accompagnés d’individus qui n’ont qu’un rôle accessoire, alors que l’imagerie soviétique représentait une humanité en action et l’idée complémentaire (praxis). Est-ce mieux maintenant ?
<img187|center
J’ai quand même apprécié d’avoir été prince pour deux heures, grâce à mon accréditation de journaliste. Une fête d’enfer à l’Hôtel Europe, dont je n’ai même pas compris la raison, mais où j’ai été accueilli comme un diable, sous les faisceaux versicolores, la musique persuasive, les avances très sophistiquées de dizaines de professionnels, femelles et mâles (semble-t-il), emplumés et fardés comme des anges, chaussés hauts sur talons et même sur des échasses. Tout m’engageait à me laisser porter sur des escaliers roulants placés devant l’entrée majestueusement kitsch, pour que j’arrivasse devant deux rangées de tables interminablement couvertes de flûtes à champagne pleines. Peinture fraîche, fioritures et stucs à la crème contre les murs, sols marbrés, statues creuses aménagées dans des niches, ascenseurs de verre, éclairages halogènes, éclatantes jambes coiffées de jupes courtes, paillettes aux chignons ras comme des sexes, doigts de pieds vernis à l’ongle jouisseur, costards cravates, costards cools sans cravates... Je connais des directeurs de magazines de luxe qui auraient apprécié que leurs journalistes fussent à ma place. Après quatre verres, je commençai à m’emmerder. C’étaient les riches qui se connaissaient, les amis des riches qui exhibaient leur privilège, et les parasites des riches - Lolitas qui avaient payé leur entrée en espérant décrocher quelque lune à la queue du premier venu... J’ai dû me déplacer deux ou trois fois pour constater que deux filles me suivaient effectivement. Démoralisante, cette ressemblance en tous lieux de la richesse. Décourageante, cette répétition des Illusions perdues. Je voyais à nouveau, pour la première fois depuis mon arrivée en terre étrangère, les mêmes jeunes et vieux cons qui faisaient usage de l’argument imparable, quelque chose entre l’argent, le sexe, la drogue et l’alcool plus la bêtise. Mais il est clair aussi que l’ancien catholique que je suis aurait souhaité participer à l’orgie, afin que le verdict fût annoncé : « péché », « repentir » et « apocalypse » auraient été mes mots d’adieu à la foule que j’aurais désiré gagner à mon âme restée pure au-dessus du fumier. Je commençais à ressentir les effets de mes lectures concernant Raspoutine, ce satyre illuminé. Heureusement, j’étais devenu agnostique entre-temps. Je suis simplement sorti dans la rue, où j’ai remarqué à nouveau les hommes et les femmes, désirant parler ou faire l’amour comme moi. J’ai même eu un peu peur, seul dans la nuit, en présence des hommes et des femmes pour qui le défaut d’argent n’est pas un obstacle dressé contre la parole ou l’amour. J’ai vu un rat. Il m’a regardé brièvement. Heureusement qu’il était seul, lui. J’ai juste eu le temps de sursauter avant qu’il ne rentre dans son trou, si bien que j’ai eu l’impression de me gêner devant lui qui, seul, devait être conscient de ma présence.
[6]
À l’heure où l’on s’emmerde, il faut risquer. La Russie est un territoire à risques. À l’Ouest, l’Histoire commune a remplacé les histoires particulières. Chacun se croit roi, chacun a la télé, chacun imagine que son avis est important, chacun a peur d’être moins qu’un autre, chacun ment pour paraître : tous se ressemblent ! Si bien que, paradoxalement, l’individu existe moins en Europe de l’Ouest qu’en Europe de l’Est. On ne fait que parler de l’ouverture de l’Est sur l’Ouest, du retard que l’Est aurait à rattraper en matière de politique, de droits sociaux, d’économie rationalisée... Seul un idiot ne verrait pas qu’il y a pourtant une ouverture réciproque et simultanée de l’Ouest sur l’Est. Le sujet de l’amour ou de l’échange sexuel évoqué plus haut en témoigne au premier degré.
Pour tout dire, j’ai l’impression que le Communisme est passé à l’ennemi. Les rares Occidentaux soucieux de liberté tentent de s’enfuir comme par hasard où le Communisme est devenu amical, où les communautés semblent encore préservées, où l’économie garde sa relation de nécessité avec la société.
Je crois que les experts en dialectique ne me donneront pas tort.
Je crois aussi que là est la raison de mon parcours inverse.
Je me sens utile ici : je ne demande qu’à me débarrasser de mon bagage et on se précipite pour en récolter les effets. Pourtant, j’ai une cause à plaider... Peu m’importent la stabilité, les honneurs, l’abondance si, tout d’un coup, j’ai l’envie de partir pauvre et libre ! Et si j’ai l’envie de rester auprès des miens, une guerre, une loi, un oukase devraient-ils m’en empêcher ? Sans avoir ce choix, puis-je m’affirmer libre ?
Malheureusement, quand l’Européen se réveille en constatant qu’il n’a pas été libre, mais seulement trompé durant ses années d’élevage, il est trop tard. En général, cela se passe à l’adolescence : une violence sans nom se dégage. Mais si l’élevage a été bien fait, cette période dure peu, elle aura tout au plus servi à enrichir les nombreux exploitants de cette faille bien connue du système capitaliste. Les adolescents deviennent alors des bœufs et les adolescentes des vaches ; des hommes creux, d’après T. S. Elliot, je dirais même des particules élémentaires, comme Michel Houellebecq, ou encore je n’ai rien à dire à ce propos. Je me libère des frontières. Je suis une personne qui décide d’être surprise par d’autres personnes, et qui décide derechef si elle a envie de fréquenter ces personnes ou de les oublier. Je haïrais une fonction m’élevant au cercle restreint des initiés. Je haïrais un argent me permettant de voyager en jet privé. Je pense avoir tout fait pour rester en-dehors des prédictions que ma naissance et ma nationalité laissaient espérer de réaliser. Je songe à Pierre-le-Grand, qui voyageait incognito en Europe -avec notre Suisse, Pierre Le Fort, premier amiral et organisateur de la marine russe- parce qu’il voulait se mêler le plus possible à toutes sortes de gens, désireux de bâtir une communauté intéressante plutôt que de gouverner des individus stupides. J’entends d’ici les protestations :
– Et le nombre de sacrifiés à la construction de la ville sur la Neva ?
A quoi je réponds :
– Et les morts provoqués par les informations du soir (télévision et internet procurés par de la main d’œuvre sacrifiée), les blessés graves à cause de la distribution de tracts écologistes dans la rue (papier et paperasse produits par des ouvriers qui sont les esclaves des pharaons contemporains)... ?
Pourquoi est-ce que je réponds ? Une certaine relativité m’envahit quand j’ai l’impression d’avoir bien vécu une journée, voire vingt-quatre, quarante-huit heures d’affilée dans un pays qui m’offre ses vies et auquel j’offre la mienne ; ce même pays qui me procure ensuite le repos gratuit dont j’ai aussi besoin. Je parle d’une gratuité qui n’est pas quantifiable, je parle de la possibilité de disparaître momentanément de la circulation, des options innombrables qui se présentent et qui reposent l’âme. Alors, les privations matérielles ou même l’anéantissement physique -c’est-à-dire la libération du corps- me semblent préférables à l’ennui intellectuel, à la torture psychique. Je préfère mourir tué par hasard ou par provocation plutôt que de vieillir sénile... et assuré contre l’hypermétropie.
La mort, n’est-ce pas comme le premier plongeon dans la piscine ? Il n’y a plus que soi, en arrière fond sonore la vie des camarades qui s’excitent et, au bout du saut, la mort peut-être. Entre-temps, c’était l’agonie : personne n’a pu vous aider. Un mourant, s’il le pouvait, ne souhaiterait-il pas vous emmener avec lui au lieu d’être ramené vers vous ?
[7]
La tendance du Nouveau Russe est en train de s’effacer : l’air n’est plus victorieux comme à l’époque de la perestroïka. Les illusions sont reparties. Poutine décrète des oukases et se rapproche de l’orthodoxie. Le Russe redevient métaphysique ou plutôt dialectique. C’est l’un des charmes de cette société extrêmement paradoxale. Et peut-être l’une des causes de l’imprécision de son système, qui laisse encore tant de place à la rêverie des poètes de possibilités aux entrepreneurs. Cette imprécision en Russie me semble culturelle. Natascha*, ma répétitrice, docteur en linguistique, m’a expliqué que son peuple porte en soi la tradition de la collectivité. Ce n’est pas le régime communiste qui l’a inventée, ce n’est pas la fin de celui-ci qui l’empêchera. La collectivité a pris la forme communiste au vingtième siècle, elle attend sa métamorphose au vingt et unième siècle. Néanmoins, elle m’a avoué que personne ne peut prévoir ce qui va se passer : tout change d’année en année, en 1990 on ne pouvait prévoir ce qui serait en 1995 ni ce qui serait en l’an 2000, enfin ce que réservait l’an 2000 pour 2005. Elle a confiance dans la capacité russe à affronter le changement. Madame Thom aussi, maître de conférence et d’un article alarmiste à la phrase assez juste : L’oligarchie du Kremlin rêve de combiner l’efficacité économique du capitalisme avec l’efficacité politique du bolchevisme. (« Géopolitique de l’Union européenne. La Russie, la France et l’Europe », Commentaire, n°106, été 2004, p. 409-416). Evidemment, les investisseurs étrangers se fichent de cette réalité qui leur profite momentanément. Voyez, me dit Natascha*, la langue russe a assimilé et naturalisé quelque 3000 mots allemands et hollandais amenés par la politique de Pierre-le-Grand : seuls 300 restent à présent reconnaissables sous leur forme originelle ! De plus, la langue russe s’est enrichie beaucoup à partir de ces 3000 mots. Faisant avec les suffixes, les préfixes, les terminaisons et les accents de telles nouveautés qu’elle ressemble aux recettes si particulières et nombreuses du bortsch.
J’avais plaisir à l’écouter... Une fois encore, je devais songer à ce contraste impressionnant : dans mon pays, des individus qui n’ont jamais vécu de rationnement (ou il y a bien longtemps), des individus qui n’ont jamais dû cacher leurs pensées, des individus qui ne se sont déplacés qu’en voyage organisé, des individus pour qui tout est compté d’avance... on dirait qu’ils n’ont pas l’envie de vivre, on dirait que leur force de vie leur a été volée : on dirait qu’une autorité inouïe les oblige à cesser d’espérer.
[8]
Qui sont les immigrés de Saint-Pétersbourg ? Comment sont-ils arrivés dans la seconde capitale russe ? Pourquoi en parler ? J’aimerais en dire deux mots de la manière la plus humaine possible, c’est-à-dire de la façon dont je les ai perçus moi-même au cours des trois derniers mois. À ces impressions, dont je n’étais pas conscient au début, il a fallu que s’ajoutent les réactions des Russes eux-mêmes, citoyens à part entière, d’après la loi, et fiers d’habiter une ville que nombre d’immigrants continuent, cependant, de bâtir ou restaurer de leurs mains.
J’apprends ainsi, au détour d’une conversation avec une citoyenne de Saint-Pétersbourg, que les Chinois font peur : il y a des débats pour savoir si l’on veut accepter leur main d’œuvre, le problème étant qu’ils ne manifesteraient aucune volonté de s’intégrer, en n’apprenant même pas la langue russe, se contentant parfois d’un interprète pour toute une communauté. Cette menace perçue, à mon avis, comme un atavisme de la rivalité entre deux grandes puissances, rejoint un discours que nous connaissons, en Occident, sous la forme économique : l’Empire du Levant déferle en vagues incessantes sur le marché du grand Capital.
Autre réaction qui ressortit plutôt aux oppositions séculaires entre villes et campagnes, entre cosmopolitisme et particularismes : une prof d’université me raconte, indignée, comment une doyenne de la Faculté des Lettres, illustre et bardée de diplômes, fut bousculée en sortant d’un magasin par un Caucasien forcément provincial et inculte ; à sa prière de s’excuser, l’homme aurait répondu : « la femme n’est rien » !
S’il y a, à n’en pas douter, dans ces témoignages, la preuve de la difficulté immémoriale qu’ont les peuples à vivre entre eux, surtout quand ils sont déplacés et mélangés de force par suite des fléaux que nous décrivent à longueur de journée les médias, je préfère tenir à ma petite expérience, tout opposée.
Eh bien, comme tous les étrangers imprudents au début de leur séjour, je me suis fait délester de nombreux dollars par la milice russe, et non pas par un travailleur illégal, par un Asiatique ou par un Caucasien. Ensuite, j’ai tellement entendu de rumeurs au sujet des chauffeurs de nuit caucasiens, qui vous ramènent chez vous pour « sto roubliei », mais qui peuvent vous détourner et vous attaquer, que j’ai voulu vérifier par moi-même. J’ai pris le taxi avec des amies : on monte à l’arrière, le chauffeur se tait, élève le ton de son autoradio et vous dit au revoir à l’arrivée. J’ai pris le taxi avec des amis : on échange quelques mots avec le chauffeur, touristes ?, étudiants ?, affairistes ?, on répond n’importe quoi et on est chez soi. Mais, surtout, j’ai tendu le bras seul fréquemment : alors là, c’est génial si vous montez à l’avant et n’êtes pas ivre au point de ne plus pouvoir articuler mais, vous bavarderez avec des Ouzbèks, des Turkmènes, des Azéris, parfois un Russe égaré, qui vous résumeront leur vie. L’un vous parlera avec bonne humeur de sa jeunesse et de ses conquêtes féminines à Francfort, tout en tâtant un peu nostalgiquement son embonpoint, et vous ne saurez pour quelle raison il a atterri à Saint-Pétersbourg, mais, néanmoins, apprendrez qu’il a de la parenté à Paris, où il n’a jamais mis les pieds : « Krassivi Parich ! ». Un autre vous posera les questions habituelles, et d’où vous venez aura moins d’importance que le cours de grammaire russe qu’il improvise en remarquant que vous ne parlez pas sans faute. Beaucoup vous diront qu’ils sont devenus chauffeurs de nuit après avoir perdu leur travail dans ces kiosques, qui, paraît-il, étoilaient les rues de Saint-Pétersbourg avant le grand nettoyage de 2003.
Il y a encore cette jeune Tadjik qui travaille dans un restaurant... ouzbek. Elle est musulmane, mais, précise-t-elle aussitôt, originaire d’un village où les femmes ont le droit de travailler. Elle est arrivée il y a trois ans à Saint-Pétersbourg. Comment ? Seule. Elle avait de la famille ici ? Non. Un passeport russe ? Non. Divers jobs aléatoires au début et la fréquentation des discos l’ont amenée à trouver ce travail acceptable de serveuse. Comment se passent les formalités ? Très difficiles, répond-elle avec une aisance gaie, chaque mois il faut aller faire tamponner son passeport par l’administration russe pour avoir le droit de continuer à travailler. Elle est toujours Tadjik.
T* est Tadjik aussi. Je l’ai rencontré dans l’un des Rinok de la ville. Percevant mon russe de cuisine, il se met à me parler dans un anglais tout à fait honorable. Puis, apprenant que j’ai fréquenté la Suisse, il commence à me parler en allemand ! J’apprends qu’il vend des fruits et des légumes ici l’été, puis, tout comme ses collègues et compatriotes, retourne au Tadjikistan pendant la période hivernale. Où a-t-il appris ces trois langues ? Au Tadjikistan ! Il est musulman, ajoute-t-il, et, il me semble, non sans quelque fierté.
Je rentre chez moi désorienté, et je me dis que j’apprendrai un autre jour comment se débrouille T* pour trouver un logement.
[9]
Le (ou la) Russe est peut-être fataliste, selon la tradition. Cela ne l’empêche pas de garder un optimisme que la lutte pour la survie favorise. Force de vie qu’il n’y a plus en Europe de l’Ouest, où les secrétaires de banque répondent à moitié désabusées, à moitié indifférentes, en tous cas franchement de manière impolie, que puisqu’il n’y a pas assez d’argent sur mon compte (c’est-à-dire au minimum dix mille balles) je n’aurai plus droit à une carte de remplacement... Il a fallu que je me rende à Saint-Pétersbourg, pour que, dix ans après que mon compte a été constamment en négatif, un ordinateur programmé par quelque individu que j’ai peut-être croisé dans la rue décide de me couper les vivres ! Passe encore, mais la grossièreté de mon interlocutrice au téléphone m’a fait réaliser à quel point je déteste la Suisse fonctionnaire, et combien je préfère à ce moment les complications collectives, qui réservent toujours des surprises, favorisent les contacts humains même s’ils sont hostiles (c’est un cercle de l’enfer qui me convient à tout le moins mieux). J’ai donc ouvert un compte en Russie, contrairement à Tolstoï, Dostoïevski, Gogol par le passé...
Le peuple de Pétersbourg n’est pas impoli mais franc, rude et expansif à la fois. Certains individus commencent à devenir xénophobes et agressifs, étant donné l’accès à la convoitise, l’afflux des étrangers démonstratifs de leur portefeuille et sexuellement attirés par des filles qui s’intéressent à eux par wagons... Il faut dire qu’elles n’ont pas de modèle psychanalytique incorporé dans le cerveau comme en Europe de l’Ouest, et restent ainsivierges des attitudes qui font débander les derniers représentants d’un idéal amoureux de type exalté... Il faut savoir aussi qu’il y a un pourcentage de sexes fémininsbeaucoupplus élevé que de sexes masculinsenRussie(les guerres, l’alcool, l’honneur...), que le sexe féminin est vraiment féminin et chaleureux, sans préjugé de caractère social ou physique : il n’a pas intérêt. Mais je me demande encore plus quel est l’intérêt d’un sexe de femme ni féminin ni chaleureux... N’importe quel abruti frustré européen pourra reprendre un développement affectif normal ici, pourvu qu’il protège la fille qui l’aura choisi. Gros, maigre, petit, grand, difforme, beau, marrant, bête : peu importe ! Essayer de faire plaisir, donner confiance, apporter une moindre stabilité économique, faire des enfants, vivre au jour le jour et sans craindre les émotions : voilà quelques qualités requises pour faire fortune en amour. Si cela ne joue pas, divorcer dans les deux mois et recommencer...
Le rôle de la féminité est dominant dans le jeu amoureux. La plupart du temps, les hommes sont choisis par les filles, ce qui implique aussi que la plupart du temps ils sont délaissés par elles. Il est plutôt commun qu’une fille russe se serve d’hommes comme de tremplins successifs pour accéder à l’Elysée de son choix : parfois un ivrogne, parfois un nain qui lui arrive au nombril, parfois une armoire qui lui évite de se baisser, parfois un riche mafieux qui la battra ou ne la battra pas... C’est joli, cette variété ! Et cela crée un véritable jeu social. En Russie, on appelle ces filles des "reines de comédie". Qu’est-ce que cela cache ? Cette facilité n’étant sûrement pas désintéressée La femme qui me l’a confié ne m’a pas donné d’explications. Mais d’autres, et c’est l’avantage que je viens de décrire, ont bien voulu m’en dire plus. Les hommes russes seraient atteints de la maladie de l’enfant gâté. À cause des guerres successives dans lesquelles les serviteurs de la patrie ont été impliqués, à cause du grand nombre de ceux-ci qui ne sont pas revenus ou qui sont restés absents durant de nombreuses années, à cause de leur prise en charge exclusive par les mères castratrices -dont le mérite est cependant fantastique, entre travail, alcoolisme, chouchoutage, passades et j’en passe- il a résulté des hommes qui ont l’habitude qu’on s’occupe d’eux du début à la fin. Ils reproduisent cet état d’esprit avec leurs conquêtes. A l’inverse, les jeunes femmes sont prêtes à tout pour attirer un mari ou un amant qui profite joyeusement de cette situation. Nombreuses sont celles qui se tournent alors vers l’étranger, dans une grande ville comme Saint-Pétersbourg, parce qu’elles haïssent le comportement de leurs homologues masculins, à côté de la bonhomie -certes, illusoire - de l’Européen.
[9]
Notre point de vue sur les filles de l’Est se résume aux jolies danseuses de cabaret venues chercher fortune volontairement ou non dans notre pays. Mais en venant à l’Est, on se rend compte que la Suisse doit être autant si ce n’est plus responsable de l’existence de ce type de prostitution. Je suis tenté de dire qu’il n’existe que pour des étrangers un peu débiles : c’est un modèle importé, un calque sur les conditions de vie de nos sociétés occidentales, une façon de faire qui a des raisons de subsister d’après les projets de vie -ou de mort- que proposent nos gouvernements. De même, notre point de vue sur les hommes de l’Est se résume à l’existence des réseaux mafieux. Peu de Suisses imaginent à quel point leurs compatriotes et leurs voisins européens, ainsi que leurs homologues d’Outre-Atlantique ont nécessairement recours à ces réseaux mafieux, qui ne sont autre chose que des contrats signés entre vodkas descendues dans un intérêt commun, parfois entre quelques coups de couteau ou de feu.
Voici L., un boursier anglo-australien en vacances. Il a pris des cours de russe avec moi, mais je doute qu’il en sache plus qu’à ses débuts. Il a acheté une maison dans l’extrême sud-ouest de la Russie. Il contacte les filles qu’il veut rencontrer par voie électronique. Il est donc assuré de tomber sur les spécimens qu’on connaît dans le monde entier. L., authentique et naïf, un peu bedonnant et sans aucune élégance, complètement dépourvu de galanterie (« Australien », dit-il lui-même pour s’excuser), L. ne rencontre que des professionnelles qui le mettent mal aise en ne s’intéressant qu’à son argent. Sa plus grosse gaffe a été d’arriver au rendez-vous avec un bouquet de fleurs inutilisable : la fille n’a même pas daigné l’emporter en le quittant soudainement. Sa façon ingénue de raconter le rend sympathique. L. est la généreuse victime à qui il va arriver d’autres mésaventures de ce genre : il vaut mieux ne pas le fréquenter.
[10]
Il y a deux Pétersbourg. Le visible, avec ses contrastes entre richesse et pauvreté, on s’y habitue peu à peu, mais le caché charrie une misère sans qualificatif. J’ai eu l’occasion de rencontrer Maxime, qui se dévoue depuis quelques années à la cause des sans-abris, des inexistants du point de vue de la législation. Chaque année 3000 clochards meurent à Petersbourg. L’hiver est particulièrement tueur. Ceux qui résistent le doivent souvent à l’alcool, mais alors ils survivent alcooliques et amputés de leurs membres nobles : pieds, mains, puis jambes et bras gagnés par le froid jusqu’à la gangrène, à la fin le cœur gros de ces gens qui n’ont plus rien à pleurer.
Quand Maxime m’a fait visiter la structure d’accueil qu’il gère avec quelques amis, j’ai dû m’accrocher à ma croyance que j’étais altruiste. Il en fallait un peu plus pour réagir humainement face à ce que je voyais. Je ne voyais pas très bien, d’ailleurs, ce qui se passait dans cet escalier du premier étage après l’entrée : une forme vivante était aux prises avec un appareil tubulaire et des roues. C’était bien un homme précédé d’une chaise roulante qu’il tentait de monter devant lui. En regardant de plus près -la vision est dépendante de l’émotion et de la volonté- je constatai que l’homme marchait sur ses genoux, traînant des pantalons dégeulasses. Le double emploi des ces pantalons trop grands pour l’homme gangrené jusqu’à la moitié de ses jambes vient de ce que les prothèses lui sont inaccessibles et de ce qu’ils cachent aussi ses blessures honteuses. Avant que j’aie eu le temps de réagir, Maxime se propose tout naturellement de porter la chaise roulante de l’homme jusqu’à sa destination...
[11]
Ils sont tous indignés de ma question s’ils connaissent la Suisse. Ce sont des citadins, pourtant ce ne sont pas forcément ceux qui me ressemblent auxquels je cherche à m’assembler. Il y a des bons et des moins bons, mais tous ont quelque chose à dire sur tout. Pour moi, c’est encore une bonne surprise : je dois réfléchir en situation. Mon personnalisme congénital doit soudain accoucher d’une forme qui m’était presque inconnue : le dialogue.
Pour la première fois depuis longtemps, mes sentiments suivent leur cours. Je n’ai plus peur de rencontrer des personnes à qui je n’aurais rien à dire, auprès desquelles il faudrait justifier par mille détours ce désintérêt. En Russie, je bois comme il boit ; ou je ne bois pas comme il boit : pourtant j’ai quelque chose en commun. Soit on s’éloigne, soit on fraternise, soit on s’insulte et enfin on se bat... C’est très simple et c’est plus de possibilités simultanées que je n’ai jamais connues en Suisse. Je n’ai plus peur de parler à quelqu’un dans n’importe quelle circonstance, car il y a des personnes dans les situations, plutôt que des situations dans les personnes : la différence est-elle comprise ? Avec un ami suisse en séjour ici, nous sommes tombés d’accord : la Suisse a failli nous faire mourir, la répression à la suisse a failli nous avoir, le policier dans nos têtes avait presque gagné... Pour illustrer la chose : c’est la première fois depuis l’âge d’entendement que j’ose sourire sans retenue à un enfant inconnu, en ayant l’impression de rendre fière sa mère. Au contraire, je me souviens du malaise éprouvé chaque fois qu’un petit Helvète allait faire le clown devant moi. Car j’étais sûr de devoir affronter la réprobation maternelle, voire la police sur dénonciation infondée. Cet exemple s’étend à tous les types de relation que j’ai eu l’impression de vivre en Suisse : méfiance d’abord, intérêt ensuite, mais enfin pourquoi pas de l’amitié ou de l’amour ? Mais le temps que la méfiance s’en aille, le temps que les intérêts coïncident, l’amour ou l’amitié auront disparu ! En résumé, on ne peut plus guère se rencontrer en Suisse. Les rencontres sont possibles à condition de se compromettre un peu d’abord, de payer un peu d’abord... Il ne s’agit plus de rencontres. Le système capitaliste englobe la totalité des domaines de la vie. Peut-être qu’il apparaîtra plus tard comme le plus totalitaire qui n’ait encore jamais existé.
Pour le moment, en Russie, on se rencontre encore, on se rencontre avant tout. Les entreprises qui exploitent la déréliction et l’isolement paraissent donc accessoires. Avant qu’elles ne deviennent absolument nécessaires, il faudra provoquer le besoin : il faudra que le tissu social ait été déchiré de part en part, il faudra que les humains aient été dégoûtés d’eux-mêmes pour ne plus oser s’apercevoir de front, il faudra qu’il y ait eu des coups fourrés entre amis et des trahisons en famille, il faudra que, comme en Europe, on parle de la culture au lieu d’être cultivé.
Dans mon pays, quelque chose a fait que l’individu ne se croit pas obligé envers autrui. Une sorte de neurasthénie collective s’ensuit. Mais l’affection simple est un luxe qui ne s’achète pas, tout comme l’humour, l’état poétique, les relations intimes.
Depuis la fameuse, et finalement désastreuse équipée vers la Gaule des Helvètes, qui brûlèrent entièrement leurs villages avant d’aller se heurter à Jules César, on peut prévoir sans risque de se tromper une nouvelle vague d’émigration due à la nouvelle situation politique et économique de la Suisse - terre d’asile pour les étrangers richissimes... et pour la main d’œuvre bon marché. Suisse, ô Pays de Services et d’Anciens Contrastes, avec tes reliques dans les montagnes, et tes Châteaux désertés, et tes Routes excellentes à traverser, pour arriver en Italie et en France, si le Gothard est dégagé et le Mont-Blanc n’est pas en feu, Suisse Ô Pays du Suicide et des morts lentes dans les asiles psychiatriques, près du Japon dans les statistiques, Suisse Pays d’abbayes et d’écoles privées, chers par rapport au miel des steppes et aux écoles des taïgas, tout aussi bons ! Suisse, Planificateur touristique dans tes sociétés qui agonisent et cherchent la semence ! Suisse submergée de dépressifs ! Ô rêve de coucous dans l’espace des barrages, regrettant le temps de tes Sources devenues stériles.
[12]
Je me souviens avec une certaine stupeur de mon premier mois à St-Petersburg. L’état de choc constant, aggravé par le décor des « nuits blanches ». Les indigènes qui sortent d’un long hiver noir et d’un printemps rapide, n’ayant qu’une chose en tête : voir le jour ! Chaque été est une renaissance pour eux, au placard mes quatre saisons bien plantées dans le paysage suisse.
Longtemps après m’être plaint de l’inaction en Ch, je ne peux qu’être ravi de ces changements. Je réfléchis plus vite et moins profond. Je suis moins blessé pour le moment. Je m’éduque. Je vis en pensant moins souvent à ma mort qui s’est produite il y a bien longtemps, je vire dans la mauvaise poésie, comme Cendrars au début, qui s’était rendu compte avec une certaine horreur de la cure de vieillesse qu’implique le voyage, avant le rajeunissement solitaire. La poussière sur les routes défoncées, soulevée par le vent et dans les yeux, n’est-elle pas meilleure que les sauts et les chutes sur le goudron des villes européennes, fouetté par les élastiques des filles anémiques et des garçons cruels.
Je suis devenu une éponge amorale pour mieux constater mon âme après la pression
[13]
Le Lac des Cygnes est un bon moyen de prendre la mesure du tempérament russe. Ce ballet classique soulève toujours autant les passions. Le billet à deux-cent vingt roubles (à peine dix francs suisse) est particulièrement avantageux pour moi, grâce à S*. Cette ancienne ballerine conserve ses entrées selon l’ancien système, de ce point de vue plus égalitaire que le nouveau, exclusivement économique : normalement, les étrangers paient environ cinquante dollars pour une place équivalente. Au lieu d’accumuler comme par le passé les tsars les revenus des travailleurs au service de l’empire, au lieu de voler les bolchéviques la fortune des aristocrates, l’économie artificielle du capitalisme permet de voler les touristes en toute quiétude. L’économie capitaliste ne peut vivre que de ces grands écarts, soit entre individus, soit entre pays, soit entre continents comme cela devient manifestement le cas. Toujours, avant que l’équilibre monétaire ne puisse s’achever partout dans le monde, entre des continents, ou entre des pays, ou entre des individus, l’esprit capitaliste suggère la guerre. Car l’idéologie néolibérale ne survivrait pas à l’équilibre monétaire, à l’égalité économique. Il ne faut pas croire que ceux qui vantent un hypothétique progrès par l’économie aujourd’hui seront les mêmes que ceux qui seront forcés de trouver d’autres solutions demain : pas du tout ! La logique économique est une logique de guerre, et la version néolibérale du capitalisme est une stratégie dans la troisième grande guerre qui a commencé à se profiler peu après la deuxième... J
Dans ma loge du théâtre Mariinsk, j’imaginais que les parties fines de Casanova pouvaient se reproduire ici, après plus de deux-cent ans. Ma voisine d’environ quarante-cinq ans, tout à fait séduisante, se déplace d’une chaise vers la droite et me propose de prendre sa place : je verrais mieux, me dit-elle en russe. Mon accent étranger et ma difficulté à lier les mots n’empêche pas une conversation improvisée. Tiens, me dit-elle, à côté de ma fille se trouve justement une étudiante sud-américaine qui loge chez nous. Mais nos salutations à peine accomplies, le rideau se lève : commence le spectacle qui va me donner à la fois le mal du pays et l’accès direct à l’étrange profondeur de l’âme russe. La fameuse coda provoque bientôt les larmes et les reniflements de ma voisine, comme de bien d’autres personnes. Je me retiens moi-même avec peine : à la fin de chaque scène brillamment accomplie par les danseurs et ballerines de la troupe du Bolchoï, tournant ce mois à Saint-Pétersbourg, les applaudissements se déchaînent, les bravos furieux des hommes retentissent, les pleurs des femmes s’écoulent sans déranger... Je commence à me noyer dans l’exultation collective... C’en est trop ! Je m’échappe à la fin du deuxième acte. Le téléphone sonne précisément à ce moment. J’obtiens un rendez-vous avec une amie russe. Nous allons nous promener au bord du Golfe de Finlande. Nous parlons du soleil, de la lune, des projets de construction sur la jetée de l’île Vassilevski, devant le grand hôtel Pribaltiskaya... Changement de perspective au bout de laquelle je retrouve pourtant l’univers de l’heure précédente. Mon amie aurait voulu devenir ballerine mais ses parents n’ont pas désiré ou pas pu la soutenir. Je décide de l’inviter à une prochaine représentation du théâtre Mariinsk. Certes, celle-ci fut médiocre par rapport au Lac des Cygnes, mais ma compagne, qui le savait aussi, fut extrêmement contente. Pendant le déroulement du ballet, L., l’ami suisse qui nous accompagnait a fait connaissance avec une Russe émigrée aux Etats-Unis et revenue pour un temps dans sa famille. Elle parlait quelque peu français. Tous les jeunes de ma génération qui ont été à l’Université parlent au moins très bien une langue étrangère, le français ou l’anglais surtout. Ainsi, un meilleur théâtre se déroulait dans le théâtre, et nous finîmes tous la soirée joyeusement, échangeant nos histoires et nos expériences, soupçonnant même que la Russe soit une espionne, car elle travaille comme ingénieur informatique à Sacramento, en Californie.
Je n’ai éprouvé qu’en Russie de ces révolutions cosmiques aussi rapides, à partir de simples conversations, entre différentes personnes, dans différentes situations, qui forment tout d’un coup un ensemble cohérent. Une monade intemporelle remplace notre ancienne naissance physique et prouve que la vie vaut la peine d’être vécue.
[14]
A part sa fonction décorative et son porté pseudo politique, la religion orthodoxe reste très discrète. Elle n’a pas envahi les consciences comme le christianisme, l’islam ou le judaïsme. Elle a en tous cas été balayée par la religion du communisme. Apparemment, cela n’empêche pas de vivre de manière satisfaisante. Les Russes que j’ai rencontrés croient en une sorte de divinité cosmique. Seuls certains volontaires et des babouchkas désespérées se précipitent à hauts cris dans les églises. Quand ils n’ont plus que ça, c’est naturel. Mais je n’ai jamais vu dans la rue des sœurs en sandales ou des curés en excursion, comme il y en a dans toutes les capitales européennes... Quelques popes solitaires et crasseux, comme les décrit Ella Maillart dans son récit de voyage en Russie.
J’ai été écœuré en télévisualisant la jeunesse chrétienne en train d’acclamer son nouveau pape à Cologne. La plupart de ces jeunes bariolés, agitant casquettes et brandissant hampes surmontées d’incompréhensibles drapeaux multicolores ressemble à mes pires cauchemars...
Détente devant la cathédrale Saint-Isaac, Saint-Pétersbourg, août 2005.
Quand je parle à une amie russe de mes cas de conscience, de ma difficulté à accepter l’inéluctabilité des événements mondiaux, elle reste imperturbable : demain, dit-elle, nous ne serons peut-être plus en vie, et dans cent ans, est-ce vraiment à nous de prévoir pour ceux qui décideront ? Réflexion d’une fille qui n’a pas calculé l’intérêt de ses pensées... Elle qui, successivement, empocha beaucoup d’argent durant la perestroïka, s’est retrouvée ruinée durant la dévaluation de 1998, gagne maintenant sa vie au jour le jour, comme assistante-vendeuse dans un magasin de luxe où personne ne vient. Pourtant, c’est une princesse. Elle a l’élégance de celles qui ont appris à marcher avec un plat sur la tête au lieu de courber l’échine devant les émissions formatrices et les jeux télévisés. Elle représente l’espérance sans commentaires : un mari décédé, un retour obligé dans l’appartement de ses parents, où elle vit toujours, et deux années de vie commune avec un Anglais qui, fatigué, retourna dans son pays sans l’emmener... A trente-cinq ans, sa beauté naturelle lui laisse encore espérer d’avoir des enfants, ce qu’elle désire le plus au monde.
Mais en approfondissant ma relation avec elle, en la comparant avec d’autres semblables, j’ai pu constater, à mon grand désarroi, que les jeunes Russes recherchent au contraire le confort et la sécurité que l’Occidental est en train de ne plus digérer, même au prix des aberrations les plus flagrantes. Musique pop débile, réactions de consommateurs naïfs devant les nouvelles denrées que propose le capitalisme conquérant, refoulement volontaire de la mémoire historique du pays, monstrueuse avidité pour un présent séquencé sans ordre, en dents de scie, et qui montre un total désintéressement pour l’avenir politique de la Russie, ouverte à tous les démons...
Après quatre mois, je commence à subir les désillusions. Il est temps que je quitte cette ville ou que je trouve un emploi qui m’en affranchisse par l’esprit.
[Suisses en Russie]
La Russie est ce vaste continent dont les Suisses peuvent être fiers presque autant que les Russes eux-mêmes !
[Suisse à Paris]
Un ami qui se trouve par nécessité professionnelle dans l’ancienne capitale des arts m’a démoralisé par son courrier m’indiquant : « A l’ouest rien de nouveau... Le terrain n’est pas propice à une révolution, l’argent est le maître incontesté, il faut s’adapter, voilà tout ! »
J’aimerais l’oublier, cette triste vérité. Le seul moyen est donc de se dépouiller religieusement, de voyager sans cesse dans des conditions simples, jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Auparavant, il y aura eu de belles rencontres, de l’amour et des ruptures déchirantes,
[communisme et post-communisme, étude sentimentale]
Vivre serré les uns contre les autres et bâtir néanmoins une sorte d’empire implique un respect hors du commun de l’individualité.
De la bouche de la génération qui a grandi sous ce régime, le verdict est toujours pareil : c’est mieux maintenant et ça ne pourra être que mieux à l’avenir, mais... Mais tous croyaient que les avantages acquis durant la période soviétique seraient conservés, puis que la perestroïka les augmenterait encore. Le contraire s’est passé : l’indépendance au travail et le statut social de la femme reconnus par le régime révolutionnaire dès 1917 passèrent aux oubliettes. En comparaison, la femme suisse est citoyenne à part entière seulement depuis 1970 et il ne fait aucun doute qu’elle est moins indépendante encore que la femme russe, qui a eu l’habitude de travailler, de vivre, de choisir ses amours à égalité avec l’homme, depuis plus longtemps, même en élevant des enfants !
Les privilégiés d’autrefois (intellectuels, artistes, universitaires, sportifs d’élite...) se retrouvèrent à composer avec des salaires de misère, remplacés peu à peu par les nouveaux Russes qui firent fortune au détriment de l’intérêt public, dans le sillage des sociétés capitalistes auxquels des étrangers -Suisses, entre autres- ne manquèrent pas de s’associer.
On m’a raconté les carnets de rationnement encore en 1985 : il fallait ensuite trouver le magasin qui pouvait fournir les vivres de base, pain, vodka, lait, beurre, flocons. En général, on ne le trouvait pas facilement. En 1993, lors d’un bref séjour à Moscou, j’avais vu la luxueuse galerie en face du Kremlin. Hormis elle, rien n’indiquait encore que les temps avaient changé : je voyageais à Moscou et dans le Cercle d’Or comme dans mes rêves, je marchais dans la neige des contes slaves que j’avais lus dans mon enfance...
[...]
Qu’est-ce qu’une perspective ?
L’avenue principale de Saint-Pétersbourg, l’avenue maîtresse, l’artère d’où découlèrent les et qui irrigua le cœur des poètes est immanquable. Pourtant, tout se passe ailleurs. La perspective Nevski est une rue inhabitée, les touristes, les vendeurs et les voleurs pour les touristes forment les grains de sable de ce désert dont il faut connaître les mirages à travers Gogol ou Dostoïevski.