Aussi bien dans le monde qu’en France, les questions alimentaires revêtent une importance de plus en plus critique. Après la Révolution verte des années 60 dans les désastreuses conséquences de laquelle nous nous débattons et mourrons encore, et face au défi insensé d’une population mondiale surnuméraire dont un septième meurt de faim, la voie pour subvenir au premier des besoins humains est un enfer pavé d’intentions plus ou moins bonnes. L’agriculture biologique est pressée de toutes parts d’exigences contradictoires. Face aux soucis, voire aux alarmes que soulèvent les scandales sanitaires et les atteintes à l’environnement parmi les populations, l’agriculture dite biologique – et souvent réduite à la dénomination de bio – est tantôt présentée comme une niche alimentaire pour riches, tantôt comme un label de marketing de peu de réalité et tantôt comme un horizon utopique. La difficulté est que tout cela est vrai en même temps. Le livre dirigé par Philippe Baqué vise à répondre aux questions soulevées par les mutations rapides de l’agriculture biologique, qui a de plus en plus de succès après plusieurs crises sanitaires mondiales. En France, le marché bio est ainsi en forte croissance, alors que les terres cultivées en bio ne le sont pas. La raison en est à trouver du côté des lobbys de l’agroalimentaire qui ont œuvré pour que les gouvernements ne favorisent pas le développement de l’agriculture biologique – à titre de preuve, le budget pour les agrocarburants est 12 fois supérieur en France à celui prévu pour aider les agriculteurs à se convertir au bio. En outre la labellisation bio, sous la protection de laquelle le citoyen et consommateur pourrait espérer se placer, tolère même la production en masse et à moindre coût d’une agriculture bio intensive fondée sur la monoculture, la concurrence sauvage, l’appauvrissement de la biodiversité, la spoliation des terres et l’exploitation de la main d’œuvre ! C’est encouragée par la grande distribution qu’une certaine filière ‘bio’ se résout à piétiner ses valeurs, en France comme dans le reste du monde. Pourtant le monde du bio et de la bio est divers dans ses pratiques et ses objectifs, et c’est tout l’intérêt de cet ouvrage que de nous en faire découvrir les contradictions, les dangers et les immenses espoirs. Au seuil de cette lecture, on comprend que la bio est à la croisée des chemins.
Le tour du monde des contradictions vivantes et des réussites de l’agriculture biologique commence par la Colombie, que l’on n’attendait pas là. Le pays s’est ainsi ‘converti’ au bio dans différents secteurs, le tout premier étant celui de l’huile de palme, cultivée sous la surveillance de paramilitaires sur des surfaces immenses par le clan Davila propriétaire du groupe Daabon. Dans ce monde bien éloigné des valeurs fondatrices de la bio, on expulse des paysans, on utilise des paramilitaires et on favorise les agrocarburants au détriment des cultures vivrières (alors que la Colombie a été autosuffisante jusque dans les années 90). La canne à sucre – notamment pour les agrocarburants – est elle aussi très largement cultivée en monoculture intensive et chimique. Flairant l’intérêt d’une production ‘bio’, les mêmes producteurs ne voient pas de contradiction à cultiver de moindres parcelles de canne à sucre bio enclavées en plein milieu des immenses champs traités au glyphosate (c’est-à-dire au Roundup) et à toutes sortes de produits chimiques ; il faut dire que ces entreprises ne s’encombrent pas des droits sociaux et syndicaux non plus. Il existe cependant de petites coopératives bio traditionnelles, diversifiées et opérant à petite échelle dans la culture du café, mais elles doivent résister à toutes sortes de pressions de la part des grands groupes (comme Nestlé) que leur indépendance ombrage… Le lecteur découvre cette jungle et se dit que la certification bio d’un organisme comme Ecocert serait de nature à séparer le bon grain de l’ivraie, si par chance l’organisme certificateur s’aventurait jusqu’en Amérique du Sud. De fait, Ecocert est présent en Colombie et certifie la ravageuse culture intensive d’huile de palme, tout simplement parce qu’il ne se fixe aucun critère social. D’ailleurs, en Colombie, la certification est de plus en plus refusée car non garante du respect écologique global, des travailleurs, des communautés, de la biodiversité et de la souveraineté alimentaire !
Dès les premiers chapitres on comprend que la notion de bio recouvre plusieurs réalités parfois bien éloignées. Avant la révolution industrielle, précise Philippe Baqué, toute agriculture était bio mais la justice sociale ne faisait pas partie de ses projets. C’est ainsi que l’auteur distingue, en français, d’après le genre du déterminant, la bio qui est une agriculture biologique soucieuse de justice sociale, et le bio qui est un segment du marché couvert par un label en rapport avec un mode technique de production.
Aux sources de l’agriculture biologique se trouvent, entre le XIXe et le XXe siècles, divers fondateurs et fondatrices. L’agriculture biodynamique a été fondée par Rudolph Steiner sur l’idée d’une force cosmique primordiale avec laquelle l’homme doit être en harmonie. L’anthroposophe n’était personnellement pas opposé au capitalisme. L’agriculture organique, fondée par Albert Howard, a donné ses bases à l’agriculture bio d’aujourd’hui. Plus tard, l’agriculture organo-biologique, fondée par Hans et Maria Müller, a développé des coopératives pour protéger les paysans des excès du capitalisme et promouvoir un travail respectueux de la fertilité des sols. Encore plus récemment, l’agriculture naturelle de Manosobu Fukuoka s’appuie sur une confiance en la nature : pas de labour, pas d’intrants, pas de désherbage, pas de pesticides ; il s’agit de se libérer de la machine, de la dépendance envers l’économie marchande et envers le capital. Ces recommandations ont été reprises par Holmgren et Mollison dans la permaculture (derrière quoi il est question de culture permanente et de la permanence de l’homme sur terre).
Les points communs entre ces différents aspects de la bio sont : la fertilité du sol ; la gestion naturelle des ravageurs des cultures ; la perception de la maladie comme signe d’un déséquilibre ; l’amélioration des plantes cultivées et des animaux par un respect de l’homme envers eux ; l’opposition à l’industrie et à l’économie marchande.
Le dilemme est : faut-il changer l’agriculture pour changer la société ou changer la société pour pouvoir changer l’agriculture ?
Après la reconnaissance de l’agriculture biologique et l’apparition d’une ou de plusieurs certifications ‘bio’, la confusion et la récupération des labels par l’industrie agroalimentaire oblige à revenir à une stratégie de face à face entre producteur et consommateur, en réinstaurant de la confiance. Ainsi la notion d’agriculture écologiquement intensive est un masque pour ne pas vraiment remettre en question l’agriculture industrielle. Même les OGM y sont promus pour aider la bio à obtenir de meilleurs rendements (ex Maïsadour) : Michel Prugue, président de Maïsadour, est un pro-OGM qui préside aussi l’IAO (institut national des appellations d’origine), assurant l’application de la réglementation européenne de l’agriculture biologique. Autre exemple, Syngenta, société suisse de sinistre renommée (on lui doit par exemple le Cruiser), et son administrateur (Pierre Langolt) jouent sur deux tableaux pour se faire accepter comme favorable au bio (en Amérique du Sud) et prendre le contrôle des instances de la bio par un vrai discours ambivalent. Les éleveurs bio qui restent dans la mesure, qui refusent l’extensif et utilisent les circuits courts et pour qui la bio n’est pas qu’un marché mais un engagement sont parfois bien seuls face aux pressions de ces grands groupes, surtout que la grande distribution, notamment en France [1] a elle aussi flairé les bonnes affaires et s’est lancée dans une « opération bio » avec des campagnes publicitaires agressives. Les grandes enseignes ont développé leurs MDD (marques de distributeurs) pour du bio d’importation (surtout) sud-américaine en agriculture intensive. Pour ces grandes enseignes, les marges sont énormes… Les producteurs français bio demandent, eux, des prix encadrés, un calendrier des importations et une taxe à l’importation ; les coûts (environnementaux, de santé, etc) du bio (ou du ‘local’) des grandes enseignes doit être intégré au prix. Sans surprise, on constate l’usage d’une novlangue qui absorbe « tout espace de liberté en le vidant de son sens initial pour ne garder que son apparence à des fins commerciales et de marketing » (p. 122) : c’est ce que la grande distribution a fait avec le ‘bio’, le ‘local’, le ‘responsable’.
Le ‘bio’ intensif de la grande distribution, c’est par exemple ça : la culture, en Andalousie, de fraises bio sur 7000 ha par culture hydroponique (ou presque) et assèchement des nappes phréatiques. Cela s’accompagne, de notoriété publique, par l’exploitation d’une main d’œuvre féminine immigrée dans des conditions scandaleuses. On est un peu surpris de trouver des serres pour légumes bio qui diffèrent peu du modèle agricole conventionnel. Dans la mer de plastique d’Almeria, des parcelles bio essaient de survivre (cependant rien n’est dit dans cet ouvrage des cultures bio faites sur des sols empoisonnés par des milliers de molécules de synthèse déversées par l’agriculture chimique dite conventionnelle). Mais que fait la police du bio ? Et bien, l’organisme certificateur ne se soucie ni du social ni de l’environnement, il encourage le développement d’une agriculture biologique intensive d’exportation qui fait sa fortune.
Traversons le détroit de Gibraltar. Depuis quelques années, le Maroc poursuit son développement agricole exportateur à contre-saison vers l’Europe à travers une agriculture bio productiviste sans souci environnemental. Ainsi l’usage intensif des nappes par les serres maraîchères entraîne un déficit hydrique dans les régions d’exploitation et l’abandon de milliers d’hectares de terres agricoles. Le bio qui y est cultivé est certifié par Ecocert, mais la nappe serait polluée, si bien que fruits et légumes seraient arrosés avec de l’eau polluée… Sur le chapitre des droits des travailleurs, les accidents du travail (en transport) ne sont pas reconnus et on parle de harcèlement sexuel dans les domaines de la région de Chtouka Aït Baha, domaines comparés à un ‘marché aux femmes’. Ce n’est rien de dire que les travailleurs sont loin d’être respectés dans leurs droits. La recherche d’un développement économique à travers l’agriculture bio fait pousser des absurdités : après avoir épuisé la région du Sous, les promoteurs du productivisme bio ont convoité le Sahara (province de Dakhla) pour sa nappe. Ce qu’on y cultive est pour l’exportation, parfois même par avion ! Un autre cas emblématique, celui de l’arganier, qui fournit l’huile d’argan, la plus chère du monde, aux propriétés cosmétiques et médicales reconnues est révélateur de dérives. Pour mettre en valeur la production, il fut décidé de faire confiance aux coopératives certifiées bio par Ecocert. Le résultat du succès à l’export est que les populations locales sont dépossédées des bénéfices financiers de ce commerce lucratif ; que les coopératives n’ont pas protégé les forêts comme elles auraient dû le faire (en reboisant, en limitant le pastoralisme). Face à l’épuisement de la ressources, les récolteuses vont chercher, de façon braconnière, des noix d’argan toujours plus haut dans les montagnes. Pendant ce temps, le business de la certification édifie des fortunes...
Un des plus farouches concurrents du Maroc (et de l’Espagne) en ce domaine est Israël. La culture bio intensive et hightech en plein désert est tout à fait acceptée pour l’exportation : en vertu d’accord particuliers, Israël peut exporter ses produits bio en France et en Europe avec une détaxe à l’importation et la dispense d’une certification communautaire (à condition que ce ne soit pas dans les terres occupées). L’agriculture bio y est peu transparente et irrespectueuse des travailleurs. Consommant plus d’eau qu’elle n’en a, Israël pompe un tiers d’une eau qui ne lui appartient pas, de même qu’elle prend des terres aux Palestiniens. Et pourtant, dans les années 60, Israël fut pionnière de la bio dans les kibboutz, mais la privatisation massive de ceux-ci a changé radicalement le rapport à la terre et la bio a cédé devant le business. Ainsi la bio israélienne a-t-elle basculé dans l’agro-industrie forcenée, une bio irriguée en plein désert, non transparente, coloniale.
Sur l’autre versant, les Palestiniens cultivent l’olive bio, pratiquent une certification coopérative, promeuvent les circuits courts et les semences locales : la bio gagne du terrain dans les champs et les esprits grâce à l’agriculture baladi (‘de mon pays’) pour la souveraineté alimentaire ; c’est l’effet vertueux des restrictions et du blocus israéliens.
De façon peut-être plus inattendue – étant donné les clichés qui ont cours en France sur les États-Unis d’Amérique – même si les pionniers de l’agriculture bio ont été suivis par l’industrialisation et l’arrivée des gros distributeurs, et alors que certains partisans du bio avaient cru à une chance historique avec l’augmentation de la demande (qui a finalement donné du poids à la grande distribution), parallèlement, une nouvelle génération de petits producteurs pratiquant la vente directe dans le respect des principes des fondateurs connaît un vif essor, notamment en raison de la relative prise de conscience des populations des effets néfastes du système alimentaire dominant sur la santé, l’environnement et le climat. Mue par l’objectif d’arriver à une souveraineté alimentaire, la relocalisation alimentaire rencontre beaucoup de succès, jusqu’à développer des jardins urbains (comme à Detroit) et prôner une « démocratie alimentaire ».
En Bolivie, le débat est vif entre partisans d’une agriculture bio uniquement marchande et imposée par les pays industrialisés et les défenseurs d’une agriculture écologique permettant la souveraineté alimentaire et préparant une société respectant les hommes et la nature. Il faut dire que la pratique de l’agroécologie en Bolivie est fondée sur le respect des éléments et des cycles annuels à partir de pratiques ancestrales. Par comparaison, il y a trois fois plus d’agriculteurs y pratiquant l’agrobiologie qu’en France, alors que la population bolivienne est six fois moindre [2]. Dans un pays où le respect de Pachamama (la Terre mère) est essentiel, le capitalisme a fait péricliter la gestion collective de la terre : malgré une évolution lente, il y a un tiers de l’agriculture biologique menacée par l’agro-industrie aux mains de riches familles. La conséquence immédiate en est, là aussi, la perte de la souveraineté alimentaire puisque l’agro-industrie travaille pour exporter. La monoculture intensive mais ‘bio’ du quinoa pour l’exportation se fait au détriment d’une agriculture vivrière et variée ; le quinoa devient trop cher pour les Boliviens qui doivent importer du riz de Thaïlande pour se nourrir… La certification, ici comme ailleurs, que ce soit par SGP [3] ou label ‘bio’ ou ‘équitable’ pose problème et apparaît comme un outil de marketing au service des grandes entreprises (seuls 10% du prix du produit bio ou équitable revient au producteur de café ou de quinoa).
Comment en est-on arrivé là ? Quelle attitude les acteurs historiques de la bio adoptent-ils ? « C’est au début des années 1990 qu’une partie de l’agriculture biologique, la bio, est passée d’un marché de niche à un marché de masse : apparaissait le bio – masculinisation marchande d’un terme alors riche de sa relation harmonieuse avec la nature. »(p. 150) La tendance bio-business a pris le dessus sur la bio de niche (en coopérative, par vente directe, etc.) ; son symbole est le salon mondial BioFach, à Nuremberg. Pour résumer l’opposition entre les deux branches de l’agriculture bio, l’une est AMA (argent – marchandise – argent) et l’autre MAM (marchandise – argent – marchandise). Le bio business a l’argent pour finalité, l’agriculture bio a la marchandise pour objectif. Les moyens et les fins sont inverses, même s’il y a diverses situations en fonction des acteurs.
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