Contrairement à ce que déclarent fréquemment certains de leurs détracteurs, les objecteurs de croissance ne font pas preuve de conservatisme et ne souhaitent pas, le moins du monde, le retour à l’âge de pierre. Il faut tordre le cou à cette caricature, trop répandue, qui relève davantage de la mauvaise foi ou du procès d’intention que de la lecture attentive de leurs analyses.
Accueillons donc avec curiosité et enthousiasme la collection ’Les précurseurs de la décroissance’ proposée par les courageuses éditions Le passager clandestin. Dirigée par Serge Latouche, cette collection contribue au développement et à la diffusion d’une réflexion nouvelle située à contre-courant de l’économisme, du productivisme, du scientisme, discours dominants pour lesquels la croissance représente l’horizon indépassable des sociétés humaines. Or, le mur écologique, qui se dresse aujourd’hui devant nous, apporte la preuve qu’une croissance illimitée et démesurée, sur une planète par définition limitée, n’est ni concevable ni réalisable.
Comme, désormais, il convient de faire ’le pas de côté’, d’apprendre à penser autrement afin d’entrevoir le projet d’une société de décroissance plus accueillante, plus chaleureuse, plus enthousiasmante, cette collection peut, sans conteste, nous y aider. Grâce à de petits volumes, peu onéreux, Jacques Ellul, Epicure, Charles Fourier, Lanza del Vasto, Léon Tolstoï ont déjà été présentés à un public qui, souhaitons-le, s’élargira.
Le poète et professeur de lettres classiques Edouard Schaelchli présente, quant à lui, dans une livraison de l’automne 2013, Jean Giono qui, dit-il, a le malheur d’être à la fois trop bien connu et très mal connu. Derrière le romancier, se cache en effet un penseur auquel le mouvement des objecteurs de croissance ne saurait être insensible.
Dans la première partie de son ouvrage, Edouard Schaelchli revient sur les circonstances historiques qui ont profondément marqué la pensée de Jean Giono. Durant les années 1930, la France, comme l’ensemble de l’Europe, voyait deux blocs idéologiques dominants s’affronter : le communisme et le fascisme. Les intellectuels de l’époque sont amenés alors à se positionner face à ces deux camps ennemis et Jean Giono adhère, sans grande conviction il est vrai, à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires affichant ainsi son opposition au capitalisme, coupable d’une exploitation aveugle de l’homme par l’homme. Giono avait ainsi orienté son regard vers le bolchevisme par antifascisme mais très vite son pacifisme, né de son expérience des horreurs de la précédente guerre, le détourna du communisme dont le productivisme souverain constituait, à ses yeux, une menace redoutable pour l’homme.
Anticommunisme, anticapitalisme, antifascisme, antimilitarisme, mais aussi antiétatisme, autant de dissidences qui le feront cheminer sur la voie d’un retour à la nature indispensable à l’existence paisible des hommes.
Edouard Schaelchli nous rappelle le voisinage étymologique des mots humus, humilité, humain qui dessine, chez le romancier paysan, une vie commune sobre de tous les êtres, étrangère au désir de conquête et de domination de la nature. Une pensée écologique, rejetant la société technicienne et teintée d’un certain passéisme, dont ses opposants se gausseront ouvertement, se construisait avec âpreté. Alors qu’il nourrissait de solides espoirs dans la mobilisation paysanne en faveur de la paix, dans une Europe qui préparait la guerre, Giono renoncera, vers la fin de l’année 1938 au combat théorique et politique. Ainsi que l’observe Edouard Schaelchli, toute son énergie se détourne désormais d’une histoire qui semble se moquer de lui. Pourtant celle-ci le rattrapera.
Pétain s’emparera du ’retour à la terre’ proclamée par Giono, lequel ne prit pas clairement ses distances avec le régime de Vichy. Le pacifisme ardent dont il fit preuve dérangea les résistants et l’aide apportée aux réfugiés n’empêcha pas la diffusion d’une encombrante rumeur, faisant de Giono un collaborateur. Il sera emprisonné en 1944, sur ordre d’un préfet bienveillant qui, semble t-il, désira lui épargner l’épuration dont il aurait été immanquablement la victime lors de la Libération.
Edouard Schaelchli termine cette première partie – écrite dans une langue particulièrement élégante - en soulignant le profond attachement de Jean Giono à la paysannerie. Une paysannerie libre de toute autorité politique et économique, capable de produire dans la joie, de vivre pacifiquement.
José Bové reconnaît volontiers avoir choisi son métier de paysan après avoir lu les romans de Jean Giono. Il n’est pas interdit alors de voir, dans le combat du Larzac ,qui débute en 1972, l’illustration de la profonde conviction de Giono selon laquelle le sort du monde paysan est étroitement lié au refus de voir la terre cédée au pouvoir public inféodé à la puissance militaire.Héritiers de cette belle aventure, les zadistes de Notre Dame des Landes, confrontés à une problématique comparable, prolongent aujourd’hui, à leur manière, l’esprit du Manifeste politique inscrit par Giono dans Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix.
Dans la seconde partie, Edouard Schaelchli réunit une sélection de textes extraits, principalement, de trois essais que Giono écrivit entre 1934 et 1939 : Les vraies richesses, Le poids du ciel et Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix déjà citée. Plusieurs thèmes se dégagent et s’entremêlent.
L’opposition ville-campagne et l’idéalisation du paysan
La révolution industrielle des ’Temps présents’, autrement dit cette période née aux environs de la seconde moitié du 19éme siècle, transforma profondément l’existence de l’homme pour en faire une marchandise monnayable, un ’jeu d’argent’ selon l’expression de Jean Giono. L’activité industrielle s’installera dans les villes au sein desquelles le mode de vie, les conditions de travail se démarqueront vigoureusement de ce qui était encore vécu dans les campagnes. Le paysan, attaché à un terroir, à un pays, qui crée le pays qu’il habite, lui « qui est le pays, qui connait les vraies lois et leur obéit » n’a plus qu’un lointain rapport avec l’homme de la modernité. Et Giono de présenter, de manière idyllique, ce paysan qui, « en contact avec les valeurs naturelles, est plus près d’être un homme véritable que l’habitant des villes. »
L’industrialisation allait ainsi offrir aux hommes, avides de facilité, délaissant le naturel et emportés par l’urbanisation sauvage, un bonheur illusoire.
La passion géante pour l’argent
Cette opposition ville-campagne, cet exode rural souvent relatés par les historiens, met en lumière, sous la plume de Giono, la pièce maîtresse du capitalisme : la logique de l’accumulation. L’avènement de la technique industrielle, dit-il, « c’est le début de la passion géante pour l’argent ». En vérité, il souligne déjà le caractère absurde et sacré de la croissance dont la vraie nature est, ce que Marx avait mis en évidence, l’accumulation du capital. Celui-ci ne meurt jamais, sa vocation est de croître indéfiniment et, pour parvenir à ses fins, peu importe le contenu de la croissance.
Très inspiré, Giono dénonce encore la perversité des mécanismes du marché et l’incohérence de la science économique : « Que la rareté revienne ! Que la terre soit un désert. Pour que je puisse vendre très cher ce petit mouton solitaire, cette petite pêche, à peine deux bouchées. »
Le déclin de la civilisation paysanne
La campagne est donc le lieu du vrai travail, de la vraie vie, le lieu où le paysan produit pour se nourrir et nourrir les hommes. Pour Giono, cette forme de travail n’est pas synonyme d’asservissement à la nécessité mais accomplissement de l’homme « qui, par son travail, gagne d’abord le droit de rester lui-même. » Le paysan est DE la nature et DANS la nature, le territoire où se déploie son activité échappe au combat, à la destruction. « Il s’agit, écrit Giono admiratif, de collaborer, de travailler ensemble et, en vérité, on ne sait pas qui est le plus paysan, du paysan ou de la terre. »
Giono espérait le plein épanouissement d’une civilisation paysanne. Aller de l’avant, suivant en cela les injonctions des hommes de pouvoir, c’était, affirmait-il, retourner en arrière. Pourtant, avec le développement inéluctable de la société moderne, dans laquelle règnent en maîtres l’avidité et la cupidité, le paysan, abandonnant ses savoirs et ses savoir-faire sous le joug du capitalisme triomphant (y compris à l’Est, au service de l’Etat), ne produit plus pour se nourrir mais pour vendre.
En aliénant sa liberté, ce paysan est devenu dépendant de l’industrie, de la chimie et de la banque. Désormais, dit-il, « rien n’existe d’autre que des logiques techniques. »
Le procès de la technique
C’est au mépris des traditions paysannes que la technique moderne, introduite par la force dans les campagnes, a été conçue. Le travailleur de la terre a dû se résoudre à faire l’apprentissage de procédés qui lui étaient étrangers car imaginés par d’autres, âpres au gain et assoiffés de pouvoir. Dépossédé de son travail et du produit de son travail, il se prolétarise.
Mais au-delà des dégâts du progrès diagnostiqués avec pertinence, c’est d’un autre rapport à la technique dont Giono veut nous entretenir. Il préconise des outils imaginés, réalisés, contrôlés et maîtrisés par l’homme. De toute évidence, un progrès technique réenchâssé, réencastré dans l’organisation sociale. Pour ce faire, nous dit Giono, « Il faut donc que la technique fasse partie de ma vie. Mais il faut qu’elle respecte totalement cette vie et qu’elle lui laisse son entier naturel et sa pleine nature. » Ni ’technophobe’, ni ’technophile’, cette approche, peut nous inciter à ranger, sans hésitation, Giono parmi les précurseurs de la décroissance.
La perte de sens du travail
L’industrie dénature également l’habileté, l’expérience des artisans et livre une attaque violente contre les métiers. Le travail est exécuté désormais par des hommes-robots détachés de leur production, dépourvus de toute passion et la laideur des objets réalisés n’a d’égal que leur inutilité : « Le travail semble n’exister que pour user de la matière humaine. »
Un pacifisme teinté d’anarchisme
La civilisation paysanne que Giono appela de ses vœux devait promettre aux hommes une existence paisible. La sobriété du paysan, sa capacité à distinguer le suffisant du superflu devait l’amener à choisir la pauvreté de la paix contre la richesse de la guerre.
Cette logique de guerre militaire, prolongée par la guerre économique que se livrent les nations, se manifeste durant les années 1930 sous les yeux d’un Giono, plus que jamais décidé à redonner de la vigueur au mouvement pacifiste. En conséquence, il implore les paysans de ne pas céder aux sirènes de la modernité puisque, derrière la prétendue liberté promise et offerte, se dissimule et se prépare la disparition pure et simple de la paysannerie.
Cependant, l’Etat, acteur politique majeur disposant du monopole de la violence légale, est en mesure de subordonner les paysans à son autorité et de jouer la carte de la guerre. Giono, libertaire, dénonce cet abus de pouvoir. Pour exister, les paysans devront donc résister et c’est par leur travail traditionnel nécessaire à la vie, la simplicité volontaire, la mesure, le refus de faire usage des outils de l’Etat (notamment la monnaie) qu’ils y parviendront.
L’ensemble des thèmes abordés par Jean Giono démontrent l’actualité de sa réflexion. Certes, il idéalise cet ’homme premier’, le paysan, entretenant une relation idyllique avec la terre.
L’approche peut faire sourire ou agacer mais, de toute évidence, elle retiendra l’attention de tous ceux qui assistent médusés, depuis le début des années 1950, à la transformation spectaculaire du paysage rural accompagnée d’une disparition brutale, dramatique et douloureuse de la petite paysannerie.
A présent, l’objecteur de croissance clame le slogan provocateur : « Manger est un acte politique ! » Aux avant-postes de la contestation apparaissent les défenseurs d’une agriculture biologique locale et paysanne, soucieux de la santé des producteurs et des consommateurs, du maintien des emplois et de la reconquête de la souveraineté alimentaire de tous les peuples. Ils accomplissent ainsi le vieux rêve de Giono qui, espérant des paysans une mobilisation vigoureuse et générale, leur avait adressé ce message : « Vous aurez changé tout le sens de l’humanité, vous lui aurez donné plus de liberté, plus de joie, plus de vérité, que n’ont jamais pu lui donner toutes les révolutions de tous les temps mises ensemble. »