En même temps qu’un grand poète, Novalis fut un grand penseur. Bien qu’il soit difficile, en l’occurrence, de séparer les deux figures - l’activité poétique et la spéculation philosophique se mêlent toujours chez lui -, il faut savoir qu’avant d’écrire ses poèmes et ses récits les plus célèbres (Hymnes à la nuit, Henri d’Ofterfingen), le jeune romantique se passionna pour la philosophie. Pendant plusieurs années, comme son ami Friedrich Schlegel, Novalis s’est principalement nourri des œuvres de Kant et de Fichte : on est donc loin de l’image du poète à la fleur bleue, préoccupé avant tout de mystique et indifférent aux raisonnements logiques. Les fragments rassemblés dans ce petit volume - qui prendront place dans le deuxième tome des œuvres complètes - ont été écrits pendant le premier semestre de l’année 1798 : Novalis vient de commencer des études scientifiques et techniques à l’Académie des mines de Freiberg, et il participe en même temps aux activités du groupe romantique et en particulier à la fondation de la revue Athenaeum (en août la première rencontre du groupe a lieu à Dresde). Ce contexte biographique explique le mélange détonant de considérations littéraires et de réflexions scientifiques que l’on trouve dans ces fragments. Plus que de " réflexions ", il faudrait d’ailleurs parler ici d’ "expérimentations ". À chaque ligne, le poète expérimente - et avant tout sur lui-même. Sensations, pensées, rêves, concepts, tout est matière à recherche, à critique (définie par les romantiques comme l’activité infiniment auto-réflexive de la pensée). Il s’agit de " se traverser soi-même ", en considérant l’union contradictoire du corps-esprit comme un chaos dont il faut brasser et organiser la matière mouvante et diverse. Le départ de la pensée romantique est donc philosophique, mais sur le mode expérimental : " Ici naît cette réflexion vivante qui, traitée avec beaucoup de soins et d’attentions, va par la suite se déployer elle-même en un univers spirituel infiniment formé (…). C’est le début d’une authentique traversée de soi-même que l’esprit effectue sans fin ".
La présente traduction restitue le style même du travail d’écriture fragmentaire propre au romantisme. Quelques temps après l’avoir rédigé, Novalis a relu l’ensemble et sélectionné les pages qu’il voulait reprendre dans une suite comparable aux Grains de pollen publiés dans Athenaeum. Il a raturé certains fragments (mis ici entre crochets) et en a souligné d’autres, dignes selon lui d’être retravaillés et publiés. En conclusion, Novalis explique d’ailleurs sa démarche : " L’essentiel est encore très fruste. De nombreuses choses appartiennent à une grande idée de la plus haute importance. (…) En progressant, bien des choses se sont avérées insignifiantes apparaissant sous une tout autre lumière - de sorte que je n’aurai rien accompli isolément, avant d’être venu à bout de la grande idée qui change tout ". L’écriture fragmentaire n’a pas pour fonction de produire des aphorismes exprimant un point de vue définitif sur telle ou telle question, mais d’ouvrir des perspectives, de générer des pensées nouvelles qui, même si elles sont imparfaites et limitées, accouchent de cette " grande idée ", ici seulement entr’aperçue. Dans une lettre à Friedrich Schlegel, Novalis évoque également l’existence de celle-ci, sans l’exposer. Nous voilà donc d’une certaine façon contraints et forcés à traverser cette masse d’esquisses afin de peu à peu la discerner et d’en faire notre propre usage…
Une piste pourrait être celle que ne cesse de frayer Novalis à travers tous ces fragments : partie de Fichte, elle conduit au cœur de la démarche romantique, qui s’articule autour de l’idée d’" auto-éducation ". Limité, le Moi s’exprime en fragments, et l’auto-éducation consiste en une réflexivité infinie qui conduit l’individu à se perfectionner, à s’augmenter. Le philosopher - tel que Fichte l’a révélé - est " entretien avec soi-même ", et " authentique auto-révélation - l’irritation du moi réel à travers le Moi idéal ". Novalis écrit aussi : " Ce fait est indémontrable. Chacun doit en faire par lui-même l’expérience. C’est un fait d’un genre supérieur que seul l’homme supérieur va rencontrer ". Or Fichte avait surtout mis l’accent sur l’influence du Moi sur le Non-Moi. L’un déterminait l’autre, d’une façon quasiment despotique (l’homme étant infiniment supérieur à la nature). Pour les romantiques, il devait y avoir également une détermination du Moi par le Non-Moi, de l’esprit par le monde. Novalis parle à ce sujet de " partie pratique " centrée sur " l’auto-éducation du Moi permettant cet échange ". On voit donc qu’au-delà de la théorie philosophique le romantisme cherchait une pratique orientée vers la réalité du monde, ce qui conduisit Novalis à l’étude patiente et raisonnée des sciences.
D’autre part, comme chez Schiller, cette éducation devait être " esthétique ". Dans sa postface, Olivier Schefer insiste justement sur ce point. Fichte, écrit Novalis, fut l’inventeur d’une " manière totalement neuve de penser ", mais le romantisme désire pousser ce philosopher plus loin, en fondant une poétique nouvelle. " De merveilleuses œuvres d’art peuvent en résulter - si l’on commence à prolonger le fichtéiser de manière artistique ".
Qu’est-ce donc que l’art romantique alors ? " Devenir un homme est un art ", écrit encore Novalis. Le romantisme ne serait-il pas la première esthétique moderne qui se soit saisie du sujet comme d’une œuvre à accomplir, patiemment, au quotidien, renouant en cela avec une tradition philosophique ancienne ? Au-delà de la création d’œuvres littéraires, la romantisation se rapprocherait de ce que Foucault a appelé, dans ses ultimes recherches, une " esthétique de l’existence " accordant au sujet toute la latitude pour améliorer ou changer sa vie. Ce serait là, peut-être, la " grande idée " de Novalis. À expérimenter soi-même…