Dans un entretien accordé au Frankfurter allgemeine Zeitung paru le 11 août 2006, le romancier le plus célèbre d’Allemagne, Günter Grass, a reconnu avoir été membre de la Waffen SS à la fin de la seconde guerre mondiale, soit à partir de septembre 1944, et directement engagé dans les combats face à l’armée soviétique à partir de février 1945. Il évoque en ces termes son enrôlement : « A l’époque, voilà comment cela s’est passé : je m’étais porté volontaire, pas pour la Waffen SS, mais pour les sous-marins, ce qui était tout aussi fou. Mais ils ne recrutaient plus. La Waffen SS au contraire a enrôlé tout ce qu’ils ont pu durant ces mois de 1944-1945 ». Il ajoute que « ce qu’il voulait, c’était sortir. Sortir de l’étau, sortir de la famille. Je voulais mettre fin à cela, c’est pourquoi je me suis porté volontaire. C’est une chose étrange, ça aussi : je me suis proposé pour le service, à 15 ans à peu près, et ensuite j’ai oublié avoir fait cette démarche. Comme beaucoup de ceux de ma génération. On était au service du travail obligatoire, et tout à coup, un an plus tard, l’ordre de mobilisation était sur la table. Et c’est à Dresde seulement, je crois, que j’ai réalisé qu’il s’agissait de la Waffen SS ».
Jusqu’alors, Grass avait certes reconnu avoir été membre des Jeunesses hitlériennes et avoir été - dès l’entrée en 1939 des troupes de la Wehrmacht à Dantzig en Pologne où il passé son enfance - un partisan du régime nazi, tout en affirmant qu’il n’avait été qu’un simple soldat dans les derniers mois de la guerre. La révélation, soixante ans après la fin de la guerre, de son engagement dans la Waffen SS, a provoqué un choc considérable en Allemagne, où l’écrivain jouissait depuis le succès de son roman Le tambour à sa sortie en 1959 d’un immense prestige.
Cet aveu est survenu après un événement sportif majeur, la Coupe du monde du football, qui a permis aux Allemands d’affirmer un patriotisme pacifié et de croire que les cinquante années de honte du drapeau national et de « traitement du passé » (Vergangenheitsbewältigung) étaient définitivement closes. En quelques mots, Grass a brisé l’illusion collective issue de l’euphorie footballistique en replongeant chaque Allemand dans la part la plus sombre de l’histoire du pays.
Le réveil était en effet brutal : comment était-il possible qu’une grande conscience de la gauche allemande ait pu dissimuler pendant soixante ans qu’il avait appartenu à la SS ? Comment Grass, celui justement qui, avec son roman Le tambour, mais aussi avec ses incessantes interventions dans le débat public à partir des années 60, avait appelé ses concitoyens à reconnaître leurs fautes aussi bien sur un plan individuel que collectif, comment ce même homme avait-il pu taire son propre passé, le recouvrir d’un mensonge qui avait duré plus d’un demi-siècle ? En raison de ses perpétuelles mises en cause de la société allemande de l’après-guerre, basée selon lui sur l’hypocrisie et le mensonge quant au passé nazi, Grass s’était fait de nombreux ennemis, qui n’ont pas manqué de monter au créneau dès que l’écrivain a fait son mea culpa.
L’historien et biographe de Hitler, Joachim Fest, affirma ainsi ne pas comprendre que « quelqu’un qui s’était élevé au rang de mauvaise conscience de la nation pendant soixante ans, et surtout en ce qui concerne la question nazie, reconnaisse seulement ensuite avoir été impliqué si profondément ». Le critique littéraire Hellmuth Karasek, qui officie notamment à la télévision dans une émission qui s’appelle « Das literarische Quartett » et qui avec son maître Marcel Reich-Ranicki, lequel dirige l’émission, s’est spécialisé dans les jugements superficiels et expéditifs, considère quant à lui que Grass a falsifié sa biographie et devrait par conséquent rendre l’argent qu’il a obtenu à l’occasion de son prix Nobel de littérature. Rien de moins...
Grass a toutefois obtenu le soutien de personnalités importantes de la scène culturelle allemande, en particulier de Martin Walser, un écrivain de la même génération et qui comme Grass a fait partie du « groupe 47 », un important cénacle de plus ou moins jeunes écrivains d’après-guerre, parmi lesquels se trouvaient également Heinrich Böll, Hans Magnus Enzensberger et Siegfried Lenz. Walser a en effet déclaré que si ce dernier avait avoué plus tôt son enrôlement dans la SS, ne serait-ce que pour un court laps de temps et à un moment de la guerre où de nombreux jeunes Allemands furent enrôlés de manière arbitraire et contre leur gré, alors celui-ci n’aurait jamais pu intervenir dans le débat politique et moral concernant le nazisme comme il l’a fait pendant soixante ans. D’autres écrivains et personnalités de la scène littéraire allemande ou autrichienne n’ont pas manqué de marquer leur soutien à Grass, en contestant le fait que celui-ci avait perdu une bonne partie de son autorité morale suite à ses aveux.
Grass affirme n’avoir commis aucun crime pendant la courte période où il combattit au sein de la Waffen-SS, et montre ainsi le désir, sinon de se dédouaner, du moins de se désolidariser a posteriori de ce corps d’armée qui, plus qu’aucun autre sous le troisième Reich, est responsable de nombreux crimes commis sous le nazisme. L’écrivain reconnaît par ailleurs avoir eu longtemps honte d’avoir été membre de la SS, d’où son silence pendant tant d’années.
La SS (Schutzstaffel), fondée en 1925, était à l’origine un corps d’élite devant servir à la protection personnelle de Hitler, mais bien vite fut créée une branche spéciale, la Waffen-SS, qui fut envoyée au front aux côtés de la Wehrmacht. L’unité comptait un millier d’hommes au début de la guerre, plus de 900 000 en 1944. Les SS furent responsables de nombreux massacres, notamment à Oradour en France, et la Waffen-SS fut qualifiée lors des procès de Nuremberg d’organisation criminelle. Il est donc étonnant que Grass puisse dire encore aujourd’hui qu’il n’a tiré aucun coup de fusil et commis aucun crime, quand le fait d’appartenir à la division « Frundsberg », engagée dans de terribles combats pour empêcher l’armée soviétique de prendre Berlin en avril 1945, constitue en soi un crime. D’autre part, il paraît peu vraisemblable, selon l’hebdomadaire Der Spiegel (21 août 2006) que Grass n’ait tiré aucun coup de feu et tué personne, ne serait-ce que pour se défendre, quand on sait que les Russes ne faisaient aucun prisonnier vers la fin de la guerre, et que les soldats allemands se défendaient becs et ongles, par crainte de se faire capturer.
Dans un entretien télévisé avec Ulrich Wickert (repris dans le Spiegel du 21 août), Grass reconnaît avoir beaucoup trop tardé à évoquer cette période de sa vie, et avoir souffert de ce silence. Il revient notamment sur un événement dramatique qui eut lieu lors d’une lecture en 1967, lors de laquelle un homme monta sur la scène, provoqua la salle en saluant les SS qui y étaient présents, et se suicida tout de suite après en avalant une pilule de poison. Suite à cet événement qui le bouleversa, Grass alla à Tübingen où il rendit visite à la famille du défunt. Dans son livre paru quelques années plus tard, Journal d’un escargot, Grass évoque à plusieurs reprises la figure de Scheub, ancien SS qui souffrit du souvenir de son passé au point de se donner la mort. Avec le recul, cette histoire paraît emblématique du tourment intérieur que dut endurer Grass lui-même, incapable toutefois de reconnaître en privé (il ne confia son temps dans la SS qu’à sa femme) ou en public la vérité sur ses années de guerre. Comme s’il n’était finalement possible de se libérer de cette honte éprouvée intérieurement que dans la mort.
Le plus intéressant dans cet entretien est finalement la proposition de Grass, dont l’objectif n’est pas prioritairement d’ordre commercial (contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs) : Si vous voulez porter un jugement sur mon passé, lisez mon livre. Cela signifie qu’affronter son propre passé ne peut se faire pour un écrivain et aussi pour ses lecteurs, qu’en se confrontant à l’expérience littéraire. Et en effet lire le livre de Grass, intitulé En épluchant les oignons est une expérience de vérité à la fois troublante et extrêmement enrichissante, aussi bien sur le plan individuel que communautaire. C’est finalement aussi à travers de tels livres qu’une communauté se transforme et - peut-être - progresse vers plus de bien-être collectif.
Car que nous raconte exactement Grass ? Il situe son personnage (lui-même) à l’âge de douze ans, au commencement de la guerre. « Mon enfance s’arrêta, écrit-il, au moment où, là où je grandissais, la guerre éclata en même temps à différents endroits » . Grass insiste sur ce point : l’enfant dont il va observer le destin n’est plus un enfant, il est déjà, à douze ans, passé à l’âge adulte. Il lui accorde donc une responsabilité dans tous ses actes, ils ne sont pas le fait d’un enfant ballotté par la guerre, mais bien d’un être que le conflit mondial propulse en quelques jours au niveau d’une conscience adulte.
En 1939, le tout jeune Grass eut l’occasion de constater la nature violente et barbare du régime nazi, sans toutefois s’en émouvoir outre mesure : lors de l’invasion de la Pologne par l’armée allemande, son oncle Franz, employé de la poste de Dantzig, engagé dans les combats de résistance à l’ennemi, sera capturé et fusillé parmi beaucoup d’autres. Grass raconte que la femme de son oncle et leurs enfants durent quitter Dantzig et vivre à la campagne, vite oubliés par le reste de la famille. Le nom de Franz « fut écarté comme s’il n’avait jamais existé, comme si tout ce qui le concernait lui et sa famille était imprononçable ». Le neveu Günter ne posa aucune question, « bien qu’il n’ait plus été un enfant depuis le début de la guerre ». « Ou bien, se demande Grass, je n’osai pas demander parce que je n’étais plus un enfant ? Est-ce que, comme dans les contes, ce sont les enfants qui posent les bonnes questions ? ».
A plusieurs reprises, au fil de son récit autobiographique, l’écrivain se questionne sur sa propre indifférence et met en relief la honte qui le saisit soixante ans après les événements, honte qui visiblement n’a cessé de le hanter toutes ses années. Car toutes les années de guerre sont remplies de scènes qui illustrent l’inconscience dans laquelle vécut Grass entre douze et dix-sept ans, comme par exemple cette amitié avec un camarade de classe prénommé Heinrich, lequel, devant lui et d’autres élèves de sa classe, donne des détails précis quant aux pertes essuyées par l’Allemagne lors de la bataille de Narvik. Son père est un antifasciste convaincu et écoute la radio anglaise, il bat son fils lorsque celui-ci raconte avoir informé ses camarades sur la réalité des combats. Cet écart du fils aurait pu coûter la vie à toute la famille. Des années après, Grass retrouve l’ami disparu du jour au lendemain, qui lui raconte ce qui s’est passé après sa disparition. Son père, qui avait été député social-démocrate, fut arrêté par la Gestapo et déporté en camp de concentration. La mère se suicida quelques jours plus tard. Heinrich et sa sœur furent envoyés chez la grand-mère. Le père réussit toutefois à passer dans le camp russe et finit par retrouver ses enfants, mais dut souffrir à nouveau de la répression en RDA lorsqu’il s’engagea au SPD, qui fut vite « fondu » dans le parti communiste. Heinrich raconte à Grass que son père finit sa vie écarté par ses camarades, rempli d’amertume.
Des années après, le vieux Gras s’interroge : Comment ai-je pu ne pas me poser de questions concernant mon oncle Franz abattu par les Allemands, comment ai-je pu voir disparaître l’ami Heinrich sans chercher à m’informer à son sujet ? Il se remémore avec horreur que ces événements ne l’empêchèrent pas de s’enthousiasmer pour l’Allemagne et le régime nazi, au point de demander à être enrôlé dans l’armée allemande, pour finir dans la Waffen-SS. Comment expliquer cet aveuglement devant le Mal ?
« Le souvenir aime le jeu de cache-cache des enfants, écrit l’auteur du Tambour. Elle dissimule. Elle tend à la belle parole et maquille, souvent sans nécessité. Elle contredit la mémoire, qui se montre pédante et qui, querelleuse, veut avoir raison. Quand on lui pose des questions, le souvenir ressemble à un oignon, qui veut être épluché, afin que puisse apparaître lettre après lettre ce qui peut être lu : rarement univoque, souvent écrit à l’envers comme dans un miroir ou bien encore énigmatique. « Tout au long de son récit, Grass avance d’énigme en énigme, cherchant à éplucher l’oignon peau après peau, jamais sûr de bien comprendre les vraies raisons d’un aveuglement persistant. « Lorsqu’après mon onzième anniversaire à Dantzig et ailleurs les synagogues brûlèrent et les vitrines furent brisées, j’étais certes inactif, mais j’étais là en tant que spectateur curieux, j’observais comment une horde de SA mirent à sac, dévastèrent la synagogue de la Michaelisweg, non loin de mon école ». Cette passivité était l’expression d’une connivence profonde : « En tant que membre des Jeunesses hitlériennes, j’étais un jeune nazi. Croyant jusqu’à la fin. (...) Pour décharger le jeune homme et moi du même coup, on ne peut pas dire : On nous a séduits ! Non, nous nous sommes, je me suis laissé séduire ». Cette reconnaissance d’une responsabilité individuelle et collective est cruciale, et seule l’activité littéraire, enfin pleinement autobiographique - alors que jusqu’à présent Grass, dans ses œuvres, faisait miroiter certains aspects de sa vie et de sa personnalité -, seule l’activité littéraire est apte à déployer dans toute sa vérité et son authenticité cette part de responsabilité à laquelle ni l’enfant ni le vieillard Grass ne peuvent échapper. Dans ces conditions seulement, l’écrivain qui a fait de l’écriture une épreuve de vérité peut avoir le dernier mot.