Ma valise est faite, je pars à Paris dans quelques jours. Ma valise est bouclée. J’ai mis l’Arc de Triomphe en statut de la page d’accueil de mon compte facebook. Je me suis connectée avec mes amies de Cisjordanie avec lesquelles je dois faire le voyage. Durant notre séjour, je leur apprendrai à danser. En échange, elles m’initieront à la cuisine. J’ai 22 ans. Je suis nulle en cuisine. Mais je danse très bien. Ma valise est faite. Le bruit des bottes commence. Au lieu de parler de mon voyage à Paris tout le monde parle de la guerre. Je fulmine. Je me dis que tous sont devenus des paranoïaques. Ils ne parlent plus que de nouvelle attaque, nouvelle guerre, nouveaux bombardements, c’est peut être pour la millième fois que j’entends la même phrase : « Tu ne dis rien, Huda ? », « Non, mais c’est une manie chez vous, la guerre ! », « Tu ne veux pas nous croire, toutes les familles se sont préparées. » Les bruits des drones couvrent nos voix, je sens la peur autour de moi, j’ai le cœur serré, je ne veux pas le croire. J’ai un avion à prendre. C’est un mardi noir, le neuvième jour du mois de ramadan, le huitième jour du mois de juillet. C’est le mois du jeûne, nous sommes occupés. Les femmes préparent les repas, les enfants jouent dans la rue pour oublier la faim, et les hommes dorment ou papotent. Moi, je flâne, d’un coin à l’autre, essayant de profiter de mon temps. Nous n’avons pas d’électricité, je ne peux ni regarder un film, ni consulter mon compte facebook. Je ne peux pas non plus faire la cuisine. Je ne peux pas aller à l’université puisqu’on est en vacances. Alors je préfère jouer avec mes neveux. Je joue pour oublier que la tension monte à Gaza. Chaque fois que les rumeurs d’une nouvelle guerre, d’une nouvelle invasion terrestre se répandent, tout le monde a la chair de poule : on prépare les conserves, on stocke des sachets de farine, du sucre, du sel, deux ou trois bonbonnes de gaz, et souvent il ne se passe rien. C’est même devenu un jeu stupide, chaque jour chacun prédit une nouvelle guerre et cela devient éreintant.
Le soir, nous apprenons l’assassinat par l’armée israélienne de civils près du camp Al Shatee. Nous sommes dans la chambre, maman, mes frères, mes sœurs, réunis autour de l’ordinateur pour regarder la vidéo de la frappe ciblée. Très vite les images des deux dernières guerres passent en moi, la peur de me réveiller seule, sans trouver les autres membres de la famille à côté, sans maison ou pire, sous les débris, celle de mourir brûlée, décapitée, asphyxiée... mais quelque chose me dit que cette fois-ci la guerre n’aura pas lieu. Je refuse d’y croire. Je crie : « Arrêtez vos litanies, il n’ y aura pas une autre guerre, c’est stupide, c’est juste un moment difficile à passer. » Je sors, je cours et je prie pour que mes paroles deviennent réalité. Je prie et je lève les yeux, je vois et j’entends le ciel se déchirer dans les hurlements des F16. J’ai tout faux.
Nous sommes en plein ramadan, en plein été, il fait une chaleur atroce. La guerre vient de commencer. Je crève la faim, je suis en nage et j’ai peur. Les journées passent et se ressemblent. C’est exactement comme un time machine, qui nous ramène chaque jour au même jour, aux mêmes souffrances, aux mêmes peurs et aux mêmes boucheries. Malheureusement les chiffres des victimes changent et s’allongent. Pour nous, les habitants du « centre ville » de Gaza ville, la situation est plus calme. On entend les bombes tomber pas très loin de chez nous. On voit la fumée de chaque maison détruite dessiner dans le ciel la ligne de vie brisée de ses habitants. Brûlés, déchiquetés, ou enterrés sous les décombres. Cette fumée embaume mes nuits sanglantes. Je respire l’odeur du gaz toxique qui nous asphyxie. Je vois les drones, ils accompagnent les F16 en dansant la salsa. Sous mes pieds je ressens chaque bombardement à travers le tremblement de la terre. Pourtant, notre quartier est le plus sûr de la Bande de Gaza, c’est le refuge des habitants des autres quartiers. Les gens nous envient, ils pensent que c’est le seul endroit où ils peuvent échapper à la mort. Mais la mort est partout. Les premiers jours, l’armée israélienne, par humanisme, ne nous bombarde que le soir après dix-neuf heures : l’heure de la rupture du jeûne. Le moment où toutes les familles sont réunies pour le repas du soir. Malgré les drones et leur bruit, malgré le vacarme des F16, nous nous mettons à table, chacun s’efforce de sourire pour cacher sa peur. Grâce à la guerre notre famille s’est agrandie. Sous notre toit vivent : maman, papa, mon frère aîné et sa femme, ma sœur, son mari et leurs enfants, mes deux autres frères et ma sœur célibataire, la famille de mon oncle avec ses cinq enfants. Nous ne sommes pas obligés de descendre au rez-de-chaussée chaque nuit. Quand les bombardements sont légers nous restons au deuxième étage, et mon oncle occupe le premier. Tout le monde assure pourtant que l’endroit le plus sûr c’est le rez-de-chaussée. J’ai du mal à croire cette hypothèse : « S’ils larguent une bombe sur la maison quand nous sommes au rez-de-chaussée, on reçoit la bombe et les deux étages en même temps. Donc je préfère mourir aux deuxième étage, au moins on ne ne prend que la bombe. » Mes parents ne sont pas de mon avis : « Être au rez-de-chaussée permet de fuir sans emprunter l’escalier, très vite hors de la maison. » N’est-ce pas le plus logique ? Nos nuits se sont transformées en jour. Comme les bombardements sont « raisonnables » durant la journée, nous essayons de faire le maximum de choses avant le coucher du soleil. Les garçons sont autorisés à sortir entre midi et 16 heures, à condition de ne jamais s’éloigner de notre quartier. Les filles, elles, il leur est interdit de mettre le nez dehors. Selon ma mère, elles sont trop sensibles, elles peuvent être paralysées à la vue d’une bombe alors qu’un garçon peut toujours prendre ses jambes à son cou et s’enfuir {} ♦
La guerre côté balcon, inédit en série (1/4) ; un récit en français par © Huda Abdelrahman al-Sadi (juin 2015) *
La guerre côté balcon_1. Le voyage différé (2/8/2015) *
La guerre côté balcon_2. Désordre à la maison (5/8/2015)
La guerre côté balcon_3. Sous les bombes (7/8/2015)
La guerre côté balcon_4. Une drôle de victoire (9/8/2015)