5.
LES PAS SUR LA ROUTE sont bons et élastiques. À peine hors du gîte, la route d’elle-même — absorbée au loin par l’horizon contourné — semble se mettre en marche, et me tire. La distance n’existe pas encore. Il ne suffit pas de marcher, on veut courir, ni de courir, on sauterait à droite et à gauche, volontiers. Au bout d’un certain nombre d’heures semblables, l’allure change : on s’avoue qu’il est indispensable d’apprendre à marcher longtemps et droit.
La nuit vient avant la fatigue. On s’endort, heureux que le lendemain s’annonce fidèle à ce jours-ci. L’aube vient, avant le réveil. On ne s’étire pas : on est debout. Mais l’avancée est plus sage et plus prudente. Et l’on s’enquiert de la distance. Il ne peut être question de mesures rigides, ni de jalonner la route de segments équivalents. Le système occidental serait à la fois ici un manque de goût d’exotisme, et une raison d’erreurs locales : il ne faut pas compter en kilomètres, ni en milles ni en lieues, mais en "li".
C’est une admirable grandeur. Souple et diverse, elle croît ou s’accourcit pour les besoins du piéton. Si la route monte et s’escarpe, le "li" se fait petit et discret. Il s’allonge dès qu’il est naturel qu’on allonge le pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li pour l’ascension, et un autre pour la descente. Les retards ou les obstacles naturels, comme les gués ou les ponts à péage, comptent pour un certain nombre de li. — Ceci n’a donc point d’équivalent dans la longueur géométrique, mais se conçoit fort bien dans la mesure humaine du temps et du jour : " dix li " c’est à peu près ce qu’un homme, ni hâtif ni lent, abat à son pas en une heure, dans la plaine.
Je le sais. Au bout d’une heure je demande : "Combien de li ?" Au moins douze, répondent les gens. Nouvel entrain, et nouvelles gambades. Mais il faut bientôt en rabattre. Je ne suis plus. Je monte à cheval. La bête est nerveuse, ou déjà lasse ? L’étape arrive à point pour ne pas se faire attendre. — D’autres jours mes pas se feront plus méthodiques. L’en-allée dansante se restreint. Les gestes immodestes s’atténuent. Je compose entre la courbature et l’appétit grandissant, et le plaisir d’être si bien en selle, et la chaise en l’auberge du soir. Puis, les jours se dépassent bout à bout. Je sais mieux voyager à mesure que cette antique et périmée notion du jour disparaît devant l’autre, impérieuse, d’ étape , souvent prolongée dans la nuit.
L’Étape devient reine du temps bien employé sur la route. Elle s’impose, non plus sur un monde immobile attentif aux astres tournants, mais sur les animaux en marche, respectueux de la litière. L’étape est catégorique et se suffit. Le but premier — imaginaire ! — sonne creux dans le lointain, comme des grelots de mules sur des harnais vides...
Comme il s’efface devant le réel quotidien, qui pourtant progresse puissamment vers lui ! Il importe peu vers quoi l’on marchait depuis ce matin, si, à l’arrêt dans cette étape, on prend conscience, plein les reins et plein les muscles, d’avoir "bien marché tout aujourd’hui".
6.
L’INDISPENSABLE PETIT DIEU DU VOYAGE est un petit vieux à tête ronde, au corps gras, mais transparent et tout doré, fumé, avec des reflets de suie dans un soleil d’orage. Ses pieds engoncés par cette robe impalpable, il ne peut marcher, mais doit être porté sur soi qui marche... — ou, de lui-même et d’un jet, il s’élance dans de la lumière. Le manteau qui le vêt l’informe sans déceler des membres... peut-être absents. Car un dieu n’a pas absolument besoin de singer l’homme. Ou, s’il s’incarne dans nos membres, qu’il se pousse alors plus de deux bras et deux jambes... dix à douze, autour des épaules, et des reins, afin de mieux faire sa roue ! Cependant, on devine au plissé des manches que peut-être des mains et des doigts se crispent sur la poitrine, à l’entour du creux du cœur. Car il n’a pas de cœur. Il n’est pas sentimental. Assez longtemps le cœur fut l’organe de l’amour. On avait à choisir ainsi : paroles du cœur ou mots d’esprit. — Il est temps de refaire l’anatomie humaine des dieux. On n’a jamais osé diviniser le cerveau, et c’est tant mieux ainsi : le cerveau pèse dans le crâne ; le cerveau habite dans le crâne. C’est un emmuré ; un encrâné. Mais à qui ou à quoi rattacher le sentiment Autre, le sentiment inconnu. Surtout ! pas à un viscère, organe ou boyau ! C’est une lueur dans les muscles, un moment d’or vert dans les yeux durs, et mon petit dieu est lumière et splendeur ironique... Son visage est un ricanement rond, ridé et pommelé. Il n’inspire, à tout prendre, aucune piété reconnue.
Je ne sais si l’outil qui le tailla eut dessein d’en faire un apôtre bouddhiste à la Chine, ou bien un sage du Tao. J’ai foi entière qu’il n’a jamais eu vent des apologues judaïques, ni de Jésus. Il n’importe. Les adorations et les idoles n’ont pas de formes bien précises, malgré les canons et les rites. Je lui dédierai donc les sentiments les plus inattendus. Justement, fort à propos, au plein centre de la ronde bille, en plein crâne, Ciel de la pensée, brille un espace que les jeux de la lumière font clair, invitant à y loger toute sorte de pensée mobile et fugitive... C’est un bon petit dieu de poche et de voyage. L’indispensable accessoire du vagabond que je deviens. Vide de dogmes, il sera plus léger à mes mules. Je lui attribuerai des décisions divines qui passeront comme un éclair du Sinaï de ma tête dans la sienne ;et que je rétracterai par de nouveaux et successifs Testaments. Mais, grâce à la riche matière dont il est fait, je sais bien que tout cela sera de la couleur d’un or fuligineux, — cristal fumé doré, cristal chaud, lacunaire, et passionné sous son éclat de glace.
7.
ME VOICI ENFIN A PIED-D’ŒUVRE, au pied du mont qu’il faut gravir. J’entends souffler de grands mots assomptionnels ; et le vent des cimes, et la contemplation de la vallée, la conquête de la hauteur, le coup d’aile... Cette exaltation vaudra-t-elle, à l’expertise, un seul coup de jambes sur le roc ? Je suis bel et bien au pied du mont. Du poète ou de l’alpiniste, lequel portera l’autre ou s’essoufflera le plus vite ?
Déjà je m’aperçois que l’un et l’autre ont été prévenus, dépassés, devancés. Cette montagne a déjà servi. La vierge cime n’est plus impénétrée. Beau début pour le poète, qui, laissé libre, renâclerait tout aussitôt. N’importe : l’autre marche et va bon train dans le sentier. Le sentier, qui ne monte nullement tout d’abord, mais revient vers la vallée. Il faut donc accepter la route piétinée, même descendante, — car il n’y en a point d’autre, mais déjà elle se relève et prend un élan recueilli. Que c’est allégeant de monter, de sentir le poids du corps soupesé, lancé, gagné à chaque pas... Même je le lance un peu plus fort et un peu plus haut qu’il n’est besoin...
Et pourquoi ne pas monter tout d’un coup et courir tout d’une traite ? et d’un bon coup de talon dompter l’obstacle élastique et portant ? L’idée, en est si bonne que je la suis, et perds le chemin. Je me débats dans des buissons piquants où les clochettes des mules méthodiques me rejoignent. À cent pas d’ici, sur la bonne route, les mules montent, passent et s’en vont de leur effort quotidien : deux cents livres, douze heures durant ; et je ne porte rien que mon corps. Je n’ai aucune grâce à sauter ainsi à l’aventure. Je les suivrai.
Mais, où vont-elles ? La cime à surmonter est droit au sud... et les voilà pointant vers des cardinaux moins nobles... J’arrête net tout le convoi.
— Où va-t-on ?
Et le chef des muletiers me montre bien le sud, que couronne le grand astre de midi.
— Alors, pourquoi pas droit au sud ?
Il ne sourit pas et disparaît obliquement. Il prend l’obstacle à la détournée... Le laisser aller ? Lui dire qu’il me trompe dans mon jeu franc ? Qu’il tourne le problème pour lequel je me suis rendu ici ?
"Se rendre !" N’interrogeons plus les mots ou bien ils crèveront de rire d’avoir été gonflés de tant de sens encombrants... Cet homme s’en va noblement par ses chemins tortueux... Mais j’imaginais tout autre la domination divine de la montagne : jeter un pont d’air brillant de glace et planer en respirant si puissamment que chaque haleinée soulève et porte... Je n’en suis pas encore là...
J’ai peut-être confondu des verbes différents : "ascension, assomption..." ? Quel jeu médiocre de mots ! Une majuscule... un radical et voici les mêmes syllabes qui peignent l’envolée aux Cieux d’un dieu désincarné, enlevant d’un jet son corps glorieux pendant qu’une dalle de tombeau se renverse, et que des soldats casqués se frottent les paupières. et que dire de l’autre : assomption !
Je dois témoigner pourtant que les mots comme tous autres ont leur vertu allégeante. Cependant que je les rumine, ils ont manifesté vraiment la valeur de leurs fonctions antiques... Me voici, sans m’en douter, beaucoup plus haut qu’au départ.
Pour en être certain, il me faut consulter le baromètre. Cette grosse montre sans heures sera désormais le témoin de mes "élévations". Il marque 2 700. Je suis parti de 520. Je sais d’avance qu’il faut atteindre 3 003. La préciosité méticuleuse de ces chiffres me déconcerte. Cependant je ne puis m’en détacher. Ce n’est plus la route devant moi, ni la vallée peut-être splendide et que je ne verrai plus ; — mais le cadran bien divisé que je regarde et dévisage à presque chaque pas. Il n’y a plus que 200... plus que 150... plus que 130... ceci est mécanique et précis. En même temps, mon cœur, ma poitrine et ma tête oscillante ont compris le jeu de la montée et mesurent juste leur régime.
J’entends à peine le cœur me battre dans les tempes. Je souffle moins, et je ne pense presque plus. Les genoux, et les cuisses, qui avaient tout d’un coup pris une importance énorme, redeviennent poulies glissantes et lanières vivantes. — Et mes yeux, détournés de voir, s’intéressent exclusivement aux mouvements cycliques, horaire de gare, banal indicateur d’une aiguille sur un cadran... et si, pour m’en affranchir, je renverse le cou sur la nuque — mouvement inutile et douloureux — pour essayer de deviner où je vais... je n’aperçois qu’un fouillis de fourrés, sur un plan vert concave, entouré de tous côtés par des hauteurs peut-être dominées par d’autres... sans plus de traces de but ni de sentier... ni du point d’où je pourrai, — parvenu à l’autre versant, — jeter enfin ce regard par-dessus le col...
8.
LE REGARD PAR-DESSUS LE COL n’est rien d’autre qu’un coup d’œil ; mais si gonflé de plénitude que l’on ne peut séparer le triomphe des mots pour te dire, du triomphe dans les muscles satisfaits, ni ce que l’on voit de ce que l’on respire. Un instant, — oui, mais total. Et la montagne aurait cela pour raison d’être qu’il faudrait se garder d’en nier l’utilité pesante. Tout le détour de l’escalade, le déconvenu des moyens employés — ces rancunes sont jetées par-dessus l’épaule, en arrière. Rien n’existe en ce moment que ce moment lui-même.
Quelques pas avant d’y atteindre, et l’on s’avoue encore très dominé, très surmonté. Le sentier, qui n’a plus raison d’être fourbe, bute contre la hauteur qu’il doit enfin aborder franchement. Il ne faut pas renverser la tête en arrière et devancer du bond des yeux la marche enfin rythmique obtenue : il vaut mieux fixer les yeux sur ses pieds que dans le ciel. Ce sont des conseils de route, et vulgaires. Mais, atteindre le but au hasard est plus déconcertant que le manquer, et l’on sait à quel étonnement cela conduit. Il faut saisir le but dans un équilibre tel que l’ampleur en soit balancée et conquise ; il faut rester digne de lui : ni trop reposé jusqu’à l’oubli de la dépense, encore moins époumoné, ni épuisé — mais dans cet état désirable où la fatigue est plus que surmontée : Dépassée ; dans cette ivresse, palpitante et dynamique où le corps entier jouit de lui : les orteils, écarquillés comme dans le geste des sculptures antiques, se dilatent dans les sandales serrées aux chevilles... les épaules et la tête pèsent juste ce qu’il faut sur le dos, et les tempes battent d’allégresse, et le cerveau fiévreux de joie se comprend et se conçoit comme un organe heureux de vivre et digérant avec vigueur sa pensée... Alors, ne pas s’élancer, ne pas s’arrêter, mais donner à point le dernier coup de reins pour s’affermir sur la hauteur conquise, et regarder. Regarder avant, en respirant à son aise, en renforçant tout ce qui bourdonne des orgues puissantes et de la symphonie du sang, des humeurs mouvantes dans la statue de peau voluptueuse. C’est ainsi que la possession visuelle des lointains étrangers se nourrit de joie substantielle. C’est la vue sur la terre promise, mais conquise par soi et que nul dieu ne pourra escamoter : — un moment humain.
Un moment magique : l’obstacle a crevé. La pesanteur se traite de haut. La montagne est surmontée, la muraille démurée. Le lieu borné n’a plus tout d’un coup d’autres bornes que la feinte prolongée de l’horizon. Deux versants se sont écartés avec noblesse pour laisser voir, dans un triangle étendu aux confins, l’arrière-plan d’un arrière-monde.
C’est tout à fait un autre monde. L’on grimpait jusque-là dans les étroits fourrés humides où des sources pétillent partout, avec l’angoisse, inverse de la soif — le supplice de l’eau — d’avoir plus à boire que l’on a soif. L’on heurtait souvent un versant vertical trop proche, et collé sur les yeux, mais voici que derrière le col, la large vallée descendante recule, ses flancs creux et roses, ses flancs désertiques, desséchés par un autre régime des vents et du soleil. C’est, de nouveau, la promesse haletante de désirs altérés, l’espoir de tendre vers la source — que l’abondance des sources avait tari. C’est aussi la transmutation dans l’effort. Ayant, jusqu’ici, tout fait pour élever son corps, l’ayant porté à chaque pas, c’est maintenant le corps qui se déverse, chute et entraîne. L’effort change bout pour bout comme un sablier. Les genoux qui soulevaient vont recevoir. Les jarrets actifs se font amortisseurs. Les bras nagent dans un équilibre entrecoupé de cascade, et le regard, précurseur aux bonds de dix lieues, plane et se pose à volonté sur cet espace. Ceci est peut-être le symbole physique de la joie ? La descente aurait-elle plus de joie que l’effort à la hauteur, et cette vertu paradoxale de prolonger ce moment essentiellement bref : le regard par-dessus le col.
Non. La descente est une chute déguisée, entrecoupée, et sans même la beauté du vertige. La dévalée n’est qu’un emprunt au saut de chèvre, une glissade raccrochée aux pierres et aux ronces. Descendre est voisin de déchoir. Et rien ne vaut ce que j’imaginais. Vite, les mouvements nouveaux, répétés et identiques, deviennent insupportables. Les genoux se font douloureux, les chevilles tournent et vacillent si je ne crispe la jambe pour éviter, à chaque pas, le faux pas. Alors, le moindre bout de sentier plat est reposant, et agréable, et, s’il remonte, fait regretter tous les mérites de l’effort ascensionnel. Même, si la route n’était point la route, c’est-à-dire impérieusement tendue vers ce point imaginaire, — hors des monts et des ravins, — l’autre but, volontiers je me retournerais vers la hauteur d’où je dévale pour escalader à rebours et regagner le col. Le dévers a compensé et mis en valeur balancée la puissance montante de l’avers, et démontré surtout l’incomparable harmonie, la plénitude, l’inouï de ce moment fait de contraires, le premier regard par-dessus le col.
9.
LE FLEUVE DISPUTE À LA MONTAGNE d’avoir inspiré tant de poètes... Le fleuve, bien plus que la montagne, semble posséder son existence symbolique et sa personnalité. Il est simple, et part d’une source et s’en va par des détours nombreux très infailliblement à la mer. C’est du moins ce que pensaient tous les poètes, et quelques prosateurs moralistes : "Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves, etc." Mais mil huit cent seize ans avant cet aphorisme, déjà périmé, un historien de la Chine prêtait à un ambassadeur cette image : "L’Eau du Fleuve vénère, et au bout de sa course, va saluer l’Eau de l’Océan. De même je viens saluer Votre Grandeur, Vaste comme la Mer." Depuis lors, des voyages plus précis, ou encore des variations dans l’humidité des climats ont montré que tous les fleuves ne s’en vont pas infailliblement à la mer. Le Tarim est le drain malheureux d’un bassin clos. Nourri de sources logées dans les hautes altitudes, il inonde largement des prairies, dans l’Asie centrale, et finit lamentablement par se perdre dans les sables.
Ceci dit, il faut reconnaître que le fleuve, bien plus que la mer, est un lieu poétique par excellence. Un poète ne s’improvise pas un marin ; — lesquels ont déjà leurs habitudes, leur vocabulaire, leurs usages dans les mots, dans les gestes pratiques ou lyriques. Un peintre, qui happe d’un coup d’œil les manies d’un homme en mouvement, est souvent bien ridicule à saisir le gonflement de la peau de la mer, et reste longtemps impuissant à voir dans sa véritable allure, un bateau. Mais le Fleuve, par son existence fluidique, ordonnée, contenue, donnant l’impression de la Cause, du Désir, est accessible à tous les amants de la vie. Là-dessus, l’ignorance marine est pardonnable. Il n’y a plus de houle ni de vents réguliers, pas de courants plats et bleus, mais un "sens", indépendant des cardinaux, et, de toute part, des mouvements d’eaux oui tiennent bien plus du courant et du remous aérien, que de la pulsation formidable, connue, de la grande Marine.
Le fleuve est plus moral que la mer "informe et multiforme". On peut même, si l’on vise à son embouchure, lui prêter un "vouloir vaincre" des montagnes. Quand on le suit, si l’embouchure, comme il en arrive maintenant, est connue, on est certain d’arriver au but avec lui, d’arriver paresseusement au but avec lui.
C’est un des points où le Réel et l’Imaginaire ne s’opposent pas, véritablement, mais s’accordent. — J’ai dit, j’ai senti, j’ai sué déjà sur ces mots : que l’ascension trop dure n’allège plus et n’est pas un envol dans les cieux. Mais, pilotes du Yang-tseu et Poètes s’accorderont toujours sur les deux mouvements suivants : la Descente, au fil de l’eau, est un enchantement paresseux, délicat et bref, parfois périlleux au-delà de tout effort. — La remontée "à la cordelle", le bateau halé durement par trois cents coolies maigres et nus qui piétinent, est un sport, une aventure non moins reposante pour l’habitant de la jonque, mais d’une image, d’une sensation toute différente. Qu’on fasse de ses mains l’effort ou non, le sens du fleuve est bien là : d’abord, l’eau qui mène tout, le femelle abandon de tout son corps à quelque chose de plus grand que soi, de plus long que soi, dont les secousses ne se commandent pas mais se subissent. — Et, s’il s’agit de remontée, la domination mâle, obstinée, de l’élément eau redevenu femme et fluide, souple et fugitive, et, sur la poitrine et le bateau le bouillonnement des milliers de petites luttes, sans cesse gagnées.
Le plus extraordinaire des visionnaires marins, Arthur Rimbaud, dont le Bateau ivre n’a pas une défaillance marine, a néanmoins passé très vite sur le Fleuve. Et pourtant, sans jamais s’être mêlé aux mariniers du Rhône, sans jamais avoir porté la vareuse et le béret, il a dit sur les fleuves, le premier mot qui devait être dit : "Impassible."
Comme je descendais des fleuves...
En effet, la première discrétion à garder pour le Fleuve serait peut-être de ne pas l’affubler de sentiments humains, et ne pas lui prêter de souffrances inutiles : le Fleuve ne "bat pas" une rive, mais la lèche en bruissant de joie hydrodynamique ; le Fleuve ne "tend" pas vers la mer, qu’il ignore, mais à tout instant jouit dans sa descente, qu’il peut croire éternelle. Le Fleuve pur et de saveur douce serait peut-être bien malheureux d’apprendre qu’il est destiné à la vaste saumure, à la dissolution béante dans la mer saumâtre. Et il n’est pas bon de le rendre fier de ses origines, que le tarissement accidentel d’une source peut changer.
Le Fleuve possède aussi cette qualité lyrique par excellence, qui est l’expression volubile de soi, et la superbe ignorance de tout ce qui n’est pas soi. — Le Fleuve se tord et se roule et se pousse avec un bruit continu. Le Fleuve méconnaît et nie qu’il y ait d’autres fleuves à côté de lui, et recevant toutes les eaux qu’il puisse jamais connaître, il peut se croire unique au centre d’un univers enceint de montagnes. C’est le seul des grands Éléments naturels qui ne soit jamais opposé ou combattu par ses frères : les houles se pénètrent et doivent composer leurs mouvements, dans la mer ; il y a des remous et "des vents" variables dans le Vent.
La Montagne ne se campe jamais, unique à perte de vue, dans la Plaine. Elle doit lutter d’altitude avec les autres monts qui l’épaulent et qui se résolvent en pénéplaine. Le Fleuve n’est jamais exposé à se rencontrer un semblable, ou bien l’un des deux boirait l’autre et serait longtemps devenu "le seul Fleuve". La communication des bassins ne peut se faire que par écluses artificielles et sacrilèges contre la pesanteur. C’est ainsi que le beau et poétique sentiment d’Orgueil prêté aux cours d’eau par des littérateurs, ne se dément même pas à l’expertise géographique.
Ceci, à peine senti sur la carte, ou bien, devenu notion colorée sur du papier, se justifie pas à pas sur le terrain, dans l’effort et dans la joie du corps. C’est pourquoi le franchissement allègre d’une Passe, dans les Montagnes, le passage d’un Col, n’est pas seulement le Passage symbolique de la "ligne de Partage". — Quand, remontant le torrent qui bruit, s’étrangle, s’épuise dans son bruit, on bascule joyeusement sur cet autre versant et qu’on y retrouve l’eau, le bruit, la descente, c’est véritablement l’autre monde, un autre monde qu’on habite. Le vaste territoire chinois est excellent pour cette expertise ; et le passage d’un bassin à l’autre est véritablement symbolique d’un très grand changement. Écrivons posément ceci : que, dans le superbe massif d’où les grands Cours d’eau chinois se disjoignent, il est un lieu, à peine large de cent kilomètres, d’où les Fleuves Jaune et Bleu se séparent, l’un tournant furieusement au nord, vers la Mongolie sibérienne, l’autre se précipitant vers le sud des tropiques, des banyans, des vallées foisonnantes d’odeurs vertes dans les sous-bois ; le Jaune ensuite va s’étaler à plat sur la terre jaune classique de la Chine ancienne, et nourrir et abreuver les chevaux fougueux et puissants de la Grande Millénaire, et finit dans l’inconnu variable et sableux ; tantôt dans la mer Jaune, comme lui, parfois dans le golfe du Tche-li, et c’est comme si le Rhin empruntait un estuaire à l’Aquitaine. — Le Bleu est plus fixe, et n’hésite pas à servir de port, au moyen d’une petite rivière adventice, au Shanghai américain. Si bien qu’on pourrait hésiter sur le sort d’un bois flottant, qui s’en irait rigoureusement passer dans la Beauté des anciens âges, ou par le proxénétisme marchand des villes à gros gains, dont le bonheur, au bout de l’année, se figure par un bilan... Là aussi, le sujet poétique se confond avec l’hydrographique...
Et, pour l’un et l’autre, le Réel pose sa sanction ; la barrière ; le moyen critique. — Il faut prévoir et connaître les cours, à la Banque ; il faut prévoir et connaître les courants du fleuve pour éviter, ou la faillite, ou la noyade. Et le Fleuve n’a pas que son cours, que son train journalier, là où le batelier médiocre et paresseux suffit (et c’est la meilleure qualité fonctionnaire que d’être quotidien et moyen dans son effort). Tout change si l’on passe aux crises, aux décisions personnelles et vives à prendre, aux "Rapides" à descendre, sans boire ni crever sa jonque sur les roches...
Ici, le fait est à l’égal de l’idée haute que l’on peut s’en former. On imagine, sur quelques mots, ce qu’est un "rapide" : le lit étranglé se soulève, forme seuil et goulot plus étroit, à travers quoi le fleuve, très alenti dessus et dessous, doit passer avec une vitesse bouillonnante. Un rapide est beau par le profil des gorges et des pentes où, le plus souvent, il gît. Il y a des éléments paradoxaux : la pente insensible du fleuve se change en perte de hauteur sensible... on voit la déclivité, il y a, non pas chute, mais un incliné glissant, une surface triangulaire, une "langue" d’eau vive, polie comme de l’acier, filant à douze nœuds, et dardant sa pointe au milieu des remous et tourbillons. Des deux côtés, les contre-courants remontent en luttant. Là-dedans, là-dessous, des débats dans l’eau sourde viennent crever à la surface comme des grosses méduses ou des bulles de pétards énormes : l’eau a pris le fond comme tremplin, et surjaillit en elle-même...
Voilà ce que d’avance on peut espérer sentir au passage. C’est encore mieux que cela. Il y a tout cela, tous ces mouvements, et la communication directe des mouvements. Il y a surtout une fraîcheur au visage, que la construction imaginaire du sport ne permettait pas de sentir ; la brise naît du calme et se lève tout d’un coup lorsque l’on passe du recueillement d’amont à la grande accélération emportée de la "langue". Et c’est un tohu-bohu, un désarroi, un pugilat sans pareil quand les remous en chandelles, les tourbillons et les girandoles viennent secouer et "tosser" de leurs coups contradictoires les planches plates du sampan... Vraiment, on " n’imaginait " pas cela ...
Et cependant, de la notion recueillie, immobile, apprise, de la leçon , on peut, sur le Fleuve, passer à l’expérience vive, sans déception, ou du moins, la chose, par hasard peut-être, a pu arriver une fois.
Le rapide du Sin-t’an, qu’il me restait à descendre sans jamais l’avoir remonté, est triple, et la manœuvre triplement difficile. Une première passe, tout près de la rive droite, en eau profonde. À trois cents mètres dessous, une autre passe, mais toute à gauche. De l’une à l’autre, de l’eau qui se hâte, non pas en diagonale, mais selon une ligne oblique et terriblement brisée. juste dessus les roches. D’avance, un vieux pilote chinois m’explique, promenant un pinceau maladroit sur le plancher de la jonque : "Que les grosses jonques et les sampans ne peuvent, ici, adopter la même manœuvre." Qu’est-ce qui est indispensable : ne pas se laisser porter sur les roches peu couvertes, où toute l’eau vient tournoyer... Si elles découvrent, rien à craindre, car alors l’eau brise là-dessus et forme matelas, et d’elle-même (comme les grands courriers du canal de Suez) elle épouse, tempère la forme de l’obstacle, et aide à la boire, par son incompressibilité sur l’avant. Mais, en cette saison, en ce régime, elles ne découvrent pas... Les grosses jonques doivent alors franchir le premier rapide non pas l’avant en avant, mais sur le flanc, en se laissant dépaler de travers ; alors elles sont prêtes à faire "avant" de tous leurs avirons, et ne perdent pas de temps à virer, Elles utilisent jusqu’au dernier pied l’espace qu’elles ont à courir et se présentent ainsi, au second rapide, en bonne condition...
— Et les sampans ?
Il parait que les sampans, faits, comme l’indique leur nom, de trois planches (san-p’an), doivent à leur petitesse de pouvoir évoluer à temps et ne font pas de manœuvres spéciales.
Or, il s’est fait que le sampan de location adjoint à la jonque vient de couler non point par accident mais par usure. Il est, sous couvert de finances, remplacé par un bateau plus solide, officiel et guerrier, un bateau à cinq planches, un "wou-pan", dont l’équipage, de trois hommes, est pompeusement vêtu d’uniformes bleus à festons rouges C’est là-dessus qu’il sera plaisant de descendre le triple rapide compliqué.
Et il se fait encore, brusquement, que le pilote du wou-pan, profitant de l’accalmie avant le rapide, en faisant griller un peu trop de la poudre à feux d’artifice dans une marmite percée comme une écumoire, vient de tout s’envoyer par la figure, et se tord au fond du bateau, aveuglé, brûlé, décapé à vif, roussi jusqu’au noir, ne pouvant même pas pleurer...
C’est alors que le rapide se présente, que l’on est pris déjà dans l’accélération qui précède la langue. On est au point où nulle machine ne peut plus battre arrière, où il faut passer coûte que coûte, ou crever ; crever la jonque et se noyer dans l’eau douce, dans l’eau trouble et sale qui se revomit sans cesse en roulant... Impossible de compter sur les deux mariniers d’avant : ce sont des gens du haut fleuve, à deux cents lieues de là — ils poussent durement l’aviron et savent que leur fonction se résume à cela, Pour le reste... eh bien, le pilote fait le reste ... Ils ne savent rien du reste…
Je dois faire le pilote, puisque je sais quelque chose du rapide... Je sais bien (et je me récite la leçon, à l’état de leçon) que le Sin-t’an se compose de trois rapides... que le premier, s’il s’agit d’une grosse jonque, se passe en plein sur le flanc, ou l’avant debout si c’est un sampan. Mais "nous" ne sommes ni jonque ni sampan... nous avons "cinq planches", quoi faire ? Prendre "la moyenne" ? Médiocre. L’attitude des plus grosses ? Grossier. Essayons de faire le sampan. Et je suis debout sur l’arrière, les deux mains au manche du "sao".
Le "sao", son nom l’indique, balaie le fleuve, et c’est un admirable instrument. La traduction "godille" est fausse, puisque le "sao" n’aide pas à la propulsion, mais gouverne. Le mot gouvernail, ou "aviron de queue", est insuffisant, car il est plus fort, plus équilibré par le caillou ficelé près du manche, plus long, plus énergique, plus sensible enfin que cet instrument.
Je suis donc debout, "au sao". Je sais bien, je sens bien que dès lors, je ne vais rien perdre de tous les mouvements frémissants du fleuve. La "peau du fleuve" ne frétillera point, le fleuve sous le ventre du wou-pan ne se musclera point que je n’aie senti avant lui, au friselis léger de sa peau, tous les mouvements qu’il va faire...
D’un seul coup de sao, dont le bois vibre, j’ai donc mis le "wou-pan" en plein courant... Le premier rapide m’enlève, me dépasse, et me jette dans les eaux courantes filant trop droit vers le but que je connais : les roches découvertes... Je sais qu’il faut tourner en grand sur bâbord... Donc le sao tout à tribord, et je tire sur le manche, dans le bruit de l’eau, dans l’élan qui, m’entraînant à droite, emmène le bateau sur la gauche, et la pierre continue sa course et menace de me jeter à l’eau... jusqu’au coup dur…C’est l’amarre du sao qui rappelle, et m’avertit que tout effort ne doit pas dépasser sa limite.
Le bateau semble filer en bonne direction. Sans doute il faut tenir la composante entre la vitesse du fleuve, marquée par le défilé de la rive, et la vitesse propre du bateau. Il semble que celui-ci gagne sur l’autre, et, que l’on va gagner sur la pointe... Mais tout d’un coup, tout s’en vient donner dans des remous, dans les tourbillons non prévus, dans des mouvements d’eau que le pilote ne m’a jamais appris. Je ne puis interpeller les deux barquiers d’avant. Ils souquent du mouvement régulier de la bonne conscience...
Et puis le remous devient extrême : j’hésite... je donne des coups de sao sans conviction ; je n’ai pas encore le maniement dans les bras, et, contradictoires, ils s’annulent... J’essaie de me souvenir de la leçon. Il faut bien, pourtant, doubler ce rocher là-bas. Si je n’y atteins, si le fleuve qui me porte droit sur lui est plus vif que moi..., nous sommes dessus, moi, le bateau, le brûlé et les deux mariniers. Ceux-là, pleins de confiance en le maître Européen, nagent toujours sans hésitation... le fleuve est plat en apparence, mais la rive défile terriblement vite. Je me souviens qu’il faut d’abord de la vitesse, pour bien gouverner. — Je crie "vite", et les deux bons bougres se cabrent sous l’ordre et font crisser leurs tolets. Ça va déjà mieux. Mais non. Voilà les remous qui me prennent. Une gifle d’eau sur l’avant me renvoie vers la droite, et dans le plein tourbillon ; la vitesse ne sert plus de rien ; et les deux autres qui forcent toujours, comme des fous ou des gens de bonne foi ! Le bateau fait un tête-à-cul et le panorama brouillé des gorges rocheuses a changé autour de moi, semble-t-il. J’ai senti en pleine figure la gifle de l’eau sur la joue du bateau ; et la valse ridicule devient un vertige des yeux et de la tête où passe le regret cuisant d’avoir tenté ce que je ne pouvais faire... C’est la danse bien ivre des scrupules et des doutes : il fallait manœuvrer comme une jonque ! — Sois prudent ! — Il valait mieux ne pas passer du tout... Me voilà bien noyé d’avance, j’imagine complaisamment l’état d’esprit du noyé ! — "On revoit toute sa vie "… des choses étonnantes... mais je ne serai pas noyé. Je vais me concasser la tête, sur la roche, qui m’arrive dessus, à dix nœuds... droit devant, puis de nouveau le tour est complet... Alors, si pourtant, on pouvait passer ? Les gens sur l’avant sont infatigables et ne bronchent pas. Ils ont confiance. Ou bien ils ne voient rien... Si l’on passait... Je suis déjà dans les remous des roches, l’avant droit sur le caillou, à dix longueurs de la coupure, très loin sur la gauche... Alors, un dernier espoir, et tout à gauche, en tirant sur le sao.
Non ! je ne sais comment je me suis rué, le poussant de toutes mes forces, les pieds nus sur le bordé clapotant. J’ai donné un grand coup de sao qui a fait venir en grand sur la droite, et tout d’un coup très sûr de moi, j’ai vu le bateau filer à deux doigts des pierres, sauter dans une volute, se recevoir en vibrant, et nager enfin en eau profonde, ayant passé, sans savoir lui-même comment, par un chenal intermédiaire, une passe non reconnue... Les hommes ne se sont pas retournés : je les arrête. Ils s’épongent dans un repos calme : ils ne savent pas combien nous l’avons échappé belle : celui-là seul qui geint encore au fond du bateau, pourrait en témoigner, s’il avait vu !
Mais je reste un long temps sans pouvoir me l’expliquer à moi-même. Pourquoi, au lieu de lutter jusqu’au bout selon la leçon apprise, j’ai tout d’un coup et si fort à propos renversé la barre, paradoxalement, par bravade ? Non. Je n’ai pas mieux à me répondre que : "par instinct". À ce moment, digne de l’illumination légendaire du noyé, j’ai "compris" que réciter l’appris était la mort, qu’il fallait brusquer, inventer, même au prix d’une autre mort. Le passage était invisible, mais je jure avoir pressenti quelque chose, peut-être aux mouvements profonds du sao, peut-être à un frémissement incalculable de l’eau, — qu’il y avait mieux et plus inconnu à faire...
Voici, pris sur le vif, la juxtaposition des deux Contraires : l’imaginé ou l’enseigné ; et la pierre d’achoppement ou de naufrage, le Réel. — Entre les deux, non commandé, non ordonné, la Bête brute de l’Instinct — sauveteur, souple comme l’eau caressante, avisé comme un paysan, matois comme un chat sorti on ne sait de quelles caves ou de quels souterrains, vient interposer son à propos et son énigme. La leçon est bonne.
Et le fleuve continue son cours. Le brûlé persiste à geindre, les mariniers reprennent leurs rames, et chantent. Je vis avec satisfaction.
10.
POUR DEVISE, j’ai cherché des mots expressifs, et le symbole de ce voyage double. J’ai cru les trouver coexistants dans la Science Chinoise des Cachets, des Fleurons et des Caractères Sigillaires. Précisément les figures doubles sont nombreuses, — qui pourraient s’appliquer au double jeu que je poursuis. — Par exemple, l’enroulement réciproque des deux virgules du Tao, l’une blanche, l’autre noire, égales, symétriques, sans que l’une l’emporte jamais sur l’autre. Le Symbole a déjà beaucoup servi. La traduction commune en est "Ying et Yang" Femelle et Mâle... et cette opposition et cette pénétration, qui, disent les classiques du dixième siècle, engendrèrent le monde, sont également capables de contenir tout ce qu’on veut. Mon voyage et le but de mon voyage s’enferment et s’envolent là-dedans avec facilité : L’Inventé, c’est le Blanc-mâle, le souffle aux milliers de couleurs. Le Réel sera le Noir-féminin, masse de nuit. Le Réel m’a paru toujours très femme. La femme m’a paru toujours très "Réel". La matière est femme et toute comparaison est possible et sans restreinte, vague. C’est pourquoi je n’en veux pas. Les autres symboles sont contradictoires ou modernes. Seuls les Caractères demeurent le fond inépuisable d’invention traditionnelle. Mais rien ne se trouve déjà dit sur cette expérience : opposer le Mot et la Chose, pour cette raison que le mot chinois est un signe, complet en lui-même, existant, réalisant, différent de ce qu’il dit, et déjà très supérieur à ce qu’il daigne signifier.
Une devise est pourtant indispensable. Plus ferme que les petits vouloirs mobiles de mon petit dieu de voyage, elle doit jalonner la route comme un fanion, planté aux endroits de conquête plus difficile. Fixée dans ses lignes, elle seule ne doit pouvoir changer ; mais on peut changer de devise. N’importe, comme jamais le problème que j’agite ici ne fut plus net qu’en ce moment où je me le repose, c’est l’instant de le codifier, de prévoir d’autres moments où le moment vacillera. Alors, plantée plus loin, la sèche devise attirera... Ce pourrait être une épigraphe ainsi : "Pour savoir..." mais compromis. Ou un titre, un titre-devise : "Voyage au pays du Réel..." À conserver, mais en sous-titre. "Caravane spirituelle" serait bien ridicule, et n’est pas une devise. "Équipée" est encore un titre, souligné d’ironie, sans préjuger du résultat. — Expliqué par d’autres mots, je le garderai sans doute. Mais la trouvaille n’est pas faite encore ; je ne sais ni la formule ni les signes que je confiera au graveur ; je ne sais même pas la matière taillée : de jade, de pierre tendre, de cristal ou de bronze, ou d’agate veinée ; peut-être de marbre... Mais j’en ai choisi les dimensions et le style.
Ceux du cachet très humble de pierre que je tiens dans la main, et qui, par jeu, s’applique parfois sur ces pages. Il est carré, à quatre caractères d’écriture antique reprise sous la voyageuse dynastie mongole du treizième siècle. Un coin est ébréché, — comme le grand sceau impérial. Je l’ai bien en main, malgré le peu de beauté de la pierre, une sorte d’ardoise noire, quadrangulaire — Mais il m’est déjà familier. Au reste, pourquoi ne pas l’accepter comme porte-devise ?
D’abord, je ne sais pas encore ce qu’il veut bien dire : en déchiffrant mieux je devine une souple et dense image qui n’est point dans les, allusions classiques, et qui répond à peu près à "POUR ME COMPLAIRE". — Trop fade pour être inventée, l’image est possible à recevoir ainsi du hasard. Car c’est bien du hasard, et du plus bas, que je tiens ce cachet dans la main, et qui va, je le sens, devenir définitif dans le provisoire de sa pierre fragile. Ce cachet ne m’a pas été donné en gage d’amitié par un prince des Bannières, ni par le duc au casque de fer, ni par un Eunuque voleur du palais ; — je l’ai seulement acheté cinquante sapèques, je ne sais plus quand, à un coolie marchand de débris étalés sur la route. Ce qu’il exprime n’est ni fier, ni beau, ni prometteur, mais, tout, son origine, sa révélation brusque, la souplesse de son dict est une leçon d’ironique à-propos.
11.
QUANT AU RÉEL, il triomphe avec brutalité. Le coup de plongée a réussi. J’ai brutalement étranglé ma peur du réel. Je m’en suis allé au-delà. Le foulement perpétuel de la boue grasse, élastique et nourrissante ; les constantes réactions grossières et quadrupèdes du cheval... la vie diurne sur le pays ; la vie nocturne aussitôt assourdie de sommeils, recevant le coup de masse consciencieux du bourgeois qui s’en est allé, par hygiène, "voir des femmes". — Ce sont de lourds sommeils musculaires, d’un lourd horizontal, — et qui n’en demande pas plus. Les réveils nets sont directs et lucides, mais non pas "extra-lucides", mais non pas pénétrants... J’embrasse d’un seul coup tout ce qu’il faut faire aujourd’hui qui n’est que l’en-demain répété de cette veille bien acquise... Ceci tue l’Imaginaire rétif, au lieu de s’opposer tout simplement à lui.
Certes la constatation est imprévue. À bien y réfléchir, j’aurais cru à des débats plus prolongés, à des atermoiements, des ruses, ou de tragiques chocs... Rien, ou si peu tout d’abord, et maintenant plus rien. Si je relis des mots anticipés : "lointains" et "désirs de conquête", "beauté du choc entre l’esprit et la terre"... Le plus grand nombre de ces mots ne m’évoquent plus rien du tout. Il n’y a pas de réponse à l’appel. Il n’y a pas de communication. Les mêmes mots, il faut les repenser, les mûrir, les adapter à mes très grossiers besoins quotidiens...
Non ! — et c’est interloquant — le Réel mijoté d’avance ne s’oppose pas à l’irréel comme un gros lutteur au maître en lutte japonaise ; — il existe, tout simplement, et on le subit. Jeté à l’eau comme je l’ai fait, et sans cesse nageant entre deux eaux, je ne cherche plus les grandes bouffées du vent tourbillonnant. C’est un sport équilibré d’aquarium. Je me souviens encore, par habitude, de la nécessité, disait-on, de l’irréel, du non-vrai, du lointain... Mais je continue mes brassées régulières, sans anxiété, sans asphyxie. C’était donc cela, le Réel ! Imaginer est bien plus plein d’angoisse que faire. Si tu as peur de la chute, jette-toi. Si tu crains l’eau, mouille-toi bien... Gribouille et Prud’homme, en le bon gros gélatineux Sens Commun sont maîtres incontestés ici.
L’accomplissement n’a pas donné l’ivresse forte imaginée, mais le constat : c’est cela . — C’est fait . Ce n’était donc que cela ; et l’on reste étourdi du limité, bien vite repu, satisfait ! Et l’on ne demande pas plus. On s’ébat avec de bons gestes d’otaries dans le bassin. — Les moindres gestes éclaboussent : tant mieux : pan ! dans la flaque sale ; la boue est une coque, une armure, une défense, un vêtement Les souliers se trouent ? On marche plus librement à travers... La rêverie longue est antagoniste de cet effort ; on donne l’effort, en pensant à autre chose, à n’importe quoi... Si le livre qui s’ouvrait autrefois de lui-même insiste et parait déplacé, on ferme le livre...
Et les mouvements deviennent gros. Et l’on n’est plus sensible à tout ce qui dansait autrefois. Et l’on s’attache avec ses mains et sa bouche au concret : au chemin fait, à celui qui reste à faire, au sommeil empuanti d’odeurs humaines, à ce que l’on mangera, à la quantité qu’on mangera, — la nuance est méprisée ; la notion pleine du geste, voilà ce qui sert, où l’on se vautre...
Au reste, simple défense sans doute. Obligé de compter avec la "mère nature et C ie", on feint d’obéir à ses principes... On devient tour à tour peuple, ouvrier, paysan ; du cheval, on descendrait volontiers à la mule, de la mule à l’âne, comme plus sûr ; et de l’âne plus bas encore dans la grossièreté paresseuse : de l’âne porteur, à l’homme de bât.
12.
DE LA SANDALE ET DU BÂTON , je ne dirai rien qui n’ait été senti autrefois, — mais que l’on oublie, et qui tombe. Ces apanages obligatoires du marcheur ont perdu leur utilité concrète et sont devenus des symboles ; — des ex-voto du réel accrochés en les cryptes d’un imaginaire désuet. — ils font partie des accessoires du langage. Ils ne vivent plus. Ils n’ont pas la vigueur élastique, allante... Ils appellent derrière eux les fourgons attelés des mots voyageurs et errants : des chemineaux, des pèlerins, des mendiants et des ermites... Ces mots ne sont plus que des défroques, ou des objets familiers seulement — à la vieillesse qui, si peu noble, est souvent si sale et si pauvre. Je voudrais leur rendre un peu de leur jeunesse élastique d’autrefois, un peu de leur en-allée ailée ; — car mieux que des ailes au talon de Mercure, la Sandale rend souple et légère la cheville, et le Bâton divise allègrement le poids.
Le Bâton doit être haut, léger et nerveux. Non pas souple comme un arc, mais sec et rigide. Trop lourd, il encombre ; trop léger, il s’émiette comme une moelle, et l’appuiement n’a pas confiance. Il doit se saisir de haut pour que le bras s’y accroche et se tende sans effort. Pour que, précédant l’ascension du corps, le flanc vienne appuyer son hanché, son tour de rein. Il sert, étançonne et appuie beaucoup plus qu’on ne croirait. C’est lui pourtant l’auteur de ces poses "bibliques" ou de ces octogénaires drapés dont les peintres ont coutume sur la foi de modèles peu accoutumés à la marche... Et pourtant, telle est la noble tradition du bâton, que, loin de dénigrer ces poses picturales, maintenant formulées en calques par l’école, on se surprend à les épouser, à les calquer à son tour, malgré soi, dans sa musculature.
Quand on monte, le Bâton vous précède d’un degré, — il prépare, il devance, il tâte le terrain. Il prend appui un peu plus haut que soi. Il fait conquête de la hauteur un peu plus vite que le corps qui le suit. Sa foulée a déjà dominé la marche que l’on monte, où il vous attire et vous tire. Si c’est en plaine, il va de sa grande cadence, d’un pas exactement double de l’humain, il balance avec ampleur l’avancée. On comprend et l’on sent, à marcher ainsi, conquérant la longueur qui traîne, — on comprend de quelle allure corporelle doivent avancer les Puissants. Ce n’est pas en vain que l’Évêque s’appuie sur la crosse, et la fait, tous les deux pas, sonner ; — ce n’est pas sans raison d’équilibre qu’elle se recourbe en avant et se charge de pierres et d’émaux... Le balancé de cette marche, rituelle, est la transcription splendide et périmée de celle des princes pasteurs, dans les pâturages anciens. Mais il ne faut pas, que sur la pierre, on entende sonner le fer, ou le bronze, ou l’or ou le métal. — Le Bâton est un bâton de bois, et doit l’être, et rien de plus. Comme l’homme, un fait de chair et de salive, et de sang du cœur, et d’os et de peau douce, et de pensée humaine, et de tous les pensers humains, et rien de plus.
Surtout, il ne faut pas que le bois du bâton soit fibreux, et chargé d’éclisses, ou il blesse sournoisement la main qui le tient.
La Sandale est, pour la plante du pied et tout le poids du corps, l’auxiliaire que le Bâton fait à la paume et au balancé des reins. C’est la seule chaussure du marcheur en terrain libre. C’est le résumé de la chaussure : l’interposé entre le sol de la terre et le corps pesant et vivant. — Symbolique autant que le Bâton, elle est plus sensuelle que lui ; moins ascétique. Mesureuse de l’espace, comme un "pied" mis bout à bout de lui-même ; — grâce à elle, le pied ne souffre pas, et pourtant fait l’expertise délicate du terrain. Grâce à elle, à l’encontre de toute autre chaussure, le pied s’épand et s’étire, et divise bien ses orteils. Le gros travaille séparément, les autres s’écarquillent en éventail. Le talon suit plus légèrement la cheville. On pressent que le terrain va glisser, on résiste. On sait d’avance, juste le temps d’un bond sur le côté, que la roche roule ou résiste...
Nouer et dénouer le cordon des sandales est un geste qu’il faut faire avec soin. Le serrage est un geste délicat ; il faut avoir les doigts justes pour ne pas en dix foulées se blesser ou perdre sa chaussure... Et la plus véritable des sandales est celle-ci : une semelle de paille épaisse, bien feutrée par-dessous, et la liette large qui passe de l’anse du gros orteil, resserre et tend le réseau sur le dos du pied.
Suspendre ses sandales n’est point un geste que l’on fasse ici. Comme tout en Chine d’aujourd’hui, la matière en est précaire et s’use avant deux ou trois étapes... Et d’ailleurs, pour donner attention à cet objet, il faut faire partie du peuple marchand du Sseu-tch’ouan, mieux encore : du peuple porteur, des millions d’hommes de bât dans la même province. L’homme riche ignore la sandale et méprise la marche. L’homme riche, bourgeoisement, s’en va-t-en chaise. Mais le coolie, comprimé sous une charge sur le dos qui dépasse deux cents livres, en pays de montagnes et d’escaliers perpétuels, en étapes qui font plus de deux semaines à six lieues effroyables par jour, le coolie tient plus à ses sandales qu’à ses pieds ou aux tumeurs de sa nuque. Des voyageurs se sont extasiés sur le fait — qu’ils n’ont jamais vu — de porteurs tombés sous le fardeau, sur la route, mourant là. — Je n’ai jamais vu de cadavres de la sorte. Mais toute cette altière et hautaine route de l’abord de la Chine Occidentale vers le Tibet est mosaïquée de semelles écrasées, de sandales mortes, dans la boue, le froid ou le soleil, — Et rien n’est plus lamentable que ces pas immobiles, pourrissant là. Mais, que, passant, on se sent allégé de les bien sentir à ses deux pieds !
C’est le contact ; la sensation tactile ; la prise de possession du terrain, répétée. — Chaque pas est marqué de chaque foulée du visage dans un air à chaque instant souffleté de nouveau par ma face...
Exprimant ceci que j’ai senti, je note avec attention le plus étonnant : de me trouver, au soir de ce jour, parti d’un point éloigné de dix lieues arrivé ici, où j’écris, par le seul balancé de mes deux pieds sensibles...
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