« Agir, agir, voilà notre raison d’être ici-bas ». Ce mot d’ordre, prononcé par le philosophe Fichte qui se référait constamment à la Révolution française dans ses premiers écrits, comment fut-il transposé en poésie par l’un de ses fervents auditeurs à Iéna, Friedrich Hölderlin ? Bien loin de l’image du poète réfugié dans sa tour de Tübingen, le parcours et l’œuvre ici redéployés nous invitent à penser l’écriture poétique comme une activité tendant à inaugurer une histoire collective.
Le culte dont Hölderlin est l’objet à Tübingen m’a toujours paru suspect. Lorsque j’y vivais, je me rendais rarement à la tour au bord du Neckar. Elle me fascinait bien sûr, mais je me tenais à distance de toutes les commémorations, du rituel des hommages universitaires qui font du lieu une petite niche bien chaude pour la logorrhée poétique ou « poétologique » contemporaine. Uhland - poète bien moins important par ailleurs - a peut-être eu plus de chance : sa maison a été détruite par la seule bombe lancée sur la ville à la fin de la seconde guerre mondiale.
Je me dis que cette tour, aussi belle et évocatrice puisse-t-elle être, a figé l’œuvre du poète dans cette image d’un homme seul, vivant la seconde moitié de sa vie à l’écart de tout et de tous. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que cette image ait si puissamment marqué la poésie francaise depuis une soixante d’années, paralysant celle-ci du même coup dans une « religion de la poésie » qu’a eue sans aucun doute raison de dénoncer Henri Meschonnic il y a peu. Mais n’a t-on pas raison d’adorer, de vouer un culte à la poésie ? On voudrait répondre de façon positive, si la poésie en question à l’époque où nous parlons était véritable activité. Or, en vénérant le Hölderlin ermite de la tour, c’est bien une poésie épuisée qu’on choisit d’adorer, quand avant celle-ci des poèmes puissants comme des fleuves furent écrits par le même homme. Il n’est pas innocent qu’on veuille voir dans les « poèmes de la folie » l’aboutissement des grands hymnes et de la trajectoire hölderlinienne : à travers cette perspective, c’est bien au fond de l’évolution de la poésie moderne dont il s’agit, toute tendue qu’elle est vers ce qu’on pourrait appeler le « non-agir poétique » (sous les dehors de l’activité la plus frénétique : « printemps de la poésie », festivals de toute sorte, agitation culturelle à tous les étages).
Sans doute Hölderlin s’est-il rêvé lui-même ermite, après qu’il eut perdu tout espoir de changement radical de la société allemande au tournant du dix-neuvième siècle. Seul, anéanti par la disparition de Suzette Gontard, trahi par les siens, il renonça sans aucun doute à ses rêves de révolution souabe, qu’il partageait depuis le Stift avec son ami Isaac von Sinclair. Mais comment gommer cette jeunesse emportée par l’enthousiasme jacobin ? Le 14 juillet 1793, un dimanche, Hölderlin, Hegel et Schelling plantent solennellement sur la rive du Neckar un arbre de la Liberté. Ils font partie d’un réseau dense et vivant de partisans de la Révolution francaise et bientôt de Bonaparte. Pierre Bertaux a reconstruit magnifiquement cette histoire, volontairement ignorée par les germanistes allemands, sans oublier les philosophes, Heidegger compris.
Tous se tiennent au courant semaine après semaine des événements européens, lisant les journaux, se faisant passer des lettres de Souabes en exil à Paris, et l’on retrouve de nombreuses traces de ces lectures dans Hypérion et les poèmes de Hölderlin. Ceci nous ramène d’ailleurs à la Grèce, qui, dans les oeuvres du poète, est tout sauf une Antiquité de pacotille comme elle pouvait l’être dans le classicisme allemand. La portée de ce retour à la Grèce est essentiellement politique, à même la poésie qui la sert à un niveau supérieur. Bertaux cite les Mémoires de Laure Permon, évoquant le Paris révolutionnaire : « On dîna en plein air, ce qui était ennuyeux lorsqu’il faisait du vent, et dans la rue, ce qui était toujours malpropre. Mais on dînait en commun à Sparte ; il fallait bien dîner en commun à Paris. Bien heureux d’avoir esquivé le brouet ! Lycurgue enseignait à brûler les châteaux. Les artistes, les gens de lettres ne parlaient, ne rêvaient que république. On voyait des jeunes gens, habillés tout à fait à la grecque, marchant gravement enveloppés dans leur toge blanche bordée de rouge, s’arrêter sous un des guichets du Louvre, discourir sous le portique des intérêts sérieux de l’Etat. Ils ne riaient pas, tenaient leur menton d’une main, saluaient en hochant la tête, et tâchaient enfin de jouer les vieux Romains, même les jeunes, le mieux qu’ils pouvaient. Et ne croyez pas qu’ils étaient seulement deux ou trois fous, ils étaient trois cents au moins. A la fin de 1794, l’école de David, celle d’un autre peintre encore, s’habillèrent à la grecque ou à la Romaine ». Qu’on s’imagine Hölderlin suivant de près cette actualité qui se déroule à quelques centaines de kilomètres de là, et l’on comprendra que le jeune homme ait assez vite conçu sa poésie comme une activité participant d’une nouvelle ère politique, au même titre que la peinture, la musique ou la philosophie. Ecrire un poème est un acte, ou n’est rien. Malgré la profusion de poèmes, nous sommes aujourd’hui dans le néant poétique, parce que des écrivains bien cotés à la Bourse littéraire sont capables de condamner les « grandes idées », sous prétexte que celles-ci « ont mené à de grands mensonges » . Or pas de poésie ni de roman sans grandes idées, et Hölderlin en avait quelques-unes, « symphilosophant » volontiers avec son condisciple Hegel. Raison pour laquelle il nous laisse une œuvre, et non des truismes.
C’est donc la Grèce qui revient, plutôt qu’on revient à la Grèce. Elle est partout, de l’art à la politique, en passant par la guerre. Hölderlin ne donne pas le nom de Diotima à Suzette, elle est Diotima. Les philosophes et les poètes allemands ont pour mission de fonder une nouvelle société, comme le firent autrefois les penseurs grecs. Il y va de ce que Schiller appelle à la même époque une « éducation esthétique de l’homme ». On se rend alors compte, une fois plongé dans cette époque par la lecture de Hölderlin et d’autres, qu’il importe finalement peu qu’il y ait des « auteurs » lorsque cette visée plus haute manque cruellement, et que les auteurs en question s’en glorifient même.
Avec d’autres, Heidegger a fait du poète le chantre du pays natal, alors qu’à travers son culte du monde grec Hölderlin visait la fondation d’une nouvelle république au sein de laquelle les poètes auraient eu leur place. La Grèce n’est pas en arrière, pas à la source, mais en avant, vers l’aval du fleuve. C’est un pays et une république qui restent à inventer, et non pas un modèle quíl s’agit d’imiter. Que les républicains modernes, prônant un retour à des règles et des lois surannées, cessent de nous assommer avec leurs rêves de Restauration. Pour Hölderlin qui fit l’expérience de la ferveur insurrectionnelle de son époque, l’idéal républicain est fondamentalement révolutionnaire, il se réalise au jour le jour, dans l’innovation quotidienne, dans l’entremêlement des voix et des époques, comme si tous les désirs humains qui font l’histoire confluaient dans un espace et un temps limités, avec une intensité extrême. Deux cents ans plus tard, les tenants de la république ressemblent aux conservateurs de l’époque Biedermeier, habiles à ramener l’art à une occupation individuelle, à l’un des nombreux divertissements avec lesquels les démocraties actuelles se mettent elles-mêmes en scène comme des modèles de liberté et de « jouissance sans entraves ».
Cette ferveur politique à l’œuvre dans la poésie de Hölderlin, qu’elle se manifeste plus clairement dans des poèmes consacrés à Rousseau ou à la « fête de la paix » (écrite en hommage à la paix de Lunéville du 9 février 1801), il est facile de la recouvrir en se concentrant sur la thématique du « retour au pays », pour finalement enfermer de nouveau le poète dans sa tour et le laisser inaugurer une poétique des bouts de papier à laquelle la poésie moderne ne cesse de payer son tribut. L’idéal qui alimente pourtant chaque œuvre de la grande période est bien celui de l’harmonie entre les hommes, harmonie qui prend souvent la forme d’un choeur conciliant toutes les voix disparates d’un monde en conflit. En 1801, Hölderlin évoque dans une lettre à Karl Gock la « paix qui se prépare », écrivant : « Que doive l’emporter une quelconque forme, opinion et affirmation, cela ne me semble pas l’essentiel de ses dons. Mais que l’égoïsme sous toutes ses formes va céder à l’autorité sacrée de l’amour et de la bonté, que l’esprit commun régnera partout et en tout, et que le cœur allemand sous ce climat, sous la bénédiction de cette paix nouvelle, s’épanouira enfin et sans bruit, comme la nature en croissance, déploiera ses secrètes et immenses forces, voilà ce que je pense, ce que je vois et ce que je crois, voilà ce qui me permet de regarder avec sérénité vers la seconde moitié de ma vie ». On sait ce qu’il advint de ce rêve, et du rêveur dans la seconde moitié de sa vie justement. Mais on ne peut s’empêcher de penser que seule cette puissance onirique permet et justifie l’exercice de la poésie, que celle-ci ne peut être action qu’à condition de s’affirmer comme désir d’un monde plus développé sur le plan des valeurs énoncées par Hölderlin, « amour et bonté » ; le poète allant, au-delà des dieux grecs, jusqu’à chanter Marie (A une Madone), symbole de cette grâce capable d’éveiller l’âme humaine à la beauté de la vie.
Singulier panthéon d’ailleurs que celui de Hölderlin, où le Christ et Dionysos mêlent leurs traits. Lors d’un premier voyage hors de la Souabe, en juin 1788, le jeune poète qui visite les jardins baroques du château de Schwetzingen admire surtout la mosquée turque. Syncrétisme affirmé de cette poésie qui dénote encore aujourd’hui ! Où l’on voit que la vision poétique capte et rend l’unité primordiale de toutes choses, refusant la dissociation et le morcellement des êtres. Tâche politique encore, en vue d’une réconciliation des imaginaires humains qui s’expriment dans les religions et les croyances les plus diverses. Il faut lire Hölderlin comme un formidable acteur du temps de la Révolution française. L’enfermer dans la légende de la folie, c’était mettre la poésie au cachot - pour longtemps.