Par ce titre en apparence paradoxal, je voudrais attirer l’attention sur les dangers du repli sur un ‘soi’ souvent illusoire et dangereux. Je ne reviendrai pas sur la sclérose identitaire qui s’empare du discours public ; je n’insisterai pas davantage sur la tendance à l’enfermement de soi, des autres, de la parole dans un solipsisme dont les artefacts de la culture pas plus que la politique n’est exempte ; je n’appellerai pas non plus à tendre charitablement la main à mon ‘semblable’ ; enfin, il n’est pas question de se payer d’intentions en appelant à préserver les diversités ethnique, sexuelle ou biologique convocables en fonction de la circonstance.
Toutes ces maladies et leurs remèdes ont vocation, ensemble, à n’y rien changer. Nous en avons des exemples quotidiens : il n’est qu’à suivre l’actualité politique et culturelle…
Quoi alors ?
Il s’agirait d’abord de prendre conscience qu’il y a deux sortes d’altérités : une relative, l’autre radicale. La première est une altérité en miroir, c’est-à-dire qu’elle ne reçoit ses repères, ses caractéristiques que de ‘moi’ : c’est là qu’on trouve les oppositions binaires, enfermées dans des alternatives qui vont de l’ontologie métaphysique (si l’être est, le non-être n’est pas), à la morale (qui n’est pas avec nous est contre nous) en passant par la logique (vrai n’est pas faux, faux n’est pas vrai). Cette altérité se construit toujours contre son complément, son identité en est dépendante, aussi a-t-elle tout intérêt à en préserver l’existence, autrement dit, il est indispensable d’avoir le meilleur des ennemis. Ainsi va la politique du pire, lorsque l’on entretient des oppositions dites irréductibles à propos desquelles on pousse des cris d’orfraie ! On oppose ainsi l’Occident chrétien à l’Orient musulman, alors qu’ils s’entendent comme larrons en foire par le simple fait qu’ils sont au fond d’accord sur tout – et par parenthèse, Edward Said lui-même a affirmé que les Arabes étaient le plus américanisé des peuples. On explique la main sur le cœur que l’on ne peut pas préserver l’environnement et les emplois – et la dernière escroquerie intellectuelle du ‘développement durable’ fera long feu. On enjoint de choisir son camp sexuel : 100% homo ou 100% hétéro, même la ‘bisexualité’ est contrainte de trouver sa place entre ces deux pôles – tout ce qui n’y rentre pas est queer...
L’autre altérité est irréductible au système de celui qui en fait la représentation, elle contraint donc à ne pas référer qu’à ‘soi’. Cette seconde altérité est donc plus forte, plus puissante que la première – plus sauvage et dangereuse aussi. C’est elle dont Victor Segalen disait qu’elle était en voie de disparition sous l’empire du Même ; son Essai sur l’exotisme (1919) témoignait de ce que l’entropie du monde diminuait, c’est-à-dire que l’état de désordre baissait. Près d’un siècle plus tard, c’est encore plus flagrant, la notion même de désordre étant anathèmisée, rejetée par une pensée binaire du côté du Mal. Il ne faut d’ailleurs surtout pas confondre l’exotisme segalénien et l’exotisme touristique qui s’efforce de ne pas opérer de déplacement de valeur dans le sujet-touriste.
Le paradoxe du titre peut se comprendre ainsi : en refusant la simplification consistant à projeter ses espoirs dans un contre-monde utopique ou un monde supraterrestre ou transcendant – qui ne sont que des altérités construites, nous allons vers le Réel, un Réel complexe, déroutant, où ce que l’on retrouve ne correspond à soi que si l’on est capable, à la façon du « tu es cela » des upanishads, de se voir en tout ce qui existe : animaux, végétaux, minéraux, airs et eaux, énergies... c’est-à-dire si l’on est capable de ne plus se borner à cause de la peur.
Le choix d’articles de cette semaine vise à faire toucher du doigt la porosité de certaines frontières ainsi qu’à faire un peu plus entendre la voix du Réel...
Régis Poulet
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Conscience transversale de Rodolphe Christin
Chromosome 21 de Karine Macarez
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"Se lire monde" : Sur ’Codex’ d’Auxeméry de Laurent Margantin
Une vallée sous les nuages de Boisrouvray
Les réponses érotiques de l’art préhistorique de Régis Poulet
Comment disparut la science occidentale de Raymond Caroubier
Mille et une raisons d’abolir la raison... et la Nature par la même occasion de Georges Lapierre et Bernard Pasobrola
Artaud contre ’la bestialité’ de Thierry Galibert et Elisabeth Poulet
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