La Revue des Ressources

L’énigme 

jeudi 5 mai 2005, par Francois Schmitt

La "science" est à la lisière entre l’inconnu et le connu ; un mécanisme inventé par l’homme pour explorer son environnement. C’est un outil qui transforme des objets auparavant inconnus en Réel. Par exemple, les objets électroniques font évidemment partie de notre réel actuel, mais ils ne faisaient pas partie du réel de nos ancêtres, il y a quatre générations. Comme le disent certains sociologues des sciences, "les faits sont construits". Cette construction est effectuée par les chercheurs.

Vu comme cela, le mécanisme a l’air simple. Cette simplicité se retrouve aussi dans la vision de la science véhiculée par les médias grands publics : "Les scientifiques viennent de montrer que...". Selon ce schéma, si moi-même, en tant que chercheur, je fais une mesure et si je la publie dans une revue scientifique, le résultat va instantanément devenir un fait, et être accepté par tous les scientifiques. Je serais donc une petite machine à fabriquer du réel à moi tout seul, privilège attaché à ma fonction de scientifique. C’est un peu comme un médecin qui a le statut social de Docteur, et dont le diagnostic sur l’état d’un patient possède un caractère quasi sacré. On pense souvent que les médecins sont interchangeables : si je suis souffrant, je vais voir "un" médecin, n’importe lequel. Si la maladie est bénigne, on suppose généralement que n’importe quel médecin proposera un traitement adéquat. Pour le public et pour les médias en général, les chercheurs sont également interchangeables : face à une situation donnée, ils émettent une analyse et produisent du réel certifié, un réel qui sera le même quel que soit le chercheur intervenant. Lorsqu’on a besoin d’une expertise scientifique, pour un rapport, pour un procès, ou pour une émission de télévision, la situation est la même : l’ "expert" est unique, il parle au nom de la Science, et son diagnostic renferme le solide statut du réel révélé. Le rôle social du chercheur est donc resté bloqué sur l’image du savant, même si le mot n’est plus vraiment utilisé. Le savant représentait la connaissance, il était dans un autre monde, le monde ésotérique du réel en train d’être construit ou révélé.

Pour être chercheur comme pour être médecin, il faut faire de longues études et passer un doctorat. Lorsque j’étais étudiant doctorant, j’avais bien sûr, inconsciemment, la vision du fonctionnement de la science que je viens de décrire et qui est admise au sein de notre société. Je travaillais en physique et devais analyser des données. Les données sont produites par des appareils de mesure ; analyser des données, cela veut dire confronter les résultats des mesures à diverses théories. Ce schéma était conforme au schéma dominant en physique : on mesure, on confronte aux théories ; si cela ne marche pas, on imagine une nouvelle théorie, qui amène à imaginer de nouvelles mesures pour tester cette théorie, et on continue ainsi de suite, une machinerie qui produit des faits, et donc du réel. Une fois un résultat intermédiaire obtenu, il est rédigé dans un article avec introduction, démonstration, conclusion, qui sera soumis à une revue scientifique. Après quelques débats et critiques, l’article peut être accepté. Par ailleurs, on cherche également à rencontrer des collègues et expliquer les résultats obtenus, dans des congrès nationaux et internationaux. Il existe une multitude de ces congrès spécialisés et académiques. En tant que jeune doctorant, j’ai donc publié mes premiers résultats et participé à mes premiers congrès scientifiques. Je trouvais qu’il n’était pas trop difficile de fabriquer du réel, finalement.

En fait, les choses ne sont pas si simples : la science ne fonctionne pas comme cela. Je m’en suis rendu compte rapidement, lors de mes premiers congrès scientifiques. Les autres chercheurs n’acceptent pas facilement les résultntts qu’on leur propose. Ils les critiques fortement ; des collègues peuvent défendre une autre théorie, avoir d’autres résultats que les miens, et des échanges violents peuvent s’ensuivre. Souvent les résultats présentés ne rencontrent aucun écho, les résultats publiés ne sont jamais repris, si bien qu’on peut avoir l’impression d’avoir travaillé pour rien. Il est, en fait, assez rare de voir ses travaux repris par les collègues. Le plus souvent, on rencontre dans ces congrès des chercheurs qui ont une approche différente du même problème. Il en résulte un dialogue de sourd : chacun reste sur ses positions et ne veut pas se laisser convaincre. Ceci est vrai même lorsque les données analysées sont les mêmes : fournissez les mêmes données à analyser à dix équipes différentes, vous aurez au moins cinq conclusions différentes. Il est finalement rare de parvenir à persuader ses collègues et de voir ses travaux repris. Lorsqu’on constate ces foires d’empoigne et les débats animés qui caractérisent ces conférences, dans tous les domaines de la science, on se rend compte que le fonctionnement de la science est très éloigné de l’image qui existe au sein de la société.

Après quelques années d’expérience de ces débats, j’en suis arrivé à deux conclusions. Tout d’abord, les chercheurs ne sont pas d’accord entre eux, et donc, la science fonctionne surtout par le débat, et le combat entre théories. Ce n’est pas un domaine lisse et tranquille ; c’est un domaine violent et agressif. Ensuite, je me suis dit que, tout de même, ce système produisait du réel. Comment ce réel était-il produit ? Il est clair que dans la production du réel, l’accueil des "autres" à nos résultats joue un rôle important. Ce n’est pas un chercheur isolé qui produit du réel, mais un collectif, un ensemble de chercheurs, une profession. Même si je publie des résultats extraordinairement innovants, ceux-ci ne deviendront "faits" que s’ils sont repris par d’autres chercheurs, et acceptés par ceux-ci.

En revenant aux "experts" scientifiques convoqués par les politiques, la justice ou les médias, on se rend compte, dans ce contexte, qu’il s’agit d’une illusion. Le mot expert fait croire que la réponse est unique, alors que la science elle-même ne fournira pas de réponse unique : deux chercheurs différents fourniront deux expertises incompatibles. Les sujets qui sont en plein débat scientifique ne peuvent pas être expertisés. En choisissant un expert unique, on obtient évidemment une réponse unique et donc une illusion de diagnostic universel ; mais lorsqu’on fait appel à un second expert, se rend compte immédiatement que "les experts ne sont pas d’accord".

Mais dans ce cas, comment le Réel est-il produit ? Comment la science fonctionne-t elle, connaissant débats violents qui existent entre chercheurs ? Les débats peuvent paraître stériles et inefficaces. Pourtant on peut se rendre compte tous les jours que quelque chose - de la connaissance - est produit. Les faits sont construits par les chercheurs, de façon collective. Mais par quel mécanisme cette production de faits, de réel, de connaissance, est-elle possible ? C’est encore une énigme. C’est aussi un sujet de recherche en soi.

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