Chapitre III
Quelle unité pour les pièces extrême-orientales : peut-on parler d’un genre ?
Le chapitre précédent a permis de définir une représentation dominante de l’Extrême-Orient dans les pièces du corpus. Des images, une langue, des personnages reviennent. Peut-on alors considérer les pièces du corpus comme un genre ? Le critique Henry Bidou semble répondre par l’affirmative : "Les pièces dont le sujet et les personnages ont été empruntés à l’Asie forment un petit groupe très raffiné, très distingué et du premier mérite [1]". Cette citation date néanmoins du milieu de la période étudiée et ne prend pas en compte toute la diversité du théâtre aux décors extrême-orientaux. Un théâtre "à la mode" (mais non dénué d’ambitions théâtrales), côtoie un théâtre d’avant-garde (celui de Georges Ribemont-Dessaignes ou de Paul Claudel) et des expérimentations autour de la forme du théâtre japonais (les mises en scène de L’Amour de Késa et de Kantan). Néanmoins, malgré cette hétérogénéité, des caractéristiques communes se dégagent. Le cadre des pièces, l’Extrême-Orient, conduit à des mises en scène imposantes et à une esthétique propre. Peut-on parler à son propos d’exotisme ou simplement d’Ailleurs ? Le dépaysement côtoie aussi des références aux théâtres européens qui inscrivent les pièces dans une continuité.
I. De l’exotisme à l’ailleurs : le théâtre du lointain, l’horizon de tous les possibles.
« Comment écrirait-on sur un pays où l’on a vécu trente ans, liés à l’ennui, à la contradiction, aux soucis étroits, aux défaites, au train-train quotidien, et sur lequel on ne sait plus rien ? »
1. Approche lexicologique
Plusieurs travaux en littérature ou en histoire ont été réalisés ces dernières années pour tenter d’éclaircir le flou qui entoure cette notion. Le spécialiste français de la fiction exotique, Jean-Marc Moura, retrace l’histoire du mot "exotique" et de son substantif [3]. Du grec [exôticos], le mot est attesté pour la première fois en français dans le Quart Livre de François Rabelais en 1548 pour désigner des biens matériels qui n’appartiennent pas à la civilisation du locuteur [4]. L’adjectif a d’abord une valeur objective et désigne ce "qui n’est pas naturel au pays", ce qui est étranger. Jean-Marc Moura montre cependant que dès le XVIIème siècle, l’acception objective se double d’une acception impressive et signifie également : ce qui est étrange. L’exotique ne désigne plus simplement un éloignement mais le caractère spectaculaire, séduisant ou répugnant, de cet éloignement. Jean-Marc Moura met aussi en lumière un second phénomène dans l’évolution lexicologique du mot : celui de l’européocentrisme. Au départ, la signification d’étranger est encore réversible et peut s’appliquer à l’Européen. Mais la définition du dictionnaire au XXème siècle "qui n’est pas naturel, n’appartient pas à nos climats et à nos civilisations de l’Occident [5]" ne laisse plus ce choix. Le substantif "exotisme" apparaît quant à lui au milieu du XIXème siècle et définit ce qui est exotique ou le goût pour ce qui est exotique.
Vers 1850, se développe une littérature dite "exotique", fondée sur une esthétique de l’ailleurs. L’ailleurs désigne un domaine d’expérience, effectif ou imaginaire, déjà habité par d’autres et dans lequel un personnage pénètre. Le mot garde une connotation positive durant l’expansion européenne jusqu’en 1914 puis est peu à peu associé à l’idée de facilité voire de tromperie. En 1863, Théophile Gautier distingue l’exotisme dans le temps et l’exotisme dans l’espace. Jean-Marc Moura sépare, quant à lui, la littérature exotique en deux catégories. La première sous la dénomination d’"aventure exotique" correspond à une littérature plutôt réaliste qui exalte l’expansion impériale en s’articulant autour de l’antithèse ici/là-bas. Elle répond à l’exigence de lisibilité et de divertissement (parfois d’instruction) d’un public croissant. La seconde, appelée "exotisme de la nostalgie" est plus proche de la rêverie et témoigne d’une fuite utopique dans un ailleurs proche de l’idéal. Jean-Marc Moura introduit également la notion de l’ailleurs [6].
Aujourd’hui, la critique contemporaine est volontiers dédaigneuse à l’égard de l’exotisme qui est accusé d’avoir accompagné l’extension de l’impérialisme européen et de présenter une supériorité indue de l’Europe sur les autres cultures. La recherche postcoloniale cherche à tourner la page. Suzanne Lafont va même jusqu’à s’interroger "Faut-il relire ou seulement parcourir Loti ?". Elle pointe une littérature encombrée de clichés. [7] Cette histoire littéraire qui encense ou détruit une littérature suivant les critères contemporains n’a que peu d’intérêt pour notre recherche. Certes les pièces du corpus sont aujourd’hui peu lues et n’ont pas marqué l’histoire littéraire. Néanmoins, il est enrichissant d’inclure le corpus dans une histoire du regard de la France sur l’Asie dans la littérature. C’est à quoi s’emploie Michel Butor dans Le Japon depuis la France : un rêve à l’ancre. Il évoque également le caractère superficiel de la description faite du Japon (Loti reste un touriste) mais précise que la plupart des images que les Français ont du Japon vient de là [8]. De plus, il convient de ne pas tisser trop vite un parallèle entre l’exotisme et le colonialisme. Anaïs Fléchet explique que certes, l’exotisme est traversé par les grands discours d’une culture sur l’étranger (et donc par le discours colonial quand l’impérialisme français est à son apogée entre 1870 et 1914) mais l’exotisme existait avant le colonialisme et a touché des pays non concernés par la visée impérialiste (les danses américaines introduites dans l’entre-deux guerres en Europe sont par exemple considérées comme des danses exotiques) [9]. La littérature exotique ne peut donc pas être considérée comme un synonyme de la littérature coloniale bien qu’on puisse retrouver, dans certains ouvrages, un discours colonial.
Moins étudiée que le roman, la littérature théâtrale possède pourtant elle aussi un genre nommé "théâtre exotique". En 1924, Henri-René Lenormand, l’auteur d’Asie et de nombreuses pièces se déroulant dans les colonies françaises, donne une conférence sur le théâtre exotique. Il le définit ainsi : "toute pièce évoquant, à travers un personnage ou par le lieu de l’action, un espace non occidental" [10]. Il englobe des auteurs comme Paul Claudel, Eugène O’Neill ou Claude Debussy. Il critique surtout l’exotisme de convention, fait de stéréotypes attendus par le public, celui des opérettes et du music-hall [11]. Plus récemment, le terme de "théâtre exotique" est employé par exemple par Michel Autrand [12] dans sa typologie pour désigner une pièce dont la scène est éloignée dans l’espace.
Les programmes de théâtre et les articles de presse emploient aussi régulièrement le terme. À l’occasion de La Bataille, un critique remonte l’histoire du théâtre exotique :
« En écoutant au Théâtre Antoine cette Bataille de Farrère et Frondaie, qui parait s’annoncer comme un succès, je songeais à l’attrait que l’exotisme exerce de plus en plus sur le public. C’est d’ailleurs un attrait qui remonte loin, et l’on en observerait sans doute les premières traces dans les mistères du Moyen-âge où le bon peuple de France s’émerveillait de voir les Sarrazins et les Mores sur la scène. Qui sait aussi si la séduction des Croisades, outre la passion religieuse, n’est pas due pour une bonne part au goût des aventures coloniales, qui de nos jours pousse tant de soldats et de voyageurs vers les prestiges de l’Orient ? Aujourd’hui pour le lecteur ou le spectateur européen, l’exotisme est un voyage dans un fauteuil, une prime délicieuse à la paresse ; et puis il a remplacé le conte de fées auquel on ne croyait plus » [13].
En effet, le théâtre exotique n’est pas une nouveauté. La représentation de terres lointaines et de ses habitants est même un des ressorts du théâtre. Mais à partir de quel éloignement géographique peut-on parler d’exotisme ? L’étude de Jean-Marc Moura distingue la représentation exotique de la représentation pittoresque. La première désignerait la représentation des cultures éloignées de l’Europe (Asie, Afrique, Amérique du Sud, Océanie) quand la deuxième serait à rattacher aux récits traitant d’éléments étrangers européens (le pittoresque italien des Anglais par exemple). [14] Cette distinction a le mérite d’introduire une meilleure clarté dans la définition du terme mais demande à être relativisée pour le théâtre. En effet, il existe à la même époque (fin XIXème, début XXème siècle) une vogue pour les pièces se déroulant dans un espace culturel étranger. Cet éloignement peut être régional (pièces se déroulant en Bretagne, dans le Sud de la France), national (nombreuses pièces qui se déroulent en Italie) ou même historique. Les critiques des journaux emploient régulièrement le terme de pittoresque au sujet d’une pièce exotique. La critique du 1er décembre 1910 [15] de la pièce mise en scène par Aurélien Lugné-Poe l’Amour de Késa jouée au théâtre de l’Œuvre évoque ainsi "deux petits tableautins japonais d’une couleur locale curieuse", "Monsieur de Max y est pittoresque" ou encore "une musique charmante aux accords étranges égayés de clochettes argentines". Mais le pittoresque n’est pas propre à cette pièce. L’auteur de l’article précédent, qui chronique une opérette de Maurice Vaucaire Malbrouck s’en va-t-en guerre, emploie le même terme au sujet de la reconstitution de décors et de costumes d’influences moyenâgeuses. Il faut cependant préciser qu’il ne s’agit pas de la même définition du terme pittoresque que celle employée par Jean-Marc Moura. Le pittoresque désigne ici, selon l’usage habituel, une scène qui "dépeint bien, d’une manière colorée, imagée, piquante [16]". Félix Duquesnel dans sa critique des Sauterelles dans Le Gaulois n’hésite pas à allier les deux termes : "Cependant l’exécution prend intérêt par la couleur très soignée de son exotisme pittoresque [17]". Le terme d’exotisme désigne alors un simple dépaysement culturel.
Si le mot est passé de mode pour désigner un genre littéraire, l’étude du concept ne faiblit pas. Dans Nous et les autres [18], Tzvetan Todorov définit l’exotisme comme un mode spécifique de relation à l’autre. L’exotisme est un relativisme qui part du postulat que l’autre est différent. L’autre est jugé inférieur à nous (les Européens) et n’est envisagé que dans une relation avec nous. C’est une idée semblable au nationalisme mais où l’autre est posée comme une valeur positive. Néanmoins, il ne faut pas être dupe : s’il y a bien éloge de l’autre, c’est un éloge dans la méconnaissance.
Trois visées différentes peuvent être attribuées à l’exotisme dans le théâtre : poétique, imaginaire et idéologique [19]. En effet, la littérature exotique permet de mettre en avant la beauté de l’étranger. La littérature exotique cultive aussi ce qu’Aristote appelait "le possible extraordinaire" : les potentialités offertes à l’auteur par le déroulement d’une scène dans une culture réelle mais autre. Et enfin, l’exotisme est un discours à la fois sur l’autre et sur la civilisation productrice du texte.
II. Inscription dans l’art dramatique français et européen
A. La continuité entre le théâtre européen et les pièces asiatiques
Malgré le goût pour l’exotisme mis en avant par les auteurs et les metteurs en scène et plébiscité par le public, les références au théâtre européen restent fréquemment employées. Les auteurs, les genres et les pièces européennes sont convoqués pour affirmer la continuité entre les théâtres et montrer l’estime dont sont dignes ces pièces.
Au sein des pièces du corpus, il est important de distinguer celles qui n’empruntent que leur cadre à l’Asie orientale de celles qui s’inspirent également de textes étrangers. Pour évoquer ces dernières, le recours aux grandes figures du théâtre européen donne l’opportunité de partir de la culture du public français. La représentation de L’avare chinois de Judith Gautier à l’Odéon en 1908 s’inscrit ainsi dans le cadre d’une programmation consacrée à la figure de l’avare au théâtre. Molière et Plaute côtoient un auteur chinois inconnu. Le programme insiste sur les caractères typiquement chinois de la pièce et compare les différents avares [20]. L’avare chinois est différent car il aime l’argent pour les avantages qu’il peut en tirer et non pour l’or en soi. Comme dans L’Avare de Plaute, il obtient sa richesse par les dieux qui lui donnent un trésor mais dans la pièce de Judith Gautier les dieux trahissent le secret d’un homme qui a caché un trésor pour que l’avare change de destin (l’auteur relève que c’est un mécanisme assez immoral). De plus, alors que les avares de Plaute et Molière font semblant d’être pauvres, celui-ci dépense son argent et le fait fructifier bien qu’il souffre à chaque dépense en guise de malédiction.
La comparaison avec les grandes tragédies classiques françaises est fréquente. Elle permet de relever la notoriété d’une pièce ou des thèmes communs. Louis Vuillemin indique au sujet du Chagrin dans le palais de Han que "ce drame chinois est aussi célèbre sur sa terre natale qu’en notre Europe Le Cid ou Macbeth [21]". Pour le critique Rolland Catenoy, la même pièce rappelle Bérénice de Racine [22]. L’impossible conciliation entre l’amour et le pouvoir est de fait au cœur des deux pièces. Au sujet de L’Honneur japonais, François de Nion dans l’Echo de Paris déclare que la pièce "est une sorte de tragédie cornélienne dont les tableaux auraient été découpés et présentés par quelque Shakespeare barbare [23]." Les références sont élogieuses mais l’adjectif "barbare" permet au critique de conserver une hiérarchie entre les théâtres, le théâtre occidental étant bien sûr supérieur au théâtre asiatique. La référence à Corneille est particulièrement pertinente et a d’ailleurs été accentuée par Paul Anthelme. Alors que dans la pièce japonaise, c’est le shôgun (un prince régional) qui intervient pour mettre fin au conflit et demander la mort des samouraïs révoltés, l’auteur français introduit la figure de l’empereur pour qu’il gracie, comme dans le Cid, les samouraïs [24].
Quand ce ne sont pas les grands tragédiens qui sont convoqués pour le dénouement, Molière prend le relais. Pour Les princesses d’Amour de Judith Gautier : "grâce un dénouement à la Molière – car le grand comique a souvent pratiqué l’expédient de la reconnaissance – tout s’arrange au mieux et personne ne s’ouvrira le ventre [25]".
Maurice Magre joue de la même façon avec la culture théâtrale du public français en réécrivant dans Sin, féérie chinoise, la célèbre scène de l’aurore de Roméo et Juliette de Shakespeare :
« Feuille : entends ces voix par la fenêtre…
C’est la nuit de printemps qui dit : il ne faut pas !
Sin : C’est la nuit de printemps qui passe sur le lac
Et dit : Rappelle-toi que les lèvres sont douces… » [26]
A contrario, le théâtre français sert parfois de contre-point aux mœurs asiatiques. Au sujet des Sauterelles d’Émile Fabre, un critique résume ainsi la scène de suicide d’un des personnages :
« D’abord il ordonne à Madame Nam-Trieu de se suicider en expiation de son crime. C’est la coutume locale, si nous croyons M. Fabre. Et Madame Trieu obéira, parce que la voix des ancêtres l’emporte en elle sur la corruption occidentale (et même sur l’instinct de conservation). Voilà du traditionalisme ! Ces asiatiques n’ont pas l’adultère gai. Ils n’ont évidemment pas lu ni nos vieux fabliaux, ni les comédies de Labiche et de Tristan Bernard » [27].
Adolphe Brisson, dans un article du Temps analyse le succès de L’Honneur japonais comme la parfaite alliance entre un cadre exotique dépaysant et une construction et des sentiments très français :
« Cette œuvre émouvante et puissante exalte les plus nobles sentiments, le courage, l’énergie, la fidélité à la foi jurée, le désintéressement, les vertus nippones qui sont aussi des vertus romaines. Nous devons nous réjouir de son succès doublement justifié. Elle élève l’esprit et elle amuse les yeux. Ses tableaux peints par Jusseaume se déroulent comme des feuilles de kakimonos et nous restituent les paysages du vieux Japon spirituels et grandioses. Dans ce décor, les plus jolis costumes, les plus riches étoffes, les plus vives couleurs, le satin, la soie, l’or, les broderies où éclatent les splendeurs du soleil. Le public a joui de ces images, et la pièce même lui a plu parce qu’il n’y a rien trouvé d’obscur. En elle il a surtout prisé les qualités françaises de l’auteur, la netteté, la logique, la mesure, l’éloquence précise, la rapidité de l’action. Ce drame japonais présente les caractères, possède les mérites d’une tragédie cornélienne. Et c’est, je crois, la raison profonde du plaisir qu’y ont pris les spectateurs. Ils ne se sont pas sentis dépaysés. Ils saluaient au passage des idées familières : ils écoutaient un langage déjà entendu ; ce pittoresque extérieur renouvelait, ne bouleversait pas leurs sensations. Ils avaient l’illusion de contempler des choses lointaines, alors qu’on leur offrait des choses de chez nous » [28].
Le public et les critiques sont curieux de découvrir un théâtre étranger mais sans pour autant perdre leurs repères. Le théâtre européen reste le référent et indéniablement au dessus des autres théâtres. Une pièce exotique réussie est une pièce qui plonge le spectateur dans un cadre dépaysant mais qui respecte la tradition théâtrale européenne. Cette ouverture mesurée au théâtre asiatique permet en partie d’expliquer l’échec des tentatives des metteurs en scène français de monter de véritables pièces japonaises, trop loin des normes européennes.
1. Des coûts importants pour des mises en scène grandioses
Le coût important des spectacles est une autre caractéristique commune aux pièces du corpus. Les grands théâtres parisiens possèdent un stock de costumes et de décors qu’ils utilisent et réutilisent au gré des pièces à l’affiche. Mais l’exotisme du cadre de ces pièces oblige à créer de nouveaux décors et de nouveaux costumes, souvent élaborés richement après de longues recherches.
La correspondance entre Paul Anthelme et André Antoine autour de L’honneur japonais est éloquente. La première lettre du metteur en scène à l’auteur insiste sur le risque financier que constituerait la mise en scène de cette pièce. Le 31 août 1909 (soit trois ans avant la première représentation), il écrit :
« Monsieur,
J’ai lu L’honneur japonais et j’ai été très vivement frappé par la saveur, l’originalité, et le pittoresque de ce drame.
Toute la question à résoudre serait de se décider à un risque aussi gros car la mise en scène serait énorme. Or, je suis condamné, pour avoir été trop vite, à une période de prudence.
Je me souviendrai de votre drame et il se pourrait bien que, dans un moment de quiétude et de solidité, je m’offre la très grande joie de le monter » [29].
André Antoine demande plus tard à Paul Anthelme de lui avancer 20 000 francs (l’auteur relève qu’il s’agit de la moitié de ses économies de fonctionnaire) pour monter la pièce [30].
A contrario, les décorateurs réussissent parfois à réemployer les décors des pièces pour d’autres productions. La mode extrême-orientalisante aidant, des éléments du salon de l’Avare chinois joué à l’Odéon en 1908 se retrouvent dans le salon bourgeois européen de la pièce Les plus beaux jours de Giannino Antona Traversi, adapté par mademoiselle Darsenne à l’Odéon lors de la saison 1910-1911. Les panneaux représentant un cerisier en fleurs ou une dame chinoise accroupie sont reconnaissables dans les deux photographies ci-dessous. Cette pratique de réemploi est fréquente au sein d’un même théâtre. À l’occasion de la reprise de La Bataille de Pierre Frondaie à l’Odéon en 1923, un critique observe "des décors simples, un peu simples – n’était-ce pas l’occasion de nous faire revoir quelques uns des séduisants tableaux de l’admirable Honneur japonais ? [31]".
Photographie de L’Avare chinois, 1908 [32]
Photographie des Plus beaux jours de mademoiselle Darsenne, 1910-1911 [33]
L’importance des moyens déployés pour ces mises en scène amène à s’interroger sur la notion de spectaculaire. Peut-elle s’appliquer à ce théâtre ? L’adjectif "spectaculaire" apparaît à la même époque, au début du XXème siècle (le terme est attesté en 1907 dans Le Larousse). Il prend tout de suite une valeur dépréciative car il touche aux conditions matérielles du spectacle dont l’influence sur le public est jugée nocive. Isabelle Moindrot le définit d’ailleurs par son lien à la machinerie théâtrale et par son impact sur le spectateur [34]. Un autre ouvrage précise : "le champ du spectaculaire comprend encore le monumental, le grandiose, le colossal, ainsi que le surnaturel, le féérique, le merveilleux, le miraculeux, le monstrueux : tout ce qui semble irreprésentable en raison de son excès et qu’on représente malgré tout [35]". Les pièces étudiées ne rentrent pas dans cette définition. Certes, elles montrent des lieux irreprésentables quelques décennies auparavant (surtout à cause de la fermeture des pays aux Occidentaux) et emploient des moyens techniques non négligeables mais le texte garde une importance première. De plus, ce théâtre est très bien accueilli par la critique qui loue sa valeur éducative et littéraire. L’exotisme permet donc d’apporter du divertissement et de l’éblouissement sans se départir de l’honorabilité de ce théâtre bourgeois.