Cédric Peyronnet est un artiste au parcours à la fois typique et singulier. Souvent affilié à la musique industrielle, il a développé une technique et une culture qui l’ont peu à peu rapproché des démarches expérimentales de certains électroacousticiens. Il définit lui-même son travail autour de plusieurs axes : la chasse aux sons, l’écologie sonore, l’analyse de l’environnement sonore, la notion de paysage sonore et la composition électroacoustique. Nous essaierons de balayer ces approches qui guident ses réalisations, qu’il s’agisse d’enregistrements de lieux ou bien de construction composée. C’est cette dernière qui nous occupe particulièrement, pour l’essentiel rendue publique sous le pseudonyme de Toy Bizarre, sur disques et lors de concerts et / ou d’installations. Mais il est quasiment impossible de considérer cette partie – la plus exposée – de son travail sans s’interroger sur la sélection et l’attention au matériau qui n’a dans l’univers de Cédric Peyronnet rien d’anecdotique.
Car plus encore que les écoles musicales, c’est la captation sonore in situ qui caractérise et constitue le principe de la plupart de ses pièces, « toujours en rapport direct avec le lieu dont sont issus les sons. En cela on me considère comme un compositeur de musique concrète ». Le traitement des sons, en tout cas sur la plupart des morceaux de Toy Bizarre, est ainsi à remarquer car il le place loin du field recording pur, du compte-rendu inaltéré d’une phonographie. Cette position intermédiaire se dessine dès la démarche de l’artiste sans doute, pour qui la récupération des sons est qualifiée de tournage sonore.
En fait, si le travail de Cédric Peyronnet est indissociable de l’origine de ses sons (toujours évoquée, précisée, expliquée – et consubstantielle à l’œuvre), il semble tout aussi impossible d’entendre le travail de Toy Bizarre autrement qu’une composition. Quel que soit le choix de sons concrets, de field recordings retranscrits, il impose un filtre de traitements, a-mélodique, mais profondément musical. Le travail d’un peintre sur un paysage est tout aussi (et parfois moins) représentatif d’une distance prise avec le sujet. L’œuvre comme sa source se disputent la part du mieux-perçu. Et appuient cette distance, que l’artiste doit gérer : doit-il la réduire ? Ou bien cherche-t-il à la conserver pour forcer sa propre intervention sur le matériau ?
« J’interviens assez peu – physiquement – sur les matériaux pendant le processus d’enregistrement. Je préfère jouer sur le placement des appareils de captation (microphones, capteurs de vibrations ou de flux électromagnétiques) ou laisser les éléments ‘’naturels’’ intervenir (par exemple, je collectionne les enregistrements de clôtures – dont les divers éléments sont mis en mouvement par le vent – voir à ce sujet kdi dctb 023).
La phonographie ou le tournage sonore sont de toute façon dès l’origine des ‘’vues’’ subjectives, donc distanciées car distordues : en ce sens, je ne cherche pas un réalisme sonore – presque inaccessible de toute façon. Ces choix de cadrage sont déjà des sélections très personnelles. »
Tous les sons de Cédric Peyronnet ont une origine déterminée par le lieu d’enregistrement. Mieux, ce sont les sons du lieu. Autrement dit, on cherchera en vain dans ses pièces le moindre son synthétique, d’instrument, à moins sans doute que celui-ci participe de l’identité sonore du lieu (cf. la pièce enregistrée à et pour Radio France (1)). Mais on n’y trouvera pas que rarement des sons importés pour compléter le morceau (le mini album kdi dctb 116, publié par le label grec Absurd, en donne un contre-exemple). Parce que Cédric Peyronnet agit, sinon par contrainte, avec rigueur selon son projet. Ainsi, sons concrets, fragments complets de field recordings, traitements a-mélodiques, participent d’une même et vaste entité globale, qui rayonne depuis le lieu d’élection. Il faut entendre une circonscription établie par Cédric Peyronnet, limitée consciemment à un espace ou, au plus loin, aux bornes de ses perceptions visuelles et auditives et, a fortiori, à celles de ses appareils de captation sonore. « Au final, le résultat ne sera jamais un cliché sonore du lieu, un documentaire ‘’brut’’, mais une transcription forcément distordue de la réalité, qui commence d’ailleurs dès la captation du son. »
Cette précision est importante, car elle oriente tout le travail de Cédric Peyronnet / Toy Bizarre, une COMPOSITION dont on connaît la base inflexible.
Cette composition d’éléments forme la représentation d’un lieu déterminé. Il est un autre artiste qu’un photographe, en ce sens qu’il ne rend pas compte du paysage choisi, quelle que soit la distance décidée, quelle que soit la distorsion imprimée. Ce n’est, pour prolonger la comparaison, ni l’équivalent d’une photographie, ni celui d’une peinture ultraréaliste, ni même celui d’une anamorphose. Il établit sa pièce ni autour ni dans, mais avec le matériau sélectionné, dont la collection est éclatée puis utilisée éparse. Ce qui est virtuellement irréalisable avec des images, rendant la comparaison avec l’œuvre picturale caduque – à moins d’imaginer un photographe ou un peintre procédant à la fragmentation a posteriori de ses images pour effectuer par exemple un recollage, supposition qui laisse dubitatif quant à la fluidité de son résultat, à son équilibre, celui-là même qui est atteint dans les compositions sonores de Toy Bizarre.
S’il ne s’agit pas de cliché sonore, mais d’un détachement orchestré, d’une interprétation selon les termes de Cédric Peyronnet, quelle est alors sa part de connivence irréductible avec les sources choisies ? Comment la pièce est-elle enchaînée à l’antériorité du lieu, et comment celui-ci s’impose-t-il au musicien ?
« Je passe beaucoup de temps à parcourir des cartes, puis le territoire : un nom, une histoire, l’histoire, une particularité géographique, la configuration des lieux qui fait que l’on sait que le monde sonore aura certaines caractéristiques, sont autant de paramètres qui guident mes choix. Mais le lieu s’impose très souvent par la sensation – pas forcément sonore – qu’on peut percevoir en son sein ; c’est assez difficile à décrire, et forcément personnel.
Cela peut-être ce bout de vallon inculte dans lequel la chaleur du mois d’août te cloue et te fait t’interroger sur cette sensation désagréable mais collante que tu éprouves : tu te sens épié et le moindre craquement dans les taillis qui te cernent te file une petite décharge alors que tu sais très bien que raisonnablement tu ne risques rien…
Le fait d’être dans une attitude d’écoute permanente et très poussée – car la majorité des lieux visités / phonographiés sont majoritairement très silencieux – oblige réellement à être très réceptif avec tous les sens, et je crois que dans ces situations-là on est à même de percevoir une véritable ‘’âme’’ du lieu.
Le résultat final ne comportera quelquefois plus aucune trace décelable (audible) des sons d’origine du lieu mais aura été conçu uniquement à la source à partir de ces sons-là ; c’est une sorte de brouillage ; j’ai une tendance forte à chercher à faire ressortir de chaque lieu une vibration, qui se traduit souvent par une résonance (drone ou bourdon) – pour laquelle j’ai toujours eu un intérêt depuis mon enfance, et qui est aussi très présente dans la musique traditionnelle locale (vielle).
Dans le même esprit, je ne veux pas rentrer dans le débat habituel Schaeffer / Schafer, car je tire parti de ces deux positions que l’on oppose souvent. »
Pour présenter les oppositions essentielles entre ces deux points de vue, on se reportera par exemple à la présentation partiale mais synthétique qu’en fait Francisco López dans son essai Schizophrenia vs. l’objet sonore : soundscapes and artistic freedom (consultable sur : www.franciscolopez.net). Dans son livre The tuning of the world (2), le compositeur canadien R. Murray Schafer tente une revue de l’histoire des environnements sonores, de ceux qui ont disparu à ceux d’aujourd’hui. F. López isole deux points principaux (contre lesquels il lance ses reproches) dans les théories de Schafer et des ‘’schaferiens’’ : d’une part la diabolisation et la dévaluation des sons dits ‘’bruyants’’ type moteurs, et du drone ; d’autre part l’opposition à une extraction et à l’isolement d’un son hors de son environnement, ‘’interdisant’’ ainsi toute utilisation artistique de ce son comme simple ‘’matériau’’. Il va sans dire, quand on connaît un tant soit peu les positions radicales de F. López sur le caractère transcendantal de ses compositions, que ces idées lui répugnent. Il les oppose à la notion d’ ‘’objet sonore’’ (Pierre Schaeffer, Michel Chion) appelé à être musicalisé dans une composition de musique concrète par exemple. En somme il s’agit de deux conceptions radicalement opposées du concept de paysage sonore (soundscape) : récolte ou création.
En quoi cela éclaire-t-il cette présentation du travail de Cédric Peyronnet, et en quoi est-il juste de dire qu’il tire parti des deux propositions ? Tout d’abord, il a fait de l’écoute de son environnement un point principal de sa vie, c’est-à-dire de sa vie d’homme, avant et au-delà de toute direction artistique. « Je suis en situation d’écoute permanente et j’accorde bien entendu beaucoup d’importance à mon environnement sonore quotidien : c’est le résultat d’années d’oreilles tendues dans le silence de la campagne avoisinante. (J’ai travaillé pendant plusieurs années dans des ateliers avec des lycéens sur le développement de cette écoute) ; ceci n’a pas que des côtés positifs, car le développement d’une hypersensibilité rend aussi plus fragile. » Le principe d’écologie acoustique, défendu par Schafer et les ‘’schaferiens’’, lui est cher. Sur son site internet, les premières lignes de présentation de son travail et de ses axes mentionnent « l’enregistrement sonore des lieux afin d’en faire un inventaire sonore. (…) dans un but documentaire, d’archivage et de préservation du patrimoine sonore, tel que cela peut être le cas, pour faire un parallèle simple, dans le cadre de missions photographiques (…) » Plus bas, un lien renvoie à plus d’informations concernant l’écologie sonore, qu’il présente comme l’un des types d’approche constituant ses travaux.
Il faut préciser que Cédric Peyronnet vit dans une région de France encore préservée et très riche en sites naturels sauvages, le Limousin. Les départements de la Haute-Vienne et de la Creuse sont ainsi fréquemment visités, représentés, transcendés, dans ses compositions, pour « leur silence et surtout la liberté d’y évoluer sans obstacles (bien que cela change malheureusement quelque peu avec l’arrivée massive de citadins de culture différente) ; en ce qui concerne le Limousin, si l’on prend la peine de changer son échelle d’observation habituelle, il y a des lieux extraordinaires – à tous points de vue ». En bordure du Massif Central, la Creuse, pour qui l’a visitée, peut évoquer par endroits quelques paysages de montagne, un milieu que Cédric Peyronnet a également documenté et utilisé. C’est ainsi qu’en majeure partie, les paysages naturels remportent la préférence de Cédric Peyronnet, même si, on le verra plus bas, toutes sortes de lieux, jusqu’aux plus artificiels, peuvent l’intéresser. On se rappelle par exemple son disque en compagnie de Small Cruel Party, où chaque artiste avait présenté sa composition autour de l’exploration de l’environnement sonore d’un petit village des Pyrénées françaises. Ce mini split-CD, sorti en 1997 sur Kaon (le propre label de C. Peyronnet), s’ouvre par la pièce unique de Toy Bizarre, kdi dctb 15. Ce travail d’une dizaine de minutes est l’un des premiers de son œuvre publiée à s’afficher directement dans son attachement au lieu. Une vallée, et surtout trois sites principaux y sont ainsi documentés : oiseaux lointains, souffle léger, cloche, et d’autres sons moins reconnaissables, dont on sait seulement qu’ils proviennent tous de la vallée de Goulier et d’un sommet voisin. Le morceau comporte des silences et surtout des espaces vides, comprendre des assemblages de sons mixés bas, forçant l’attention et recréant artificiellement l’impression panoramique devant l’espace immense de la vallée, de ses alpages et de son ciel. C’est un détail d’importance quant à l’appréciation des qualités expressionnistes revendiquées par Cédric Peyronnet : composer une pièce en rapport direct avec le lieu et ses objets sonores, voilà l’objectif affiché de ce projet dont on peut comprendre rétrospectivement la place majeure qu’il occupe dans la suite de ses disques : c’est le premier, après plusieurs cassettes, mais aussi des CD sortis la même année (sur Ant-Zen / Duebel, Staalplaat, RRR…), à suivre manifestement le projet qui germe depuis l’enfance, la consécration artistique d’un lieu à partir de ses signatures sonores. A la suite de la double compilation Régénération Dégénérescence, que Kaon avait publiée en 1996, Cédric Peyronnet met en place ce que l’on pourrait nommer son esthétique environnementale, dont il poursuit encore la définition.
Sur son site internet, www.ingeos.org, toutes ses activités sont référencées, archivées, depuis les cassettes, disques, collaborations, concerts, et bien sûr ses projets actuels dépassant l’habituel circuit de production et de représentation. Ses interventions en milieu scolaire, autour du son, y prennent place. Mais aussi et surtout, on trouve parmi les projets en cours des programmes de cartographie sonore, comme celui consacré à la rivière Le Taurion. Ce type d’activité, abondamment documenté en son et en iconographie (photographies magnifiques, graphiques, cartes), directement affilié à la notion d’écologie sonore, s’articule sur plusieurs axes : étude du paysage sonore autour de la rivière, seize phases d’enregistrement prédéterminées correspondant à un découpage géographique de site en site, choix d’emplacements remarquables en fonction de leur potentiel sonore… Ce travail courant sur une année (2005 / 2006) sera « compilé au final sous une forme qui reste à définir (Atlas sonore ou composition électroacoustique) ». On voit ici d’une part combien l’implication de Cédric Peyronnet dans le monde du son est importante – son projet n’est ni plus ni moins qu’une démarche de conservation du patrimoine – d’autre part la tentation constante d’utiliser les sources dans un élan artistique, inspiration ou hommage au lieu, le pressant vers la composition. Est-il besoin de préciser que de tels paysages naturels, de grands espaces ouverts, aux dimensions souvent plus modestes que le cours d’une rivière toutefois, emportent principalement les suffrages de Cédric Peyronnet. Rares sont les espaces confinés qui l’ont inspiré.
« Disons que je compose uniquement d’après ce que j’enregistre dans l’environnement sonore qui m’entoure, cela limite déjà pas mal les choses. Cet environnement c’est celui dans lequel j’ai l’habitude d’évoluer et où je me sens à l’aise. Il ne s’agit pas d’un choix délibéré mais d’une sorte de sélection naturelle qui s’est faite petit à petit au fil des années.
Je précise que cette notion de lieu – avec lequel je compose – reste vague : avec kdi dctb 056 je travaille sur un m2 maximum tandis qu’avec kdi dctb 146 c’est une zone de plus de 75 km de long que je dois couvrir.
Ensuite, j’ai la volonté de ne pas ‘’tricher’’ avec le lieu et je m’impose de composer uniquement à partir de ce que j’ai pu y recueillir au niveau sonore - même si, quelquefois, au premier abord, la matière est pauvre - et de ne surtout pas mélanger les sources de différentes origines. C’est primordial. »
Nous évoquions tout à l’heure la double compilation Régénération Dégénérescence où, sur deux CD, plusieurs artistes devaient composer et interpréter un enregistrement environnemental – objet sonore – fourni par le label Kaon (et donc par Cédric Peyronnet). Les pistes brutes et leurs interprétations alternaient, qui montraient une cohérence autant décidée par les sources sonores que par une esthétique large mais partagée. De Alio Die à A. Wollscheid, de Cranioclast à Wild Shores, de Hands To à Daniel Menche, de Inanna à Maeror Tri, en passant par F. López, ORA / Andrew Chalk, Soldnergeist, A. Tietchens ou Co. Caspar, la majeure partie des formations invitées supportent les épithètes dark ambient ou industrielles. D’autres, comme Joe Colley / Crawl Unit, Small Cruel Party, Bruno Moreigne ou Toy Bizarre, se déplacent dans une zone intermédiaire, moins décidément héritée de l’expérimentation électronique postindustrielle, et fortement attachée à une pratique inspirée de la musique concrète. Il n’en reste pas moins que l’univers de la musique industrielle est celui où Toy Bizarre a longtemps évolué, montrant figure singulière, mais aussi de nombreuses liaisons de style, de teinte et même parfois d’esthétique.
« Je n’ai jamais pensé ‘’faire’’ de la musique industrielle, même lorsqu’il y a plus d’une dizaine d’années beaucoup de projets dans lesquels j’étais impliqué tournaient autour d’usines désaffectées, de mines en voie de comblement, etc. Je suis bien trop ‘’rural’’ : la musique industrielle c’est plutôt fait par les gens du nord, non ?
Cependant, les chantiers, les usines : j’ai un grand intérêt pour ces types d’ambiances sonores, pour ces sons-là. A 15 ans je rêvais de devenir conducteur d’engin de chantier pour pouvoir écouter et enregistrer cela à longueur de journée. Tiens, il y a beaucoup de sons de chantier dans kdi dctb 002 (Un magnifique rouleau compresseur, entre autres).
Je travaille aussi d’après et avec des sons de l’industrie au sens large (Centrales hydroélectriques, industrie papetière, imprimerie…) : c’est la richesse de ces sons qui m’attire : rythmes, textures... »
Richesse des sons, rythmes, textures, les indices sont nombreux pour comprendre la lecture musicalisante que Cédric Peyronnet opère sur les sons et les environnements qu’il collecte. Ils forment une palette, un clavier, dont les différentes touches voient leurs effets multipliés lorsqu’elles sont accordées, lorsqu’elles déploient l’harmonie d’une composition d’autant plus profonde qu’elle répond à un agencement déjà stabilisé in situ. C’est un équilibre qui varie sensiblement en fonction des espaces représentés : « Dans certains cas, la composition débute dès le processus d’enregistrement (dans la ‘’nature’’) avec le principe de la rediffusion / mixage en direct dans le lieu (voir kdi dctb 013, kdi dctb 031, etc.). Ensuite, tout dépend de la matière sonore récoltée, bien entendu ; sur kdi dctb 166 (www.ingeos.org/kdi-dctb-166-a,148.html), tout était parfait – une prise d’un seul tenant, presque rien à faire. » Un travail ARTISTIQUE, récupération de sons utilisés comme matériaux dans une composition autonome qui n’est pas un reportage, pas plus – et moins encore – que ne l’est le tableau, ou en tout cas avec la même complexité d’interprétation qui vient brouiller et transfigurer la scène. Le son devient la couleur, la touche étalée sur la toile sonore qui est travail d’artiste, de créateur.
Les premières cassettes de Toy Bizarre n’affichaient pas toutes cette connivence avec le lieu. Il s’en faut. Par exemple, la cassette Isolation studies, en compagnie de Action Concret, illustre musicalement le thème du virus. La musique y est plutôt ambiante, construite en vagues d’harmoniques épais, en belles progressions et en avalanches de crépitements et de souffles haute pression dans lesquels s’insèrent les coudes et les embûches de sons concrets anonymes. Ces morceaux sont en fait à entendre comme des ébauches méritantes mais loin de la complexité harmonieuse dont il fait preuve aujourd’hui. Car les forces n’y sont pas égales, distribuées l’une en ouverture, l’autre en rupture, gloutonne. D’autres travaux, par la suite, lors des premières publications sur CD, prendront acte de la tendance à l’entropie que la nature impose, et s’emploieront à respecter l’équilibre des tempéraments sonores.
Avant de se pénétrer des plus représentatifs de ses travaux sur environnements, il est instructif de s’arrêter sur le CD kdi dctb02 (publié par Duebel / Ant-Zen en 1997), initialement sorti en cassette sur Cynistrose (premier label de Cédric Peyronnet) en 1995. kdi dctb 02 est un enregistrement sans contrainte de lieu. Pièces composées sans ajout synthétique à partir de diverses sources : instruments et sons environnementaux surtout. Elles figurent les chapitres d’un même tableau surréaliste et abstrait. Le choix des sons n’y obéit en apparence à aucune logique de correspondance intime entre l’environnement et la composition. Les belles nappes pleines et gorgées de vrombissement infra, liquides, montrent une nouvelle fois la proximité d’une esthétique postindustrielle forcément naturaliste, comme celle des travaux de Telepherique. Les percées abrasives s’y font dans une même logique de couches, jusque dans les chutes qui ajoutent à l’intensité dramatique. C’est l’imagination musicale de Cédric Peyronnet, et seulement elle, qui est à l’œuvre. Mais pourquoi avoir réédité cette cassette, si ce n’est parce qu’elle préfigure, sinon dans ses thèmes et dans son esthétique, au moins dans les lignes directrices de sa réalisation musicale, les équilibres atteints plus tard, c’est-à-dire dès l’époque contemporaine de cette réédition. Une mise en œuvre réglée des éléments, qui servira de modèle aux disques suivants, même lorsque leurs composantes seront plus discrètes, voire infimes.
Ces éléments, pris dans un environnement précis, et uniquement lui, constituent désormais la méthode de Toy Bizarre, sa contrainte éthique, mélange d’écologie et de fibre artistique. Ainsi kdi dctb 93, première référence du label Taâlem, qui est une collection de vingt et une pièces, toutes site-specific, simplement intitulées par leur position latitude / longitude, aussi anonymes et cataloguées que peuvent l’être les disques ou les interventions de Toy Bizarre en général, sous le code d’archivage sibyllin kdi dctb. L’éventail des manipulations de sons (plus ou moins appuyées) est représenté sur kdi dctb 93 ; de la masse effondrée d’une vibration qui chante sa lourdeur passée, aux crépitements qui semblent la survoler après l’avoir abandonnée, du vent qui porte, qui balaie et qui dirige capricieusement, à la belle vibration métallique de centrale, aux oiseaux et aux moutons que l’on devine, un monde surréaliste s’imprime et détermine des associations proposées par les agencements de sons rugueux et de flots accordés. D’autres disques, la plupart, se concentrent sur un environnement précis et unique. La pièce / disque kdi dctb 116 (restitution de l’espace sonore possible d’un potager) modifie également le mode de composition (ici ce n’est pas une vingtaine de morceaux mais un seul) et atteint à une musicalité totale en ce sens que les naissances protomélodiques, pulsatives, réverbérantes y sont puissantes. Les nappes épaisses, les flux crépitants, les tissus d’harmoniques chatoyants, sont manœuvrés, sculptés, modelés dans un canevas stylistique dont la matrice réunit beaucoup d’autres musiciens, de BJ Nilsen à Steve Roden, de Beequeen à John Hudak, de Robert Hampson à Andrew Chalk, de Janek Schaefer à Andrey Kiritchenko.
Phonographe, Cédric Peyronnet se plonge dans l’organisation sonore du lieu. Musicien, il est tout aussi attentif au système et il adhère à une esthétique où lowercase, musique ambiante et postindustrielle se mêlent.
Il est peintre poète, saisissant l’âme du lieu pour la resituer dans un tissage musical qui l’évoque, à travers un filtre qui plie les formes appelées au gabarit de la musique mélancolique granuleuse. Les dessins naturels ne sont beaux qu’à travers notre regard qui assure la connivence vers un esprit sensible et jouisseur. Avec le son, Toy Bizarre recompose l’idéal acoustique du lieu.
Cédric Peyronnet, dans cette position, s’apparente alors peut-être aux premiers photographes que le sujet a fascinés au point de vouloir en montrer une clé. Il accomplit une révélation sonore du lieu. Mieux dit : sa traduction – son ami B. Moreigne va jusqu’à évoquer la signature sonore des lieux mais à notre connaissance, C. Peyronnet n’a jamais adopté de position aussi risquée. Une traduction donc, comme l’est toute sensation, toute perception du monde. Peut-être profondément conscient de cette subjectivité appliquée à ce que l’on nomme réalité, C. Peyronnet montre le moment de transition, de flou entre la matière et son interprétation lyrique dans le système de la pensée. Toy Bizarre occupe une place entière mais intermédiaire entre documentation et musique. Il interroge sur les moments de naissance et d’intentionnalité de la musicalité. Il saisit le passage, il capte la beauté immanente, la particularité sonore, qu’il a élue, mais qu’il sait singulière. Un geste, la composition, suffit déjà à la rendre transcendante, fertiliser l’imagination, stimuler l’écoute et la reconstitution d’un lieu dans son absolu sonore.
Les propos cités ont été recueillis par courrier électronique en avril 2006.
A visiter : www.ingeos.org
(1) Pièce réalisée dans les locaux de Radio France enregistrée en 1999 et diffusée en janvier 2001, sur l’initiative d’Eric Cordier pour l’Atelier de Création Radiophonique. Extrait du dossier de presse : « C. Peyronnet a sillonné, durant trois jours, micros en main, la Maison de la Radio, des interminables couloirs circulaires aux ventilateurs du 19e étage, en passant par la chaufferie et l’abri antiatomique. Il ne se contente pas de micros ordinaires mais utilise des capteurs transformants les flux électromagnétiques en sons. » Curieusement, malgré l’évidente prépondérance des sons musicaux dans ce bâtiment, Cédric Peyronnet les a délibérément négligés : « avec la thématique de la Maison de la Radio à Paris en 1999, j’ai évité presque toute source sonore me ramenant à la musique – me concentrant sur les sons non entendus, non audibles (Les résonances des tuyaux de ventilation ou de chauffage, les flux électriques…) ce qui fût un peu déconcertant pour ceux qui attendaient un reportage sur les ambiances sonores de la maison de la radio. En fait, il s’agissait d’une écoute du bâtiment. » Le potentiel sonore du lieu est donc à comprendre ici dans ses émanations et non dans les productions qui s’y exercent.
(2) Edition française : R. Murray Schafer, Le paysage sonore, éditions J-C. Lattès, 1979.