Présentation de l’auteur
Avant les années 80, il n’y a pratiquement pas d’écrivaines en Guinée Équatoriale à cause de la condition féminine dans la société traditionnelle et du décalage existant dans l’instruction entre filles et garçons. Plus rare encore sont les œuvres des écrivains équato-guinéens compte tenu du faible taux de scolarisation et surtout de la censure. C’est pourquoi des philologues tel qu’Antonio Uribe ont pu penser que l’œuvre littéraire équato-guinéenne ne s’inscrit pas dans le sillage du mouvement de la Négritude :
La littérature équato-guinéenne se distingue globalement des autres littératures africaines à cause de l’isolement linguistique. Par exemple, les écrivains équato-guinéens ignoraient jusqu’à récemment le mouvement de la Négritude ou le combat anticolonial des années cinquante et soixante. (Antonio Uribe, 2005, p.151).
Préoccupés par la sauvegarde du patrimoine culturel et la stabilité politique dans la société post-coloniale, les écrivains équato-guinéens ont essentiellement axé leurs œuvres autour du refus de la dictature et de la valorisation de la culture. Cela dit, Maria Nsué Angüe préfère évoquer le quotidien des Équato-guinéens, leur rapport à la culture, à l’éducation des filles et à la langue. Dans cet esprit, le roman Ekomo s’inscrit dans un champ social qui ouvre la voie à la connaissance des us et coutumes des Équato-guinéens. La romancière veut rendre sa vision de la Guinée équatoriale en la déclinant sous trois tableaux : la situation post-coloniale, les considérations ethnographiques et les réalités linguistiques. La guinée équatoriale est au centre de la fiction romanesque, elle excite la curiosité par sa géographie, sa faune, sa flore, ses ressources naturelles insoupçonnées. En un mot, la romancière fait un inévitable retour à soi pour analyser la douloureuse condition humaine, pour s’approprier le cœur de la forêt par le verbe. L’approche socio-historique semble le mieux adaptée à la lecture du roman car elle décrispe le sens et peut servir de tremplin pour décrire le caractère hybride de la praxis qui enchâsse le discours en un style dilué dans un mélange linguistique interactif.
I- La situation post-coloniale
Dans cet état incertain, je vois, du fond de mon âme, tes pupilles brillantes comme des braises, qui posent une infinité de questions. J’aurais besoin de tout un livre pour exprimer tout ce que tu as soif de savoir, bien qu’il n’ait pas de paroles capables de traduire assez clairement l’angoisse que je vois dans tes yeux. (Ekomo, 1995, p.7).
C’est déjà dans un état de choc que le lecteur saisit l’angoisse de la narratrice, afin de ménager le mystère, elle profère des propos hors d’un espace-temps qui renvoie à l’absence d’un héros pour mieux intriguer. Le dévoilement lent et saccadé où la matière, la vie et la mort déferlent la forme pour ne livrer que ce que le regard veut saisir. L’image du personnage central Ekomo est mouvante tout le temps de sa découverte et suscite des questions toujours reprises sur la genèse du peuple fang. Ekomo est aussi une introduction au développement de la littérature post-coloniale en Guinée Équatoriale appréhendée non pas par des écrivains étrangers mais par une native de la Guinée Équatoriale. La romancière tient à donner sa version des faits sur la situation post-coloniale et sur les valeurs culturelles équato-guinéennes. Même si, concernant la naissance d’une littérature proprement équato-guinéenne, Mbare Ngom dira :
Dans un monde colonial où la raison de vivre était la production et l’exploitation des ressources économiques, ces auteurs espagnols représentaient un élément de fraîcheur dans les relations avec les natifs, comme une source dans le désert. Tout cela est bien clair dans leur superstructure idéologique. Mais, il est juste de leur reconnaître le mérite d’avoir réveillé la vocation littéraire de quelques équato-guinéens et d’avoir écrit une série d’œuvres qui nous aident à une meilleure compréhension du fait colonial espagnol en Guinée Équatoriale... [1]
Les différentes versions sur la situation sociale en Guinée Equatoriale découlaient jadis, de la vision exogène des Espagnols qui réalisaient des études ethnographiques sur la Guinée Equatoriale. Avec Maria Nsué Angüe, la question post-coloniale dans Ekomo est alors observée à partir d’une évaluation endogène mêlant fiction et réalité. Elle relate, dans un brouillage temporel et stylistique, la pénétration coloniale, l’origine de la dispersion, des divisions et des guerres après la colonisation : « Qui étaient en réalité les envahisseurs ? - Il y a beaucoup de versions, à moi, on m’a raconté que ce furent les bilobolobos » (signifie littéralement en fang : ceux qui parlent une langue incompréhensible) (Ekomo, 1995, p.194). Du point de vue de la narratrice, les bilobolobos sont ennemis des enfants d’Afrikara qui ont provoqué les guerres. Il s’agit là encore d’instruire l’Équato-guinéen sur une question capitale et de lui livrer diverses approches de la situation post-coloniale afin qu’il puisse lui-même se forger sa propre opinion. Maria Nsué Angüe aborde des questions taboues à l’époque telle la genèse et la lignée fang, les rites ancestraux, la mwettologie [2], la délimitation des frontières… C’est un roman assez riche d’expériences sociales qui ouvre l’Équato-guinéen au monde extérieur et surtout le ramène à ses origines. Du reste, Ekomo fait aussi découvrir aux étrangers les mœurs d’un pays resté longtemps en marge du développement économique. Tout au long du récit romanesque, des hommes illustres vont perdre leur vie. « Tous suivent la course du mouvement, jusqu’à ce que, entre l’ombre et un soleil mort, se dessine nettement un monticule ». (Ekomo, 1995, pp.11-12). Au début du roman, des signes surnaturels annoncent la tragique mort d’un grand combattant de la liberté et de l’union africaine, Lulumba : « Nous avons entendu dire que dans le Congo, un jeune appelé Lulumba se lève contre l’envahisseur et lutte pour la liberté de l’Africain mais (…) Je regretterais beaucoup si c’était lui qui devait mourir ». (Ekomo, 1995, p.13). Maria Nsué Angüe fait ressortir les prémices de la décolonisation, l’organisation et la répartition du pouvoir politique après la colonisation dans un ordre atemporel sans occulter cet aspect de la sphère théologique où des femmes à l’ombre des cercles de pouvoir sont toujours dans l’expectative. Ainsi les prières de la mère de Nnanga invoquant la vierge Marie sont vaines : « Sainte Marie. ieieieeieieiei NIAA ZAMAA - VOLO BIAAAAA AWAAALAA MISEEMMMM MBEMBEEE CAASOO AAMEN » (Ekomo, 1995, p.15). Je traduis : « Sainte Marie, ieieieeieieiei mère de Dieu, aide-nous, aie pitié de nous ? Que la paix vienne. Amen » la phrase en fang est reprise telle quelle dans le texte traduit en français. Les déviations grammaticales et les étirements des voyelles soulignent l’exagération et l’agitation de la mère de Nnanga implorant la vierge. C’est également une femme noyée dans la foule à la réunion après la mort de Nfumbaha qui prend position la religion chrétienne qui s’est largement implantée en Guinée équatoriale : « Je voudrais savoir ce que vous rencontrez dans cette religion qui ne fait que nous apporter des malheurs » (Ekomo, 1995, p.112). La religion chrétienne est ici corrélée aux maux qui minent la société traditionnelle tout comme la maladie d’Ekomo, elle est assimilée à la destructuration de la société fang due à l’errance à laquelle est confrontée la descendance des enfants d’Afrikara. Pour affronter cette maladie, Nnanga et Ekomo doivent se tourner vers le fleuve Ntem et la recherche des symboles des origines de la matrice créatrice. Mais malheureusement, le couple n’arrivera pas à déchiffrer ce que les sages, tous morts, ont voulu leur faire comprendre et ne connaîtra jamais l’ataraxie. La perte de la foi semble être la cause de la succession des morts, et finalement, de la mort d’Ekomo dans le roman. La maladie incurable et inconnue d’Ekomo apparaît comme cet état de l’être toujours empêtré dans une attitude sceptique qui le ronge incommensurablement. Au début du récit, la narratrice n’envisage aucune issue et se condamne d’emblée par cet aveu d’impuissance : « Je suis prisonnière, étouffée par l’angoisse de l’inconnu » (Ekomo, 1995, p.7) alors qu’elle possède un pouvoir mystique insoupçonnable. A travers la voix du guérisseur, Maria Nsué Angüe témoigne de la puissance de la fille de fan Afri qui apporta le totem au village : « Je vais vous parler de la science de la forêt et ses mystères, selon ce qu’on m’a expliqué à moi, quand on m’a octroyé le don de guérison » (Ekomo, 1995, p.131). On peut dire que l’auteure veut accorder une place de choix à la femme mystique représentée par la fille de Fan Afri. D’ailleurs, le roman Ekomo semble dédié à toutes les femmes de la Guinée Équatoriale, par l’intermédiaire de sa camarade de jeu qui y est restée et qui n’a pu faire des études : « À Nnanga, ma vieille amie. Dommage qu’elle ne sache pas lire » (Ekomo, 1995, p.17). À l’époque où paraît le roman, dans les années 1980, la majeure partie des femmes sont illettrées et même aujourd’hui encore, la parité n’est toujours pas atteinte dans l’accession des filles à l’instruction. Il y a également un renversement des rôles et des responsabilités dans les pratiques sociales décrites. Quant à la responsabilité des fautes commises, les Anciens demeurent plus souples à l’égard des femmes. Parmi les interdits liés à la morale véhiculée dans les villages fang, l’adultère tue le foyer et l’Ancien qui ordonne la sentence annonce cinquante coups pour la femme, cent cinquante coups pour l’homme. L’auteure opère, dans le récit, un renversement fantasmé des conventions établies dans un milieu rural où la femme doit le plus souvent se taire, se soustraire au pôle de décision prise au sein de l’ « abaha » ou « aba’a » (case à palabres des hommes ou corps de garde). (Ekomo, 1995, p.11). Bien divergents sont les points de vue de Maria Nsue Angüe qui déplore la mise au ban des femmes dans les milieux ruraux où, en réalité, un travail méritant et acharné place la femme au cœur du système éducatif et dans la prise de décision. On remarquera que les femmes de Nnandongo tiennent à interférer ad libitum dans les affaires des hommes par leurs réunions secrètes la nuit. C’est dans ce vivier que va puiser Maria Nsue Angüe pour insuffler un nouveau souffle à l’image de la femme dans Ekomo. Avec Maria Nsué Angüe on est plus proche du concept du « women’s lib » [3] qui est une vision positive et optimiste de la femme en devenir, de la femme libérée non pas du joug masculin mais de la torpeur existentielle. A ce niveau, il n’est surtout pas question de guerre entre les sexes.
Si l’on résume la situation post-coloniale en Guinée-Equatoriale telle qu’elle est appréhendée sous la plume de Maria Nsué Angüe, elle suit un schéma narratif bien défini par la répartition des chapitres du roman. Le chapitre I, « Le signe », le chapitre II, « La danse sacrée » et le chapitre III, « Mort de l’ancien » réunissent la situation initiale en adoptant une démarche à colimaçon selon laquelle la dorure sociale marquée par les soubresauts d’une crise de transition politique, s’effrite. Le récit du chapitre IV, « Souvenirs » semble être une mise en veilleuse voilant quelque peu les autres récits du roman. L’extériorisation des souvenirs refoulés constitue une décharge émotionnelle selon une méthode psychothérapique. En filigrane, les péripéties des chapitres (Chapitre V, Colombe de feu, Chapitre VI, Nfumbaha, Chapitre VII, Le guérisseur, Chapitre VIII, Besamuel, Chapitre IX, Le long chemin vers la mission) conjointement consolidées par l’univers sémiotique du roman, s’étalent sur plusieurs actions révélant l’élément perturbateur. Ces chapitres nous servent une avalanche d’énigmes, d’images et d’idées qui s’enchaînent, marquant, en prélude de l’errance d’Ekomo et de Nnanga, une absence de dénouement. Le chapitre X, « Mort d’Ekomo » opère un flash-back de plus grande amplitude sur le chapitre I, « Le signe » et les deux chapitres se confondent pour clôturer la situation finale.
Il est certain que l’écrivaine s’abreuve à la source de la mémoire collective mais elle puise également dans son imaginaire afin de nourrir l’extraordinaire et de magnifier son univers onirique. Le fond fabuleux et gnomique, les images fortement symboliques visent autant à divertir qu’à instruire. Une des variantes astucieuses du cru narratif de Maria Nsué Angüe est d’alterner entre mythes ancestraux populaires et mythe personnel pour éveiller les consciences. Parfois, elle semble nous confier son héritage culturel sous le ton de la confidence ou tantôt d’une voix détachée, avec des tics expressifs du rendu de l’eau en mouvement entre les rochers : « wolo, wolo, wolo… » (Ekomo, 1995, p.185). Sa narration se fait comme un jeu organisé selon le mode d’expression orale africaine dont le mot d’ordre est la gestuelle, le chant, la musique du tam-tam, la mimique, les intonations de voix tonitruantes « Ntam », douces « Ntem » (Ekomo, 1995, p.185). Il est clair que la séance d’écoute ou de lecture doit installer le lecteur-auditeur dans une atmosphère décontractée d’où la recherche constante d’effet de communion et de connivence entre l’écrivaine et son lectorat afin de provoquer à dessein le rire, de susciter l’intérêt.
II- Les considérations ethnographiques
La Guinée Equatoriale est l’exemple type d’une vaste aire culturelle, toute entière, livrée aux divers apports étrangers. S’il faut parler des considérations ethnographiques en Guinée Equatoriale, on est bien contraint d’aller vers la particularité pour viser l’universalité confondue en un tout social. Aussi, Maria Nsué Angüe choisit-elle de faire découvrir une ethnographie de la société traditionnelle équato-guinéenne qui érige en inférence la place de la femme au centre du pouvoir mystique dans le roman. Dans le milieu où évolue Nnanga, personne ne semble faire attention à elle, pourtant c’est à elle qu’incombe l’éducation traditionnelle et le renforcement de la garde après la mort du guérisseur du village. Encore une métaphore de la vision rêvée de la femme à la fois dangereusement sensuelle et rebelle : « Et dans la nuit tourmentée, dans la dense obscurité, tombent des larmes du ciel, chaudes comme des sueurs. Les hommes de garde attisent de temps en temps le feu, font jaillir une flamme rebelle et dansante ». (Ekomo, 1995, p.47). L’histoire de Nnanga qui se bat pour son mari est à l’image de Fan Afri, la femme qui protège secrètement les hommes de la lignée fang, dans un contexte social où la femme doit s’effacer. Avant que l’âme prenne son envol, la femme « mamiwata » (sirène) surveille le « Kiè Ntem » (le vénérable fleuve). La femme mystique est une colombe de feu qui agit la nuit en secret et décèle les signes annonciateurs du déclin des hommes. On constatera d’ailleurs que ce sont toujours les hommes qui perdent leur vie (l’Ancien, Nfumbaha, le guérisseur et Ekomo) dans le roman. Et l’auteure nous donne l’origine d’Ananengoo, (Ekomo, 1995, p.128), la première femme génitrice de l’ethnie fang, que l’on doit invoquer dans des moments de tourmente : « jusqu’à aujourd’hui existe l’expression bien qu’avec le temps elle se soit abrégée en engongoo (pardon) » (Ekomo, 1995, p.134). L’arbre généalogique et le totem gardés par la tribu dans certaines contrées fang échappent aux enfants. Les enfants à débusquer l’héritage représenté par l’ « Antilope blanche », cherchent toujours, en vain : « Sous le ceïba sacré de mon village dorment les racines de la tribu. Les enfants depuis des siècles tentent de chasser l’antilope blanche qui garde le ceïba » (Ekomo, 1995, p.19). Il est à remarquer qu’Ekomo est un genre romanesque construit sur un architexte dont les soubassements moraux invitent à ce qui s’apparente à une méthode Coué. Conscients d’être des possédants spirituels, les patients du guérisseur ne savent pas comment mettre à profit leur spiritualité. Chez le guérisseur, Ekomo éclaire la lanterne des autres patients sur le « ño ntem », (Ekomo, 1995, p.186), le serpent Akamayong, protecteur des Fang, qui sommeille dans le Ntem (le nom du fleuve séparant la Guinée-Equatoriale du Cameroun et le Cameroun du Gabon. Il est réputé pour ses histoires historiques et mystiques). Lorsque l’on se donne la peine d’interpréter les « signes » du temps annoncés par Maria Nsué Angüe, on retient la prophétie qui annonce que le reptile ailé (totem gardé par la fille de fan Afri) rentrera en transe pour rétablir l’ordre que les bouleversements historiques des siècles derniers ont rompu. Suivant, ce raisonnement, le Ntem est le cours d’eau où s’opère la révélation de l’ancêtre du Mvett, Ekomo se réalisera lorsqu’après la longue marche vers l’Avenir, la dynastie Ekang retrouvera la Terre Promise comme après le profond coma d’Oyono Ada Ngone, le premier mvettologue alors qu’il quittait le haut Nil pour l’Afrique centrale. Maria Nsué Angüe explique, dans un conte, la dispersion des enfants d’Afrikara à travers le Cameroun, le Gabon et la Guinée Equatoriale. Dans son récit, les enfants d’Afrikara ne retrouveront la santé et la paix que lors de la réunification des fang. Ces derniers sont séparés par le Ntem à cause des frontières artificielles établies par le partage du gâteau colonial : « (…) Ntem, le légendaire fleuve qui fait une frontière naturelle entre les peuples de notre langue » (Ekomo, 1995, pp.184-185). Le personnage, Ekomo ne meurt pas à la fin du roman, il est dans un coma cataleptique : à « la frontière entre la vie et la mort » (Ekomo, 1995, p.230). Si l’on s’arrête à la titrologie, Ekomo signifie arrangement dans le dialecte fang car il vient du verbe a kom (arranger, mettre en place). Etymologiquement, a kom vient du fait que, chez les fang, on sollicitait « Nkom-Bot », (Ekomo, 1995, p.129) (traduit littéralement en fang : celui qui arrange ou le Créateur), pour orienter le destin du nouveau-né. Le mot Ekomo n’a donc rien avoir avec la « conciliation » comme on a pu le définir auparavant. Il est encore plus proche du mot concorde, tel que la romancière le définit, la cohésion, l’harmonie communautaire et le respect des règles sacrées en seraient la résultante. En outre, Ekomo, le fils de l’exorciste frappé par le destin est soutenu par Nnanga, sa femme porteuse de la harpe sacrée incomprise du monde moderne. La tendresse pour son amour d’enfance, l’aide à surmonter le conditionnement social pour sauver son mari. C’est la mère de Nnanga, comme dans la cérémonie du Njembè au Gabon, qui accompagne sa fille enduite d’argile et lui montre la voie : « Regarde-moi, souviens-toi de tout ce que je t’ai enseigné. Et en me tendant l’argile, elle me dit : enduis-moi le corps ». Ekomo, 1995, (p.30). L’épreuve de l’argile est un don du corps, une manière de laisser la voie libre à l’esprit. A ce titre, Ekomo est un roman réceptacle de la littérature orale hissée au rang de production culturelle et de la connaissance académique du Mvett. Comme dans le récit de la genèse du peuple fang (épopée du Mvett), Nnanga voyage et arrive devant un cours d’eau mythique, le Ntem, après son parcours initiatique, elle interprète les messages ésotériques à travers la révélation musicale :
Le tambour nous ordonne de sortir par des notes claires. Comme je traverse le seuil de la maison pour me rendre à la danse, une bouffée d’air frais de la nuit me salue. La lune s’est cachée derrière le nuage et, chaque instant plus ensorcelée, j’avance au côté de Mère dans la nuit. (Ekomo, 1995, pp.30-31).
Cette initiation amorce une phase de la sagesse permettant de trouver la paix. De toute évidence, il s’opère une émancipation du contexte idéologique, sous le paradigme de la déviance significative des mots et de la complexité des symboles. L’examen de ces différentes étapes initiatiques traversée par une femme montre que l’auteure saisit un sujet tabou à bras-le-corps, en parlant du problème de la transmission des savoirs oblitérés.
L’école de Mvett renvoie à un aspect plus caché, érudit et savant. L’école reçoit des élèves selon la logique d’apprentissage des acquis. Après la maîtrise des enseignements ésotériques, vient le niveau d’enseignement des mystères, qui appelle une dimension philosophique et un art de vivre particulier régulé par la musique et la fulgurance poétique. (Grégoire Biyogo, 2006, p17).
Tout au long du récit, on note la permanence de la musique : « L’écho du tam-tam déchire le silence de la forêt. Son chant est aussi éternel » (Ekomo, 1995, p.217). Selon les battements du tam-tam, le messager transcrit le deuil : « Arrive une autre nuit. Résonne le tam-tam funèbre. Le monde frémissant apprend la mort d’un vieil homme » (Ekomo, 1995, p.36). Au début du récit, le tambour accompagne les chants et la danse initiatique :
« Je t’apporte un doux message
Que la paix soit avec toi
Je t’apporte un doux message
Que le calme soit avec toi
Ecoute bien cette berceuse
Car elle contient toute mon âme
Le message vient des cieux bleus
Ainsi donc souris » (Ekomo, 1995, pp.48-49).
Dans cette chanson, une poésie aurorale pèse sur la philosophie corpusculaire et atteste, en même temps, de l’autotélicité de l’œuvre. Maria Nsué Angüe qui est aussi poétesse, se fait le chantre de la civilisation, de la culture orale traditionnelle. A ce titre, la syntaxe se présente comme un procédé de décomposition de la syntaxe espagnole correcte. Seulement, la parole est une réalité psychique indépendante de la linéarité du discours et de la structuration des énoncés et cela pose le problème de la valeur des morphèmes (l’unité significative minimale s’ordonne sur la chaîne parlée). Kasum Aggarwal définit ainsi la notion d’oralité chez les auteurs africains :
Les rites de la parole se dressent comme un refuge à partir duquel on estime pouvoir rétablir un ordre primordial et restaurer dans une Afrique désorientée, soumise à une modernité aliénante, l’harmonie initiale que la colonisation avait brisée. (1999, p.150).
C’est au cœur de la forêt équato-guinéenne que doit s’opérer « l’arrangement » qui va limiter les morts en ceci que l’histoire a suscité des désordres en ces lieux sacrés destinés à être prolifiques dont les enfants ont chaviré. C’est un roman pédagogique ayant de surcroît, une dimension socioculturelle pour celui qui en cerne les enjeux. La narratrice déclame des versets du Mvett ou Mvët invitant les enfants d’Afrikara à s’unir pour que règne enfin la cohésion.
« Fang Afri. Premier né
Okak Afri. Second
Mevu me Afri. Troisième
Nden Afri. Quatrième
Bulu Afri. Cinquième et après celui-ci, il eut une fille à qui il donna le nom de Ewondo Afri (…) et finalement Ntum Afri (…) en ce temps où je vous parle pour me diriger vers vous autres à travers les siècles » (Ekomo, 1995, p.128).
Elle y explicite la relation de Ntumu Afri avec l’enfant d’Ewondo Afri et les évolutions de la langue fang. En rappelant brièvement le contexte actuel, les organisateurs du Colloque sur le Mvett qui s’est tenu à l’institut culturel d’expression française à Bata en Guinée Equatoriale en juin 2009 attirent l’attention des étudiants sur l’importance de l’histoire culturelle du pays en portant les recherches sur le Mvett au niveau universitaire. Avant ce Colloque, Charles Belinga B’eno évoquait déjà la communion entre performateur et auditoire dans la littérature orale fang : « Dans la performance de la récitation et du Mvët ékan comme genre narratif traditionnel s’intègre l’adhésion de l’auditoire aux énoncés du Mbômô-Mvët » (2008, p.64). La déclamation du Mvett se fait avec l’assentiment et la participation de l’auditoire en accord avec la musique du cordophone de raphia tenu par le maître du Mvett. Le mvett a un point commun avec les contes de Nnanga qui garde l’espoir malgré les désenchantements : « Tandis que je regarde comme les autres les mystères de là-haut dans le ciel, tout mon être crie « Ekomo » jusqu’à ce que je l’entende me crier « Attends ». Il me dit Attends et j’attends. » (Ekomo, 1995, p.14). La patience, une vertu qui finira par payer selon le proverbe : « Ce que dit l’antilope à l’éléphant : donne-moi le temps et j’aurai de grosses pattes », (Ekomo, 1995, p. 22). Ce proverbe fang a une portée prémonitoire sur le développement de la Guinée Equatoriale chez Maria Nsué Angüe dont le style d’écriture rime avec exutoire verbal.
III- Les réalités linguistiques
Le « Nègre Intégral » de Senghor devait être le produit d’un enracinement linguistique et culturel précédant l’ouverture. Il s’agissait de partir des civilisations et du milieu négro-africain où baigne l’enfant pour que celui-ci apprenne à en connaître et en exprimer les éléments dans sa langue maternelle, puis en français. (Christiane Ndiaye et Josias Semunjanga 1996, p.55.)
C’est un défi linguistique pour les écrivains d’entreprendre une aventure poétique trilingue qui prend en compte la perception du réel équato-guinéen. La pratique littéraire se décline comme une recherche de l’équato-guinéité qui se refuse à appliquer des normes esthétiques espagnoles. En exprimant ses particularités propres, l’écrivain se soustrait au mode d’expression écrite imposé. C’est la raison pour laquelle Maria Nsué Agüe consent à rendre l’authenticité de l’ethos équato-guinéen : « Mi fin es de compartir el sentir desde una óptica differente a los nativos espanoles, al mismo tiempo que compartir el sentir desde la óptica africana », (Maria Nsué Agüe, 2000, p.102), je traduis : « Mon but est de partager la manière de ressentir selon une optique différente des Espagnols natifs, en même temps que partager le ressenti selon l’optique africaine ». Ce faisant, les écarts langagiers entre l’autochtone équato-guinéen et les Espagnols sont évidents. Et les écrivains équato-guinéens trouvent que les idiolectes rendent la coulée plus fluide et l’accent plus musical dans le texte et adoptent ce système de communication. Cette nouveauté relative d’aisance linguistique observée par des sociolectes équato-guinéens démontre que l’écrivain équato-guinéen veut s’inscrire dans une démarche narrative originale en rupture avec la production littéraire d’expression espagnole courante. On a par exemple, des lexies comme « yucca » (manioc) (Ekomo, 1995, p.157), « ceïba », (fromager) qui renvoient à une réalité sud-américaine et à la flore caribéennes, très connues des habitants. Donato Ndongo-Bidyogo relie l’emploi des ces lexies au lyrisme afro-cubain ou à l’expression hispano-bantoue, (1984, p.42). On retrouve aussi des « pichinglis » ou « pidgin english » dans le roman comme « clotte » Ekomo, 1995, p.36 (vêtement), « dash ! », (pourboire) (Ekomo, 1995, p.180). Toutes ces distorsion, ces ajouts de vocables insolites ou étrangers pourraient être assimilés à un mauvais usage de la langue mais il s’agit, en réalité, d’un espagnol littérairement spécifique aux Équato-guinéens et qui appartient à leur univers de croyances, à leur mode d’expression dans la vie quotidienne et à l’apport de différentes civilisations sur le territoire équato-guinéen. Le divers se caractérise alors par une relation entre la polyglossie et l’interlecte. C’est tout cela qui fait d’Ekomo, le creuset d’une diversité totalisante au sein de laquelle peut s’opérer un fourre-tout discordant. À cet effet, le voisement du mot « mbolo » se décline en « Ambolan », (bonjour en fang) Ekomo, 1995, p119, « Ba djo ya ? » (que disent-ils ?) s’écrit « Ba dio ya ? » (Ekomo, 1995, p.47) dans le roman alors que le verbe « dire » s’écrit normalement ainsi : « a djo » en fang, cela est soit assimilable à un réflexe d’écriture, soit à un emprunt aux éléments linguistiques du lexique espagnol. L’expression « esclavo en vida », (Ekomo, 1985, p.53) dans le roman a été traduit littéralement en français par « esclave en vie » (Ekomo, 1995, p.54). Ce terme aurait pu s’écrire « aparecido » (fantôme), mais l’écrivaine choisit de faire référence à un mort dont l’âme erre comme dans les contes populaires de l’abaha en Guinée Equatoriale. De même, le terme « castanuela » (Ekomo, 1985, p.87) est resté intact dans le texte traduit, on peut penser que la traductrice, ne trouvant pas le mot français exact, a tenu à le laisser en espagnol dans le texte : « castagnette ». Le terme cubain malanga (Ekomo, 1995, p.141) s’est également glissé tel quel dans le roman, il désigne le tubercule aux grandes feuilles proche du taro qu’en guinée équatoriale, on appelle le macabo. On constate que Maria Nsué Agüe va puiser dans les plus lointaines contrées du terroir équato-guinéen et de l’univers hispano-américain. Si nous prenons la version originale d’Ekomo en espagnol, on peut remarquer que la langue se « tropicalise » par des déformations phonétiques. D’ailleurs, il n’est pas rare, lorsqu’on se promène dans les rues en Guinée Equatoriale, d’entendre ces phrases : « yo me siento » pour « me siento » (je me sens), « a mi no me importa » au lieu de « no me importa » (cela m’indiffère), « Debo decirte cosas » (j’ai des choses à te dire) au lieu de « yo debo te decir palabras », « yo te amo mucho mucho » pour « te quiero mucho » (je t’aime très fort), « yo no hablo bueno pagna » pour « no hablo bien español » (je ne parle pas bien l’espagnol), « pagna » étant le terme fang pour désigner à la fois la langue espagnole et la guinée équatoriale. Et, la liste n’est pas exhaustive. On doit donc voir dans les régionalismes (entre Bubi, benga, ndowé, pidgin et fang, entre le gentilé de l’île Corisco ou de l’île Bioko, de Malabo ou de Bata) non des approximations linguistiques liées au niveau scolaire des habitants, mais la création d’un espace linguistique proprement équato-guinéen.
De facto, des expressions, considérées impropres s’insèrent dans un système normatif de complexification morphosyntaxique de l’usage correct de la langue espagnole. Certaines composantes du système sémique subissent des mutations de sens en rapport avec la réalité linguistique locale. On peut observer qu’il y a une variation de l’espagnol selon l’axe diatopique (définition du parlé espagnol marginal fondé sur les dialectes) et diastratique (définition du parlé en fonction de la classe sociale). Ces particularités lexicales de l’espagnol équato-guinéen n’étant pas définies au bas des pages d’Ekomo ou dans un glossaire final, rend parfois difficile la compréhension. Surtout, l’échantillonnage du lexique local n’a pas encore pu être défini dans un dictionnaire du régionalisme. Cette variation de la linguistique structurale espagnole répondant à un besoin de valorisation des particularités de la langue avait déjà été constatée concernant la langue française :
Les linguistes s’accordent pour reconnaître qu’il existe non une langue française mais des langues françaises variables suivant les niveaux et les situations de communication, les degrés de performance linguistique, les préoccupations des locuteurs à un moment donné et selon l’idée qu’ils se font de la langue qu’ils utilisent. (Le français langue africaine, Enjeux et Atouts pour la Francophonie, 1999, p.24).
Conclusion
Bibliographie
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