« Existe une forme pauvre, une forme qui succombe à tout commentaire, une forme qui est une déconfiture totale de son projet, une faillite bouleversante de la peinture, une déchéance de la matière, un ratage complet de la trace, une forme qui peine à être une forme. On l’appelle ici l’Art modeste. »
Alain Sevestre s’est astreint à regarder en face ces tableaux de fond de grenier, de débarras, de poubelles, qu’on qualifie de croûtes. Il nous livre ici le produit de sa réflexion sur le sujet.
Il serait donc possible de déterminer des caractères communs, des signes distinctifs pertinents qui permettent de constituer un corpus véritable à partir de réalisations picturales qu’a priori, de par la diversité de leurs auteurs, de leurs sujets possibles, de leurs époques respectives, des lieux où elles se trouvent, on pourrait imaginer irréductibles les unes aux autres ? En d’autres termes, il y aurait quelque chose qui fait qu’une croûte est une croûte ? La réponse est oui, pour Alain Sevestre, et même, comme il va le démontrer de la façon la plus convaincante tout au long de son livre, les éléments communs ne manquent pas qui autorisent, au-delà de l’évidence du premier coup d’œil (c’est laid), à ranger sans erreur possible ce qu’on ne peut pas décemment appeler un tableau dans la catégorie de ce qu’il convient d’appeler une croûte. Au long de cinquante petits chapitres, l’auteur fait alterner des considérations générales sur ce que faute de mieux il baptise l’Art modeste, et des descriptions minutieuses de quelques exemples frappants, achetés aux puces ou trouvés dans des poubelles. D’où il ressort que, bien davantage que d’une esthétique, l’Art modeste relève d’une sociologie, d’une chimie, d’une dermatologie, voire d’une tératologie.
Celui tout d’abord que, faute de pouvoir l’appeler peintre, Sevestre appelle représentant, ne se livre à l’Art modeste que parce qu’il a du loisir. Il pourrait tout aussi bien faire autre chose. Il tient en haute estime les lois de la peinture, sur lesquelles l’ont renseigné quelques guides pratiques, mais il les maîtrise mal et au fond ne prétend pas progresser. Il peint des membres de sa famille, ou sa maison, ou des fleurs ; il s’en tient dans tous les cas à des archétypes. Il veut faire ressemblant, juste suffisamment pour qu’on puisse reconnaître : « la carotte, c’est orange et long », « le bleu ciel finit ciel bleu, automatiquement. » Il accroche chez lui le fruit de son travail, ou il l’offre à des membres de sa famille, à des amis choisis. « Il croit qu’on peint par amour. Il tient à rester en très bons termes avec tout le monde », bref, « l’Art modeste est gentil. » Cette intention n’est que trop visible dans ces tableaux (appelons-les ainsi par commodité de langage), qui du coup n’offrent au regard que platitude ; et l’absence de technique du peintre du dimanche, ajoutée à son absence au fond de conviction, ne font que rendre plus désastreuse cette disposition de départ déjà lamentable. Ainsi, des écailles commencées sur une des sardines du tableau du même nom, et dont la réalisation était trop fastidieuse, ne se voient même pas reproduites sur les autres poissons représentés, et c’est au bout du compte la peinture elle-même, en s’écaillant à son tour - autre conséquence du manque de connaissances techniques du peintre -, qui achève (avec quelle ironie !) le tableau quelques années plus tard. Plus généralement, au-delà du manque total d’intérêt du sujet en lui-même, ou des mièvres considérations qui président au choix de celui-ci, note fort justement Alain Sevestre, ce sont l’absence d’unité de la composition, fût-ce dans le cadre même de sa maladresse, et l’inéluctable dégradation d’une matière utilisée sans aucun savoir-faire, qui caractérisent les croûtes de l’Art modeste, et les placent définitivement en-dehors de toute possibilité réelle d’évaluation esthétique ou marchande.
Mais plus que par l’analyse, exhaustive autant qu’amusante, des tenants et aboutissants de cette pratique dans laquelle la pauvreté de l’intention de départ, renforcée par l’indigence des moyens de sa réalisation concrète, aboutit sans surprise possible à un résultat en tous points navrant, le livre d’Alain Sevestre est remarquable par la virtuosité d’écriture qu’il déploie sur un sujet caractérisé par ceci que « le fait même de l’observer fait disparaître les conditions de son existence. » Il ne doit pas être facile en effet de décrire un univers aussi médiocre sans dénaturer cette médiocrité, c’est-à-dire sans le magnifier en aucune façon, ni exagérer la laideur qu’il déploie, sans lui conférer un intérêt que par nature il ne saurait présenter, le tout en maintenant intacte à chaque ligne l’attention du lecteur.
C’est ce tour de force pourtant que réussit Alain Sevestre, mais il lui faut, pour traduire ainsi tels quels sur la page le banal, l’anodin, le moche, déployer paradoxalement un vocabulaire d’une grande richesse et d’une extrême précision. Il lui faut ciseler des formules parfaites, qui n’en disent ni trop ni trop peu, auxquelles on serait bien en peine d’ajouter ou de retrancher quoi que ce soit, des phrases qui rendraient hasardeuse toute tentative de reformulation. Cet exigeant « moins que l’on puisse dire sur le moins que l’on puisse voir » atteint du coup une qualité strictement littéraire impresionnante et même carrément admirable, à quoi s’ajoutent l’originalité, la drôlerie, l’intelligence du propos et, par endroits, sa subtile cruauté, pour faire de L’Art modeste un livre au moins aussi réussi que les tableaux dont il parle sont ratés.