1.
L’enfance, pays idéal.
Tellement idéal que tout poète, tout écrivain se projette vers elle comme vers l’Eden. Même le moins naïf, le plus incisif, le plus lucide donc, y retourne avec un visible bonheur. Retourner en enfance, c’est immanquablement trouver sa lignée et sa ligne, sa voie, son destin.
Tout part de la racine, y revenir c’est s’assurer de la croissance de l’arbre, de son assise.
Ainsi l’homme qui adore le monde redécouvrira toutes les scènes d’enfance où la réalité se donnait à lui entièrement, avec l’amour d’une mère. À l’inverse, celui qui déteste la vie et les autres retrouvera dans ses premières années les clés de son mépris : coups de sa famille, rejet de l’école et de la société l’auront mis sur les rails. Il y a une fatalité de l’enfance que l’écrivain comme les autres hommes se plaît à cultiver.
J’aime les récits d’enfance. Tout commence là en écriture, on n’y peut rien (difficile de s’imaginer aller en avant, insondable). Mais faut-il retourner en enfance pour voir confirmé ce qu’on connaît déjà ? Pour s’emplir les yeux et la pensée - puis celle du lecteur - d’un beau trajet linéaire qui va de la naissance à la mort ? N’y a-t-il donc rien à découvrir, là, en arrière ?
Ah, ouvrir, ouvrir grande la porte cadenassée par soi !
2.
Après l’avoir perdu, j’ai longtemps rêvé à ce bout de terre en Morvan. Encore maintenant, il m’est difficile de m’en détacher, de me détacher de sa lumière. Car il reste avant tout de la lumière,
lumière du pays que j’ai filtrée,
que j’ai trafiquée, collée à la pupille
pour qu’elle ne se détache plus de mon œil interne.
Or il n’y avait pas que de la lumière...
Mais comment m’en souvenir ?
Ciel de nuages pesant aussi, terribles orages des nuits entières, grisaille qui suivait des jours et des jours. Ennui. Non-événements.
C’est aussi cela l’enfance.
Qui étais-je ?
À peu de choses près, celui que je suis aujourd’hui, mais sans l’idéalisation, sans tout ce qu’on rajoute malgré soi, plein du regard, des mots et des souvenirs des autres (combien ils nous polluent l’âme, tous ces souvenirs).
Donc se défaire ici, car comment y arriver ailleurs ?
Filtre instrument de la volonté, contre laquelle il faut lutter.
Neutre, être neutre comme das Kind, est-ce encore possible ?
Il y a de la répétition à force de s’être souvenu et souvenu et souvenu encore : tel lieu, tel moment, tel anniversaire, telle rencontre, tel événement, tel changement. Tout s’est bâti dans la répétition, pas seulement le langage, mais tout ce que je suis, tout ce que vous êtes. Je pourrais vous accrocher, avec tout cela.
J’ai fait cela puis cela puis cela, ensuite...
J’étais de cette taille, je voyais tel membre de famille, je me promenais régulièrement là, - les séries se croisent et s’accordent dans un petit espace circonscrit.
Une histoire. Encore une histoire. Du tricotage à partir de tout ce que je sais et vous savez déjà, puisque vous l’avez vécu ou vu ailleurs sous une autre forme, selon une autre combinaison de mots, de sensations, etc.
À présent je ne peux plus me souvenir, je ne peux pas chercher à me souvenir, il faut me défaire de ce tic d’en passer par la mémoire préfabriquée, celle des autres plus que la mienne, celle des autres dans la mienne, après tant de couches de journalisme et de littérature et de cinéma et de psychologie et de conte pour enfants et de bavardages infinis.
Embourbé dans ma langue, dans ma mémoire, revenant toujours à l’enfance, aux mêmes images, condamné dirait-on à en rendre certaines un peu plus claires, un peu plus nettes, à fictionner encore un peu davantage,
cherchant das Kind,
au-delà de toutes les mémoires écrites,
tracées,
apprises par cœur
cherchant das Kind
caché,
perdu
et qui n’a peut-être jamais existé, lui aussi.
Ou bien peut-être immédiatement présent,
apparaissant par un seul acte de volonté.
Ainsi, il me semble -