3.
Arracher un segment, un moment se pourrait, est toujours possible, comme cette chasse imaginaire (celle où le gibier est cherché, pisté, lancé, mais où on ne le tire pas) à ses côtés, partis dans les champs et forêts - l’espace à décrire alors au-dessus du hameau, le vent froid, l’au-delà des lieux habités -, les deux chiens avec nous,
lui sans son fusil lorsque moi et mon frère nous l’accompagnions dans ses marches,
ce parcours que je crus longtemps infini en durée, longueur et profondeur (comme si par le simple effet du récit la réalité passée prenait une dimension quasiment épique),
ce moment où
les odeurs dans les fourrés rendaient les chiens fous, et ils commençaient à japper,
une course-poursuite s’engageait,
le griffon revenait au bout d’un moment, quant au teckel il cavalait longtemps après une proie (on le suivait à ses aboiements plus ou moins proches), même si l’on pouvait se demander si son excitation n’était pas causée par la découverte d’anciennes pistes, de caches abandonnées depuis plusieurs jours,
il revenait après de longues minutes au bout desquelles nous étions parfois inquiets, après que mon grand-père l’avait longtemps sifflé pour qu’il revienne.
Je me rappelle en effet de ces moments
où nous partions dans les champs et les forêts,
du pays environnant,
et je pourrais m’imaginer partir de là
et ainsi me fixer dans cette histoire
m’y blottir,
m’y réchauffer à intervalles réguliers,
me réchauffer dans le récit, dans le légendaire,
bonheur de cette chaleur retrouvée
où le moi s’enveloppe, se nourrit, s’ensevelit
dans l’histoire de son enfance entièrement reconstruite.
4.
Mais das Kind est définitivement perdu, à sa place apparaît une espèce de figure maigre et vide, une silhouette dessinée par les environs démesurément grands, écrasant tout ce qui vit d’inconnu en lui,
un pantin - joli pantin, mais peu importe - se lève et prend le pas,
celui de l’enfance retrouvée, adorée, celui des longues nuits solitaires et des journées accompagnées plus longues encore, plus dangereuses car des énergies trop communautaires pénètrent en lui, des instincts l’envahissent, toute sorte de petites phrases dites par jeu mais qui ne seraient jamais les siennes, de l’héritage jour après jour, de l’automatisme bafouant la réalité de la vie sentie, embrassée, comprise,
une langue pour le mettre sur les rails du réel grégaire,
une langue de terre l’emportant bien loin des grands courants de la vie,
et toi, récit, tu voudrais suivre ce fil-là, raccommoder infiniment,
dans la nostalgie qui te caractérise toujours
(même parfois la nostalgie du mal, de l’insupportable),
mais que ce soit clair à présent : je me moque de ta voix littéraire, qui n’est que la reprise de l’enfance collective et programmée, car rien n’est moins personnel qu’une enfance, vue par tes étroits lorgnons.
5.
Anamnèse contre,
paradoxale,
pour briser les images ensevelies,
pour retrouver des possibilités,
la respiration, l’oubli surtout,
l’oubli du passé du présent du futur,
circulaire peut-être,
en cycles s’évanouissant
dans les profondeurs,
oh, pas de ces surfaces,
pas de ces mots qui bloquent,
tracent, délimitent, nomment,
immobilisent dans trop de conscience
de soi et du monde,
pas d’événements et de dates,
pas de liens indissolubles,
pas de toutes ces morts dans la vie,
pas de genèses et de départs
et encore moins d’arrivées,
de la découverte,
de la découverte,
rien que de la découverte
sans visée ni but.
6.
Insupportables dessins d’enfants,
me disais-je dans la salle d’attente de ce médecin : cette manie des secrétaires d’à peu près tous les pays du monde consistant à afficher les dessins de leurs gosses sur les murs de leurs bureaux :
avions, militaires, supermarchés, pavillons et immeubles, jardins niais, bureaux de leurs mères et pères, voitures, motos, chiens et chats domestiqués, attentats, mille violences larvées,
tout le bazar de l’esprit contemporain transposé dans des formes primaires et sans grâce,
voilà ce que sont les dessins d’enfants.
7.
L’enfant genre neutre sait son nom, peut-être sa date de naissance.
Sa géographie est limitée. Son orthographe aussi (sait-il seulement lire et écrire ?).
Il n’aime pas lire en tout cas, ou apprendre la lecture. Sur son livre d’école intitulé « Je veux lire » il a rajouté deux mots d’une écriture maladroite, et cela donne : « Je ne veux pas lire ».
Il n’est pas très sociable. Dès qu’il peut, il file dans un bois se cacher.
Il ne rêve pas du monde des adultes. Il se méfie des autres comme de la peste.
Il s’isole facilement, par une espèce de réflexe animal.
Il connaît l’ennui, son unique richesse.
Il parle seul ou avec d’autres, sans distinguer.
Il n’aime pas les enfants qui fredonnent des chansons idiotes, des « chansons d’enfants ». Il a déjà appris à se méfier de tout ce qui est catalogué « enfance ». Des étiquettes de grands magasins un peu partout agrafées.
Malgré tout, il est attiré par les animaux : chiens, chats, oiseaux, tortues, souris, hamsters, poissons, sauterelles, non pas pour jouer avec mais par désir de connaissance. Il lui semble parfois qu’ils voient mieux le monde à travers eux. Mais il est bien conscient que c’est pure illusion.
Un monde confus qu’il préserve, en-deçà des mots. Pas la peine de parler, de nommer. Regarder suffit. Toucher, soupeser, sentir. Actions à distance et à proximité. Evaluations, considérations lentes et répétées.
Ce qui entre dans l’œil fait-il partie de soi déjà ?
Est-ce que les choses s’agglomèrent en nous au fur et à mesure que nous les approchons ? Comment s’en libérer si elles sont de trop en nous ? Comment ne pas en être esclave ?
À certains moments le monde entre, s’infiltre, envahit le corps tout entier. À d’autres, il est absent, un grand silence règne, une étendue étrange se dessine.
Le sommeil, sa grande passion. Dormir le plus tard possible. Faire durer le sommeil. Ne pas suivre le rythme du dehors, du monde. Continuer dans son propre mouvement, dans ce qui est soi. Reconnaître les choses dans le sommeil, au réveil en faire la liste. Recommencer.
Qu’est-ce qu’être aveugle ? Marcher à l’aveuglette dans un grenier, sans allumer la lumière. Toucher les choses des doigts et de la paume des mains. Tomber.
Guetter, distinguer, saisir.
Aller d’un point à un autre, sans raison.
Ses gestes, il les fait souvent pour voir, pour évaluer, pour enquêter. Il tourne en rond et recommence. Il se débat dans la matière du monde.
Il ne veut rien, il ne désire rien. On s’occupe de désirer pour lui, à sa place, c’est reposant. Voir tellement de gens désirer pour lui, le décharger de cela. Parfois il fait semblant de se reconnaître dans leurs désirs, il souffle les bougies et passe à autre chose. Un souffle. Le souffle. Souffler.
Ce n’est pas le paradis toutefois. Tout sauf le paradis, qui est peut-être plus loin (mais il n’y croit pas trop, encore une invention). C’est beaucoup de lourdeur, beaucoup de solitude, beaucoup d’ennui.
Peser les choses, quelle charge.
Ne pas savoir quoi en faire, de toutes ces choses, de tous ces êtres. Où aller avec cela. Comment continuer sans aide. Seul, c’est pour toujours ?
Il se demande : l’ignorance, est-ce mal ? Partout il entend que celui qui ne sait pas est maudit. Que c’est cela la vie : fuir l’ignorance, mal terrible. Alors il cherche lui aussi, mais avec le soupçon lancinant que les voies proposées autour de lui pour en sortir sont mauvaises et illusoires.