Maman, ma sœur mariée et notre belle sœur s’occupent de la cuisine et du ménage chaque jour. Moi, je passe le plus clair de mon temps au balcon qui est ma fenêtre sur le monde. Nous disposons de l’électricité seulement pendant une heure ou deux par jour, les batteries des portables et des ordinateurs sont à plat, la télé est éteinte, alors je préfère regarder ce qui se passe dehors. C’est ma télévision. Ma mère a beau crier : « Qu’est-ce que tu fais là ? ! J’ai donné naissance à une folle ! Tu vas recevoir une bombe sur la figure ! Ou des éclats ! Ferme le balcon, descends, tu te moques de ce que je dis, c’est ça, tu veux me tuer. » Oui, je m’en moque. Je ne l’entends plus. Je regarde le ciel. Je guette le son des bombes, je poursuis des yeux les nuées de papiers que les israéliens envoient depuis les avions, où ils nous disent qu’ils nous bombardent mais qu’ils n’ont rien contre nous et que leur seule préoccupation est de ne pas nous faire mal. Parfois, ils nous demandent d’évacuer un quartier ou un village. Et nous, nous ne les prenons pas au sérieux. Ces papiers sont un jeu pour les enfants qui les attrapent en plein vol pour les mettre à la poubelle. Nous nous amusons comme des fous.
Je passe des heures à regarder la foule des réfugiés qui portent sur leur dos tout ce qui leur reste, errant dans la ville.
À ce moment je me fais un véritable ami, un téléphone portable qui possède des pouvoirs magiques et une batterie qui tient trois jours ; il nous sert plusieurs fois de lampe torche et de radio quand Gaza est plongée dans l’obscurité. Sans commune mesure avec mille Iphones ou Galaxys : un SAMSUNG GT108 [1].
Parmi les dix-huit âmes qui habitent dans notre maison, deux personnes m’étonnent par leur indifférence totale à la guerre : mon petit frère âgé de 14 ans complètement addictif aux jeux vidéo, capable de calculer en un clin d’œil le temps restant sur chaque batterie de portable, pouvant passer des heures devant l’écran et s’endormant au moment même où son ordinateur s’éteint, complètement étranger à ce qui se déroule autour de lui. La deuxième personne, c’est mon papa. Il passe chaque jour de la guerre — et finalement les 50 jours — à poser la même question à tout le monde : « Si l’armée nous appelle pour évacuer la maison, quelles sont les choses que vous prendrez avec vous ? » Les premiers jours nous le regardons avec l’envie irrépressible de lui couper le souffle, quelle idée de poser de pareilles questions durant ces moments si difficiles ! Nous nous efforçons de le rassurer, de lui dire que cela n’arrivera jamais. Chacun tente de garder le sourire, c’est-à-dire de cacher sa peur.
Le ramadan touche à sa fin.
En temps de guerre notre préoccupation principale est de savoir où et comment recharger les batteries de nos téléphones et de nos ordinateurs. Tous les habitants du quartier rechargent leurs appareils chez le commerçant qui a réussi à trouver deux litres d’essence pour faire tourner son groupe électrogène. Il est difficile d’arriver au point de vente du carburant, chacun craint de faire ce long trajet en portant sur le dos une bonbonne de gaz. Le risque est d’être visé par un missile. Les aviateurs israéliens assurent qu’ils confondent par erreur les bonbonnes de gaz avec des roquettes.
La journée se termine à dix neuf heures, à l’heure de la rupture du jeûne. Puis c’est le couvre feu. Je suis sidérée par l’intelligence sociologique de l’armée israélienne. Ses hommes savent que depuis l’aube nous attendons cette heure avec impatience, que nous avons passé la journée sans boire ni manger, c’est le moment qu’ils choisissent pour nous bombarder de gaieté de cœur. Alors nous mangeons n’importe comment, nous courrons préparer nos affaires au cas où nous devrions fuir. Finalement la question de mon père se résout d’elle-même en pratique : j’ai en permanence dans mon sac mon ordinateur, mon téléphone portable, un peigne, un pyjama, l’album photo de mes anniversaires, un pantalon, un chemisier. Mes frères embarquent les papiers les plus importants, les certificats, les passeports et nos sept papiers d’identité. Les enfants rassemblent leurs jouets dans un petit sac en forme de lapin. On met le tout devant la porte d’entrée et on attend dans le noir.
Durant la nuit, nous ne subissons pas seulement les bombardements de l’aviation mais encore ceux des chars stationnés à la frontière, à Rafah et à Beit Hanoun. Et les vedettes de la marine nous pilonnent en supplément. J’appelle cette armada « l’orchestre », chaque arme à sa musique, son tempo, son rythme. Et le concert dure jusqu’à l’aube.
Papa resté sans réponse persiste à poser sa question jusqu’au jour de l’Aïd.
C’est jour de fête.
Nous sommes heureux de pouvoir jouir de trois jours de trêve. Nous pouvons sortir enfin, acheter de nouveaux vêtements, des bonbons, aller saluer la famille. Mais nous n’avons pas le cœur à faire la fête. Tous ces morts, toute cette destruction. Pourtant, maman insiste, c’est la guerre, c’est vrai, mais ce n’est pas une raison pour priver les enfants de leur fête.
Nous sortons. Les rues grouillent d’enfants qui courent et rient avec leurs jouets à la main, les magasins sont enfin ouverts, j’achète un chemisier rose et une paire de jeans. Mais sans joie.
À mon tour, je commence à préparer la fête du lendemain et je range la maison.
Vers vingt-trois heures, tous, persuadés qu’Israël ne peut violer la trêve d’un jour aussi sacré que celui de l’Aïd, se préparent à dormir. Depuis mon enfance, je ne dors jamais la veille de cette fête, et par chance, nous avons de l’électricité, je « chatte » avec des amies, avant d’aller sur le balcon. En bas de notre maison, je remarque un attroupement de jeunes. Je les vois qui s’affairent pour nettoyer le quartier et laver les voitures. Je les regarde avec admiration, j’ai envie de descendre et de me mêler à eux, j’ai envie d’être un garçon pour aller jouer avec eux, je les vois qui astiquent les portes des maisons jusqu’à les rendre pareilles à des miroirs, chacun montre à l’autre ses vêtements de fête. Je passe la nuit au balcon à scruter le ballet des hommes. L’appel à la prière retentit enfin, c’est l’aube. Je cours réveiller la maisonnée : « Debout, debout, c’est la fête ! ». Certains me regardent avec colère car je viens d’interrompre leur sommeil, ma mère est la seule à se lever, nous préparons ensemble le petit déjeuner.
Je reviens sur le balcon pour admirer les enfants dans leurs costumes flambant neufs. Je sens la fête, j’oublie la guerre.
Vers neuf heures, mon père enfile son costume et sort rendre visite à des membres de la famille. Le ciel est bleu. Les drones se sont tus. Les F16 ont disparu. On entend juste le rire des enfants. On se met à croire en l’humanité des israéliens, ne respectent-ils pas notre fête religieuse ? De nouveau une bombe, à midi. La marine israélienne a fauché des enfants qui couraient sur la plage. La rue se vide, d’un coup. Je cache les bonbons et les biscuits. Pendant que mon père est chez des cousins une bombe tombe sur leur toit. Alors il trouve en lui la réponse à sa question. Si une bombe tombe sur le toit qui te protège la tête, la seule chose que tu penses à sauver, c’est ta peau. Heureusement, la bombe n’explose pas. Il rentre, traumatisé il s’endort, il dort toute la journée.
La fête est finie {} ♦
La guerre côté balcon, inédit en série (2/4) ; un récit en français par © Huda Abdelrahman al-Sadi (juin 2015)
La guerre côté balcon_1. Le voyage différé (2/8/2015)
La guerre côté balcon_2. Désordre à la maison (5/8/2015) *
La guerre côté balcon_3. Sous les bombes (7/8/2015)
La guerre côté balcon_4. Une drôle de victoire (9/8/2015)