Chapitre VIII
De l’image de l’autre à l’image de soi
La représentation de l’étranger donne autant une image de l’autre qu’une image de soi et joue un rôle dans la construction des identités nationales. La politique coloniale française est bien sûr abordée dans les pièces qui se déroulent en Indochine. L’honneur des Japonais est sollicité par les auteurs et les critiques autour de la Première Guerre mondiale. Mais au-delà de ces représentations, le choix de l’Extrême-Orient correspond parfois à un refus du politique et à l’affirmation d’un ailleurs-prétexte, arbitraire et poétique.
I. Une évocation de la politique coloniale française
Le théâtre colonial (dont l’action se déroule dans une colonie) est un genre très rare. En 1887, Paul Lefebvre publie La Fiancée de Norodôm qui se déroule au Cambodge mais ne met pas en scène des occidentaux. L’Indochine ne se distingue alors pas de l’Extrême-Orient conçu comme un espace pittoresque, producteur de couleur locale et de dépaysement [1]. Entre 1900 et 1931, trois pièces du corpus se situent (au moins en partie) en Indochine et abordent la question coloniale. Les deux dont le texte a été conservé, Les Sauterelles d’Émile Fabre et Asie d’Henri-René Lenormand, défendent la colonisation.
1. Les Sauterelles : une critique de l’administration coloniale mais non de la colonisation
Les Sauterelles sont jouées au Théâtre du Vaudeville à partir du 13 décembre 1911 et mêlent intrigue politique et amoureuse. D’un côté, une révolte indigène et la défense héroïque des fonctionnaires français conduit au passage d’un protectorat à une colonie. De l’autre, une Indochinoise mariée et un fonctionnaire français tombent éperdument amoureux l’un de l’autre mais leur histoire se termine (mal) par le suicide, ordonné par son époux, de la jeune femme. L’auteur exploite l’actualité (la révolte de 1908 en Indochine suite à la déposition de l’Empereur d’Annam par le résident français) pour que le public s’empare de ce sujet politique. Le regard porté sur l’administration coloniale française est critique : le gouverneur général accable les indigènes d’impôts et ignore tout de leurs mœurs. Mais pour autant, Émile Fabre ne critique pas l’idée de colonisation. La fin de la pièce correspond à une remise en ordre puisque les mutins échouent et la justice française l’emporte. L’auteur déclare d’ailleurs :
« Ce que j’ai voulu montrer avant tout, c’est le parti que nous avons le devoir de tirer de nos possessions coloniales. Nos colonies, si l’incurie n’y régnait pas en souveraine, seraient de prodigieuses sources de revenus. Malheureusement on ne sait pas les administrer » [2].
Il explique souhaiter une réforme des méthodes de colonisation afin que les administrateurs parlent la langue indigène et que le traducteur n’ait pas trop de pouvoir. Il ne veut pas non plus imposer les mœurs et les lois d’Europe pour ne pas froisser les indigènes. Il ajoute enfin, dans une argumentation qui témoigne de la diffusion de la théorie des races au début du XXème siècle, que les administrateurs ne devraient pas être métis car :
« Certes je n’ai aucun préjugé de race ni de couleur. Je tiens ces messieurs pour Français et pour bons français. Mais si les noirs et les jaunes ont le respect du blanc, ils n’acceptent que le blanc... pur, si je puis dire » [3].
Malgré ces arguments qui certifient les convictions pro-coloniales de l’auteur, la pièce est refusée à la Comédie Française, théâtre d’État, en raison de sa critique de l’administration coloniale. En 1928, signe peut-être d’un plus grand droit à la critique, la pièce est jouée à Saigon.
Les Sauterelles suscitent plus d’articles dans la presse que toute autre pièce du corpus. Des hommes politiques défendent la politique française menée dans les colonies. Léon Blum voit dans la pièce une critique de la politique d’assimilation et donc une reconnaissance de la différence fondamentale entre les races [4]. La presse coloniale commente (plutôt positivement) ainsi que L’Action française qui se réjouit que la pièce mette l’accent sur les faiblesses de la troisième République.
2. Asie : la question des couples mixtes
Asie d’Henri-René Lenormand est représentée sur la scène du théâtre Antoine à partir du 16 décembre 1931. Un fonctionnaire colonial, sa fille, un aventurier européen et la mère de ses deux enfants, une princesse indochinoise se retrouvent sur le bateau qui quitte l’Indochine pour la France. L’aventurier s’éprend de la fille du fonctionnaire et une fois arrivé à Marseille, décide de renvoyer la princesse chez elle (sans ses enfants). Jalouse de la nouvelle femme aimée et bafouée dans son honneur, la princesse tue alors ses fils avant de disparaître.
Henri-René Lenormand est un des auteurs dramatiques les plus célèbres de l’entre-deux-guerres. Sa production comporte de nombreuses pièces coloniales (dix [5] sur les vingt-six écrites au total) qui se situent principalement en Afrique. L’auteur critique les écrivains qui ne sont jamais allés, ou bien qui ont passé seulement quelques heures dans le pays dont ils parlent. Lui, se documenté et parcourt le monde [6]. Pourtant, la pièce ne privilégie pas le réalisme. Plus qu’un tableau de l’administration locale, elle se concentre sur la description de deux figures centrales de la littérature coloniale : la jeune et belle autochtone et le jeune et aventureux Français.
Voici la description de la princesse lors de sa première apparition sur le bateau :
« Paraît la Princesse Katha Naham Moun, une mince et imposante figure sauvage avec, dans la démarche et l’attitude, une force de résistance et de révolte qui décèle son origine guerrière et montagnarde. Elle se rapproche plus du type polynésien que mongol. Elle n’est ni positivement jaune, ni positivement noire, mais ambrée, avec des ornements d’or mat aux oreilles et au cou. De sa bouche ensanglantée par le bétel qu’elle mâche continuellement, sort un français méprisant, poivré d’RRR barbares et soudain adouci par la mollesse d’une diphtongue » [7].
Le modèle littéraire est celui de la belle sauvage sensuelle et dangereuse qui, malgré la colonisation, reste farouche. Mezzana, l’aventurier, est un jeune homme courageux qui s’est laissé ensorceler par l’Asie et la jeune princesse. Le retour en France lui permet d’être désenvoûté : il abandonne l’aventure pour un poste de fonctionnaire colonial et il choisit d’épouser la jeune Française douce et bien élevée. Sur le bateau, il avoue revivre à l’idée de quitter l’Asie. Le récit insiste sur les différences fondamentales qui existent entre les deux races. La princesse est sauvage, rebelle, elle croit aux superstitions et défend l’art de la guerre. Le Français incarne la civilisation européenne où dominent les machines, la rationalité et la diplomatie mais aussi l’hypocrisie.
Asie aborde également la question du métissage. Les Sauterelles se contentaient de présenter un amour impossible entre une indigène et un Français. L’idylle exotique se concluait par la mort mélodramatique de la jeune femme, ce qui permettait ainsi de ne pas envisager les conséquences d’une vie de couple. La pièce d’Henri-René Lenormand ne les élude pas. Quand la pièce commence, l’aventurier français et la princesse asiatique ont déjà deux enfants de cinq et six ans éduqués à l’européenne. A leur arrivée en France, ils sont moqués par leurs camarades et ont du mal à se forger une identité, partagés entre les superstitions de leur mère et le rationalisme de leur père. Leur mort est un élément dramatique mais elle met aussi en avant l’impossibilité pour les enfants de couple mixte de trouver une place dans la société française. Au début de la pièce, le fonctionnaire colonial évoquait déjà l’hérésie que constituaient pour lui les peuples mixtes :
« Hé, Princesse, dites alors que l’Asie ne devrait pas exister, - c’est d’ailleurs mon avis - car pour le mélange des sangs, quel mixed grill ! Avec de la chair de toute couleur et de toute provenance. Quelle salade ! » [8]
La question de la mixité est un sujet central dans la société de l’entre-deux-guerres. C’est d’abord une réalité. Le manque d’homme après 1918, provoque une croissance des mariages mixtes. Dans les années 1920, ils sont dix huit mille chaque année. Ils impliquent principalement les femmes étrangères et les groupes depuis longtemps installés en France [9]. Mais la mixité est aussi une hantise pour beaucoup d’observateurs qui craignent un mélange des races. C’est pourquoi les récits exotiques portent le plus souvent sur les idylles entre une étrangère et un Français mais concluent à l’incompatibilité raciale et culturelle d’une telle union [10].
Malgré un contexte français favorable à la colonisation (mise en avant du succès de la politique coloniale française lors des Expositions coloniales ou la célébration des 100 ans de présence française en Algérie en 1930), trois auteurs expriment des convictions différentes. Cette position anticolonialiste reflète cependant des arguments divers et se dévoile peu dans les pièces de théâtre.
1. Judith Gautier : le rejet de l’occidentalisation
Une troisième pièce a pour cadre l’Indochine : Les Portes rouges de Judith Gautier. Écrite et jouée en petit comité à l’attention de l’empereur déchu d’Annam et ami de l’auteur, Hàm Nghi, elle n’a jamais été publiée et le texte est perdu. Le caractère inédit de cette pièce est d’autant plus regrettable qu’elle présentait un point de vue mitigé sur la conquête du pouvoir politique par les Français en Indochine :
« J’ai aussi dans mes cartons une pièce annamite où je mets en scène le prince d’Annam que nous avons vaincu, détrôné, déporté en Algérie. L’œuvre était achevée lorsque le prince vint en été s’installer en Bretagne, non loin de chez moi. Je fis sa connaissance, j’eus le courage de lire à ce malheureux le drame où je racontais les misères de sa cour, les tristesses de sa déchéance et nous nous liâmes d’amitié. Son histoire est dans ma pièce » [11].
L’histoire de ce prince annamite est liée à la politique coloniale française. Un protectorat est établi sur l’Annam en 1883. Hàm Nghi, né en 1871, règne de juillet 1884 à juillet 1885 où il prend la tête de la résistance armée aux Français, est déposé par ceux-ci puis exilé à Alger [12]. Judith Gautier lie connaissance avec cet expatrié francophone qui, jusqu’à sa mort en 1944, se consacra à la peinture et à la sculpture [13].
Le rejet de la colonisation de Judith Gautier est lié à son goût pour le passé et les traditions d’Extrême-Orient qui s’exprime aussi dans ses autres pièces se déroulant en Chine ou au Japon. Les Français arrivent en Indochine pour moderniser le pays, ce que la femme de lettres exècre. L’empereur déchu incarne un des derniers représentants de l’empire du Viêt-Nam qui précède la colonisation et l’arrivée des Français.
La pièce n’a jamais été programmée et Judith Gautier le regrette dans l’entretien qu’elle accorde à Raoul Aubry. Le sujet de la pièce est-il en cause dans ce refus ? Les autres pièces de théâtre de Judith Gautier ont toutes été jouées, parfois avec un grand succès. Aucune source ne permet de répondre à cette question.
2. Georges Clemenceau : la défense des civilisations orientales
La pièce écrite par Georges Clemenceau, Le Voile du bonheur, se déroule dans la Chine ancienne. Difficile a priori d’y lire un texte sur la politique coloniale française. Pourtant, en raison des positions de l’homme politique sur cette question, l’envie vient de se pencher plus précisément sur le texte. L’histoire écrite par Georges Clemenceau est en elle-même révélatrice. Tchang-I est un vieil aveugle qui vit heureux entouré de sa femme, de son fils et de ses amis. Il accepte pourtant la fiole d’un guérisseur étranger qui veut lui venir en aide. Effectivement, le matin, Tchang-I a retrouvé la vue mais ses yeux lui montrent une vérité qui lui fait du mal : sa femme le trompe avec son ami et son fils se moque de lui. Il décide alors de redevenir aveugle car :
Le voile, le voile ! Il faut pour le bonheur, le voile qui cache la vérité des choses. Maudit sois-tu guérisseur étranger qui, pour la prise de la lumière m’a ravi le bonheur [14].
Cette morale surprend. Georges Clemenceau, grand défenseur de la vérité [15], soutient-il ici le bonheur dans le mensonge plutôt que la connaissance du vrai ? Le texte insiste en tout cas sur l’échec inévitable qu’engendre l’emploi de la force pour faire surgir une vérité. Les questions de politique extérieure contemporaine apparaissent alors dans la pièce. La Chine subit au même moment un impérialisme économique et culturel. Les Occidentaux imposent des contrats commerciaux en leur faveur et construisent des routes et des voies de chemin de fer. Ils peuvent introduire des éléments positifs, "ils peuvent aussi faire le bien avec leur savoir [16]". Mais leurs intentions et leurs méthodes ne participent pas à l’amélioration de la vie des Chinois : "on ne peut nier cependant qu’ils aient à leur service des esprits de perversité [17]".
Georges Clemenceau est un fervent adversaire de la politique coloniale française que ce soit à la tribune (son discours du 31 juillet 1885 en réponse à la justification de la colonisation de Jules Ferry est resté célèbre) ou dans les colonnes des journaux dans lesquels il écrit. En 1901, il fonde Le Bloc, un hebdomadaire qui s’attaque à la politique coloniale de Pierre Waldeck-Rousseau et d’Émile Combes. Son anticolonialisme se fonde sur son rejet de l’existence de races inférieures et supérieures. Le devoir de civilisation auquel les Français ont recours pour justifier leur politique coloniale n’est qu’un prétexte pour imposer par la force leur mode de vie :
« Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. Il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit. Mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence, l’hypocrisie » [18].
L’Inde, la Chine, l’Asie reviennent souvent dans l’argumentation de Georges Clemenceau qui connaît très bien ces régions dont il admire la philosophie et l’art :
« Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! En vérité, aujourd’hui même, permettez-moi de dire que, quand les diplomates chinois sont aux prises avec certains diplomates européens... (rires et applaudissements sur divers bancs), ils font bonne figure et que, si l’un veut consulter les annales diplomatiques de certains peuples, on y peut voir des documents qui prouvent assurément que la race jaune, au point de vue de l’entente des affaires, de la bonne conduite d’opérations infiniment délicates, n’est en rien inférieure à ceux qui se hâtent trop de proclamer leur suprématie » [19].
Cette critique de la prétendue supériorité occidentale se retrouve dans Le voile du bonheur par un procédé d’effet miroir qui met en avant le relativisme d’une telle position. Ce sont les Occidentaux qui sont appelés "les barbares". Tchang-I rappelle que :
« Leurs ancêtres [aux barbares] disputaient des cavernes aux ours, aux loups de leur forêt quand le grand Lao-Tseu enseignait à la Chine la droite vie » [20].
Il soutient également que :
« Ces barbares [lui] font pitié. (Leurs idoles sont sans pouvoir, comme on en peut juger par les défaites que nous leur infligeons en toute rencontre. Pourtant ils s’obstinent encore contre l’éclatante manifestation de notre supériorité) » [21].
Une autre réplique est l’occasion de rappeler le système méritocratique qu’a mis en place la Chine :
« La supériorité de l’Empire du milieu vient de ce que dignités et fonctions s’y acquièrent aux examens, au lieu d’être héréditaires ou électives comme chez les barbares » [22].
Ces passages polémiques proviennent de la version publiée du Voile du bonheur mais il faut noter que pour la représentation au théâtre de la Renaissance en 1901, certains ont été supprimés. Dans les annotations portées par le metteur en scène dans la brochure [23], la seconde partie de la réplique précédemment citée est mise entre parenthèses.
3. Georges Ribemont-Dessaignes : l’internationaliste
Un troisième auteur se distingue par son anti-colonialisme : Georges Ribemont-Dessaignes. Ses convictions ne s’expriment pas dans sa pièce, L’Empereur de Chine, mais dans une lettre ouverte qu’il adresse avec d’autres artistes à Paul Claudel. Ce document est d’abord un droit de réponse à un entretien que Paul Claudel accorde au journal Comoedia, le 17 juin 1925 et dans lequel il affirme son incrédulité devant les mouvements artistiques contemporains et se revendique bon Français :
« Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique.
Plus d’un s’étonne non que je sois bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais moi, je ne trouve en tout cela rien d’étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j’ai fait gagner à mon pays deux cents millions. » [24]
La réponse est publiée le 1er juillet :
« Lettre ouverte à M. Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon.
Monsieur,
Notre activité n’a de pédérastique que la confusion qu’elle introduit dans l’esprit de ceux qui n’y participent pas.
Peu nous importe la création. Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit.
Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà longtemps que l’idée de Beauté s’est rassise. Il ne reste debout qu’une idée morale, à savoir par exemple qu’on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.
Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la sûreté de l’Etat beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de lard » pour le compte d’une nation de porcs et de chiens.
C’est une singulière méconnaissance des facultés propres et des possibilités de l’esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. Le salut pour nous n’est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l’œuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.
Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à vos bondieuseries infâmes. Qu’elles vous profitent de toutes manières ; engraissez encore, crevez sous l’admiration et le respect de vos concitoyens. Ecrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille.
Paris, le 1er juillet 1925
Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, Jacque-André Boiffard, Joë Bousquet, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, Théodore Fraenkel, Francis Gérard, Eric de Haulleville, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot, Roger Vitrac » [25].
La réponse évacue la question de la création ("peu nous importe la création") que posait Paul Claudel pour défendre une position antimilitariste, anticolonialiste, révolutionnaire et internationaliste ("nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale."). La société bourgeoise française fondée sur les valeurs du catholicisme et l’héritage gréco-romain est rejetée. Cet engagement fort est celui des surréalistes qui viennent d’opérer un rapprochement stratégique avec le parti communiste [26]. Georges Ribemont-Dessaignes, qui côtoie le mouvement, signe la lettre ouverte à Claudel.
Le texte insiste également sur le statut d’ambassadeur de Paul Claudel et son incompatibilité avec celui de poète ("on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète"). En 1925, Paul Claudel est en poste au Japon, pays indépendant mais les auteurs du texte refusent toute trace d’impérialisme même culturel.
II. Une mise en miroir qui participe à la construction d’une identité française
« Mais au fait, la Chine, la Chine que M. Clemenceau a mise à la scène est-elle si loin de nous ? » [27]
Le voile du bonheur de Georges Clemenceau se distingue par des allusions très précises aux affaires françaises. Quand il écrit cette pièce, Georges Clemenceau est à l’écart de la vie politique française depuis le scandale de Panama. Lors des législatives de 1893, il fait l’objet d’une campagne haineuse de la part de journaux comme Le Petit journal, Le Figaro ou L’Anti-clemenciste et il perd son poste de député. Il abandonne provisoirement la vie politique pour se consacrer à celle de journaliste : rédacteur de L’Aurore d’octobre 1897 à décembre 1899, puis du Bloc à partir de 1901. Le théâtre est, pour lui, un support nouveau qui lui permet d’évoquer de surcroît, subtilement, quelques sujets de la vie publique française. Quand la pièce commence, l’aveugle Tchang-I converse avec son ami qui lui fait la lecture de La Gazette officielle de l’Empire. Le nom de "gazette" choisi par l’auteur ne cherche pas à évoquer l’Extrême-Orient mais insiste sur le rapprochement avec la France. Le personnage se lance ensuite dans une défense des journaux officiels :
« Je l’ai lu, il n’y a donc pas moyen de le nier. Des feuilles de mensonges répandent parfois, il est vrai de faux bruits. La Gazette officielle n’a besoin que d’une ligne pour les confondre » [28].
Les exemples qui suivent évoquent directement la politique extérieure de la France en Chine. Quand les barbares, lourdement armés, sont arrivés en Chine, ce n’était pas pour dicter de force leur volonté, mais pour "donner plus d’éclat à la cérémonie d’hommage". Et s’ils ont brulé le palais d’été, ce n’était que pour le purifier. Et il conclut : "vous découvrez là, dans son beau, tout l’art de gouverner [29]". La connaissance des positions anti-impérialistes de Clemenceau et de son histoire avec la presse amènent à juger très ironiquement ces paroles.
D’ailleurs, les critiques ne sont pas dupes. Léon Blum écrit ainsi :
« Est-ce bien, par l’esprit, une fable chinoise ? N’y a-t-il pas aussi, dans la forme, quelque disparate, provenant de ce que des formes de langage ou de sentiments empruntés aux civilisations d’Extrême-Orient, se mêlant à des expressions et à des impressions purement françaises ? » [30]
Comme l’honneur ne varie guère de peuple à peuple,
l’honneur japonais ressemble assez à l’honneur français [31].
Le Typhon (1911), L’Honneur japonais (1912) et La Bataille (1921), ces trois pièces qui mettent en scène le Japon contemporain, ont pour sujet le dévouement à la patrie ou à son maître. Ces vertus sont toujours associées au pays du soleil levant. Et ce n’est peut-être pas un hasard si ces pièces sont montées autour de la Première Guerre mondiale.
L’Honneur japonais, au delà d’un titre éloquent, introduit tout de suite cette idée d’honneur : "Tu n’es donc pas un homme ? Les hommes agissent par honneur. Ce sont les enfants qui demandent des récompenses [32]". La pièce est ensuite une démonstration de la noblesse de cette valeur. Le parallèle avec la société française est relevé par tous les critiques :
« M. Paul Anthelme jugea, avec raison, qu’un tel exemple d’héroïsme, d’honneur exagéré, de fidélité surhumaine, valait d’être adapté pour notre théâtre. »
Ou bien :
« L’Honneur japonais est une leçon de vertus héroïques. Elle exalte les plus nobles sentiments de l’honneur humain ; elle montre ce que peuvent le dévouement, la fidélité et le mépris de la mort. C’est pourquoi L’Honneur Japonais réjouira profondément les cœurs français, surtout à cette heure d’enthousiasme et de griserie patriotiques » [33].
Paul Anthelme a déjà réfléchi à l’idée d’honneur. Dans Le Patriote, écrit pour son frère en 1882, il énumère les vertus qu’un homme doit posséder : prudence, tempérance, force, activité, justice et honneur :
« L’Honneur est le premier bien d’une nation. Confondre l’inertie avec la paix est une erreur mortelle pour un pays. Celui qui recule devant les résolutions énergiques uniquement parce qu’il n’a pas le courage de consentir aux sacrifices qu’elles exigent ne veut pas la paix, puisqu’il ne sait pas vouloir ce qui peut l’assurer. Sur quoi compte-t-il pour échapper aux dangers ? Sur ce que les événements les écarteront. C’est-à-dire qu’au lieu de pourvoir lui-même à son salut, il s’en remet au hasard ; son existence ne dépendant plus de ses vertus mais du bon vouloir de la fortune, elle devient précaire et sans dignité ; il ne dispose plus de son sort ; il n’est plus libre ; en même temps que l’énergie nécessaire pour vivre il perd le droit à la vie » [34].
La défaite de 1870 et la perte pour la France de l’Alsace et la Moselle, entrainent un sentiment patriotique qui se ressent encore plus fortement dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Dans cet extrait, Paul Anthelme récuse un pacifisme idéaliste au profit d’une préparation active à la guerre pour défendre la nation. Trente ans plus tard, le choix du Japon comme cadre de sa pièce, alors qu’il n’a pas d’attachement particulier à ce pays, participe à cet engagement. Le Japon a fait le choix d’une politique militaire agressive qui a porté ses fruits et les valeurs qui lui sont associées dans la société française (honneur, courage, détermination) correspondent à l’idéal de Paul Anthelme.
La Bataille est jouée après la guerre, en 1921, mais il s’agit d’une adaptation d’un roman de 1909. Là encore, le sens de l’honneur des Japonais transparaît. Les critiques relèvent cette fois moins l’exaltation de valeurs patriotiques que la relative absence de celles-ci dans le théâtre français et le détour par l’étranger employé par les auteurs français :
« C’est un fait que n’avons que peu ou pas de pièces patriotiques. Pendant la guerre elles manquèrent, alors qu’on les souhaitait. Avant et depuis il n’y en avait, il n’y en eut presque point.
Pourquoi donc, alors, voyons-nous des auteurs oser, à propos des nations étrangères, exalter un sentiment qu’ils redoutent dès qu’il s’agit de la leur ? Pourquoi voit-on le même public qui rechignerait ou se réserverait si des Français parlaient de leur patriotisme ou le vivaient sous leurs yeux, s’enthousiasmer sitôt que le même culte passe les frontières ? Y a-t-il là un mystère politique ? N’y a-t-il que pudeur ? Je préfère le second terme de l’alternative mais j’étais bien perplexe assistant hier soir à l’Odéon à l’effervescence de la salle entière au dénouement, alors que les marins japonais acclamaient leur victoire sur les cadavres de sir Fergan et du marquis Yorisaka » [35].
Un autre critique prétend quant à lui que l’absence de pièces patriotiques révèle que les Français n’en ont pas besoin pour l’être.
La grande force des Français a été précisément d’aimer la France sans qu’il fût besoin de leur rappeler à chaque instant que leur pays était le plus beau du monde [36].
La représentation de l’étranger donne autant une image de l’Autre qu’une image de Soi. Tant avant qu’après 1914, l’image des Japonais demeure celle d’un peuple qui défend l’honneur de son pays et joue un rôle (même minime) dans la construction d’une identité nationale française patriotique.
Le recours à la figure de l’Autre pour évoquer la société du locuteur est un usage ancien en littérature. Le Japon et la Chine sont des pays lointains et longtemps mal connus. Ils symbolisent un monde à l’envers, géographiquement (puisque ce sont les pays les plus éloignés de l’Europe) et moralement [37]. Si leurs évocations diffèrent, c’est certes parce que le Japon, la France et les relations entre les deux pays évoluent au fil des siècles, mais surtout parce que chaque auteur représente son Japon à partir de ses rêves propres ou de ses hantises personnelles.
Au XVIIIème siècle, la Chine et le Japon apparaissaient dans des réflexions sur le pouvoir et la religion comme des contre-points qui permettaient de penser la société française. Montesquieu, dans L’Esprit des lois, présentait le Japon de l’époque d’Edo comme l’incarnation du despotisme le plus violent. Il évoquait l’extrême sévérité des lois répressives, le pouvoir immense de l’empereur et le rôle civil très faible d’une religion jouant pourtant une fonction modératrice dans la société. Ce portrait négatif tendait à montrer la face la plus noire d’un système, le despotisme, déjà détestable en soi, et à éloigner la France de ce mal [38]. La Chine de Voltaire était différente. C’était un pays où régnaient la sagesse et l’harmonie, dans lequel la morale n’avait pas d’impératif religieux, où l’économie était saine [39]. La Chine respectait toutes les religions hormis la religion chrétienne (avec, selon l’auteur, de bonnes raisons). Cette exaltation du modèle chinois était une arme du philosophe dans son combat contre une religion chrétienne qualifiée d’infâme. La Chine symbolisait une Utopie : ce que pourrait devenir l’Europe si elle sortait du fanatisme.
III. Vers une Asie prétexte
Si quelques pièces présentent un point de vue politique sur l’Autre, la plupart se tiennent néanmoins en dehors des affaires publiques. Le théâtre n’est pas une tribune politique ou un article de presse.
La carrière de Paul Anthelme gravite autour des colonies. Il a d’abord été journaliste, puis administrateur colonial. Pourtant, quand il se tourne vers le théâtre, il choisit d’adapter une ancienne légende japonaise. Le choix de Georges Clemenceau est également révélateur. La pièce est l’expression de l’attirance de son auteur pour l’Asie dans un contexte littéraire et artistique japonisant et non d’un engagement politique. Le choix de l’Extrême-Orient peut même se lire comme le refus du politique, à travers la représentation d’une époque lointaine et non déterminée. Deux auteurs se détachent plus encore du corpus par leur démarche apolitique et poétique : Georges Ribemont-Dessaignes et Paul Claudel.
1. Une pièce dadaïste
Georges Ribemont-Dessaignes écrit L’Empereur de Chine en 1915, alors qu’il est mobilisé et affecté au service des renseignements aux familles des disparus [40]. La pièce trouve l’origine de son inspiration dans son contexte de création : la guerre. Chacun des trois actes, en vers libres, s’attache à l’un des protagonistes : Espher, futur empereur de Chine, Onane, sa fille, et Verdict, un jeune mercenaire. L’accession au pouvoir puis le suicide d’Espher en quête d’absolu, la grossesse incestueuse d’Onane et les ambitions de Verdict conduisent à la guerre et au chaos.
La pièce est rapidement rattachée au mouvement Dada né en 1916 [41]. Les formes théâtrales, fortement codifiées, vont à l’encontre des principes du groupe. Pourtant, L’Empereur de Chine devient la première œuvre de théâtre publiée dans la "collection Dada" au Sans Pareil en 1921 [42].
Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974) est toujours resté fidèle à Dada, avant même que le mouvement ne soit nommé et longtemps après son extinction, au point d’obtenir le titre de "fils unique de Dada [43]". Au début des années 1910 à Paris, il se lie d’amitié avec Francis Picabia et Marcel Duchamp. Le petit groupe avant-gardiste cherche à se faire connaître et Georges Ribemont-Dessaignes expose ses peintures au Salon des Indépendants puis au Salon d’automne. Quand la guerre éclate, il est mobilisé et écrit ses premiers poèmes et pièces de théâtre. En 1919, il rejoint officiellement Dada et en devient un membre actif. En 1924, le surréalisme supplante Dada. Georges Ribemont-Dessaignes fréquente le mouvement, jusqu’à la création de Bifur, sa propre revue, en 1929. Il se retire alors dans les Alpes, à Villar d’Arène et à Saint-Jeannet. Il s’intéresse à la culture des fleurs, dessine, rédige des préfaces, apporte son concours à des revues littéraires et réalise quelques émissions de radio. C’est aussi à cette époque qu’il traduit Les Poésies de Friedrich Wilhelm Nietzsche [44].
Le contexte d’écriture de la pièce et la thématique peuvent se prêter à une interprétation politique : sous l’apparence de l’absurde, de l’incohérence et de la cruauté, la pièce reflète la folie de l’homme et du monde [45]. Comme toute l’œuvre dadaïste, la pièce de Georges Ribemont-Dessaignes trouve ses racines dans le sentiment d’horreur ressenti pendant la Première Guerre mondiale. Pourtant le texte comme l’intertexte amènent à écarter cette voie trop interprétative. La seule revendication de Georges Ribemont-Dessaignes est celle de la négativité. Le théâtre dada se conçoit sur un principe de négation : du drame, de la syntaxe, de la psychologie, du personnage. Michel Corvin parle même de non-théâtre [46]. En effet, la destruction est au cœur de l’œuvre de Ribemont-Dessaignes. Dans L’empereur de Chine tout n’est que chaos et désordre : Dieu et les représentants du pouvoir sont absents du pays qui se consume, l’amour se lie à la violence dans l’union incestueuse entre Onane et Espher, la quête d’absolu des personnages les mène à la mort et la pièce se termine par une réplique de tragédie sociale extérieure à l’intrigue "une vieille femme est morte de faim hier matin à Saint-Denis" annonçant la permanence d’un monde absurde.
Au moment de son accouchement, Onane revendique ce nihilisme :
« La sage-femme : Vous voulez détruire jusqu’à la destruction.
Onane : Sans rien sur le sol, ni
Ruines, ni
Constructions » [47].
La réplique fait écho au manifeste Dada qui proclame : "que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir [48]".
La pièce est jouée en 1925 au laboratoire Art et Action d’Edouard Autant et Louise Lara. Comme son nom l’indique, le laboratoire Art et Action revendique un esprit d’avant-garde et d’expérimentation. Ils mettent en scène des auteurs contemporains pour la plupart inconnus du grand public et adaptent des œuvres non dramatiques telles Une Saison en enfer de Rimbaud ou encore Les Essais de Montaigne. Attentifs aux innovations de l’Europe de l’Est (Pologne, Allemagne, Russie) ils tentent de les importer auprès du public français. Georges Ribemont-Dessaignes fait partie des auteurs qu’ils mettent en scène de manière récurrente. Après L’Empereur de Chine en 1925, ils montent Le Bourreau du Pérou en 1926 et Sanatorium en 1930.
Lors de la mise en scène de sa pièce, Edouard Autant souhaite intégrer un avant-propos apportant au public les clés philosophiques de la pièce. Georges Ribemont-Dessaignes lui fait parvenir cette réponse :
J’ai réfléchi à votre proposition d’explication du sens philosophique de L’Empereur de Chine. Je vous remercie de cette proposition mais – il y a un mais : le voici –
Il y a plusieurs plans dans cette pièce, bien entendu. C’est-à-dire au moins un plan dramatique, un plan sentimental, un plan philosophique… (Il y en aurait peut-être bien plus ! mais tout ceci n’est que du point de vue critique, et en écrivant, je pensais à moins de choses, du moins je ne détaillais pas. L’inconscient se débrouillait pour le conscient, si vous voulez.) […]
Je crois qu’en ces conditions, il est préférable de ne pas faire d’explication philosophique préalable. Les égarements ? Peu importe, car on ne peut pas les éviter ; et il vaut mieux qu’on se trompe que de tromper dès l’origine en exposant des idées qui prennent aussitôt une allure dogmatique. Et j’ajoute : je me nuirai, à moi-même intérieurement par une réaction inévitable, une fixation d’idées qui me sont lointaines déjà.
Car en matière d’impossibilité de connaissance… j’ai fait des progrès ! Dans le même sens [49].
Georges Ribemont-Dessaignes refuse toute lecture interprétative. Il insiste sur l’absence d’un sens intrinsèque à la pièce. Il se défend d’en avoir mis un lors de l’écriture et condamne toute forme dogmatique.
2. Une Chine arbitraire et abstraite.
La Chine revêt dans cette pièce un rôle ornemental. La scène se déroule bien en Chine mais la représentation n’est aucunement réaliste et l’influence de la culture chinoise n’est que minime. Aucune référence historique ou chronologique n’est utilisée. C’est une Chine fantasmée qui est mise en avant, un pays qui aurait pu être autre et dont les seules qualités sont l’éloignement géographique et la force d’évocation. Ce pays aurait aussi pu être le Pérou, comme c’est le cas dans une autre pièce de l’auteur, Le Bourreau du Pérou [50] ou la Pologne, comme on l’observe dans la pièce d’Alfred Jarry Ubu roi [51] jouée pour la première fois en 1896. Le pays choisi n’est alors qu’un prétexte, un lieu arbitraire et abstrait.
Les costumes réalisés en 1925 par Edouard Autant et son fils, Claude Autant-Lara, accentuent cette abstraction [52] :
Il ne s’agit pas de costumes que revêtent les comédiens mais d’effigies de bois manipulées par leur double de chair :
Les personnages principaux étaient représentés par des silhouettes de bois découpé, grandeur nature, derrière lesquelles se tenaient les acteurs chargés du rôle ; des filins tendus à travers la scène permettaient à ces acteurs d’avancer ou de reculer ces silhouettes. Chaque fois qu’un personnage monologuait, la silhouette seule apparaissait ; si les personnages avaient à s’affronter, l’acteur abandonnait sur place sa silhouette et évoluait librement [53].
Ces accessoires de scène constituent une rupture avec les costumes asiatiques montrés jusqu’alors. On ne relève aucun élément-référent à l’Asie. Les lignes sont épurées et les formes géométriques. Chaque personnage est réduit à sa caractéristique symbolique : deux seins pour la mère, une coiffe conique semblable à celle des membres de la confrérie des pénitents pour le moine, un chapeau haut de forme bicolore pour le ministre.
3. Le théâtre avant tout
Dans L’Empereur de Chine, Georges Ribemont-Dessaignes exclut l’exotisme et minimise la philosophie. Il porte principalement son attention sur l’aspect dramatique du texte, comme il le précise dans une lettre aux époux Autant-Lara :
« Or, comme il s’agit de théâtre, je pense qu’il faut donner le pas au dramatique, avec lutte du lyrisme et de l’ironie.
Le reste ne doit être que suggéré ! […]
L’Empereur de Chine, c’est le public qui le fera. Qu’en le jouant les acteurs songent à l’action. Le peu qu’ils savent du reste suffira » [54].
Mais, selon Henri Béhar :
« Malgré ce parti pris fermement dramatique, ce souci de montrer des situations et non de philosopher, cet épanchement libre de ce que, après l’auteur, il faut bien convenir d’appeler l’inconscient, le public ne s’est pas enthousiasmé pour L’Empereur de Chine » [55].
Henri Bidou est l’un des critiques qui apprécie la pièce. Il relève lui aussi son côté littéraire et théâtral. Contrairement aux autres critiques qui ne veulent pas prêter attention au théâtre dada sous prétexte, affirment-ils, qu’il se moque des spectateurs, ce critique remarque que l’aspect littéraire prend toujours le dessus. Même un auteur qui se révendique dadaïste ne peut être totalement libre et échapper à la logique :
« Les dadas sont sages en dépit d’eux-mêmes. Ils croient écrire des lignes qui ne se suivent point, et ces lignes trahissent un raisonnement inflexible et du dernier bourgeois. Ils croient tracer des images absurdes, et ces images ont un sens. Telle est l’infirmité de notre fantaisie » [56].
Henri Bidou va même jusqu’à accorder à l’écriture de la pièce de Georges-Ribemont-Dessaignes une antériorité : "la pièce de M. Ribemont-Dessaignes est toute nourrie du passé, et surtout de Claudel et de Laforgue [57]". La référence à Paul Claudel n’aurait sans doute pas ravi Georges Ribemont-Dessaignes mais elle insiste sur l’inscription de sa pièce dans l’histoire littéraire du début du XXème siècle.
1. Le Japon et la Chine de Paul Claudel : une frontière entre le réel et l’imaginaire
L’œuvre de Paul Claudel est riche et a beaucoup été commentée. Il ne s’agit pas ici d’entreprendre une analyse approfondie des pièces se déroulant en Extrême-Orient mais de réfléchir au rôle que tiennent la Chine et le Japon. Deux pièces se déroulent en Chine et au Japon : Le Repos du septième jour et La Femme et son ombre. La première, écrite vers 1896, est publiée en 1901. La seconde a été écrite en 1922 puis remaniée lors de sa publication en 1926. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’une représentation fidèle de l’Extrême-Orient.
Paul Claudel rédige Le Repos du septième jour alors qu’il est en poste en Chine depuis un an. Le récit est celui de l’empereur de Chine, bien décidé à abandonner son trône au prince héritier pour une vie contemplative. Le retour des morts parmi les vivants le conduit à descendre aux enfers pour en découvrir la raison et rapporter le salut. La dimension chrétienne du récit n’a jamais manqué d’être évoquée par les critiques qui s’accordent à ne voir dans la pièce qu’une Chine de convention. A la publication de la pièce, Victor Segalen, qui admire pourtant le précédent ouvrage de l’auteur sur la Chine, Connaissance de l’Est, critique "la pauvreté du décor impérial, les maladresses dans un protocole dogmatique qu’il vaut mieux ne pas aborder si l’on n’en est pas maître [58]". Gilbert Gadoffre relève que la seule composante authentique et non livresque du récit est l’omniprésence des morts au cœur de la société [59]. Paul Claudel a pu s’en rendre compte à son arrivée à Shanghai à l’occasion de la fête des morts. Il a aussi relevé la peur de ses domestiques chinois à sortir la nuit de crainte de croiser des revenants [60]. Mais cette représentation conventionnelle de la Chine ne prétend pas être autre chose. De même que les indications scéniques de L’Annonce faite à Marie annoncent un "Moyen Age de convention [61]", les idéogrammes, l’empereur et la symbolique participent à la recréation d’un monde homogène, propre à l’écrivain.
La Femme et son ombre est écrite vingt-six ans plus tard, alors que Paul Claudel est en poste au Japon depuis un an. La genèse de la pièce est liée à une circonstance particulière : un acteur de kabuki, Nakamura Fukusuké, demande au diplomate d’adapter pour son groupe de danse L’Homme et son désir, scénario de ballet composé en 1917. Paul Claudel refuse car le texte a été écrit pour la scène européenne mais il propose de créer une autre pièce, purement japonaise. Sous titré "scénario pour un mimodrame", La Femme et son ombre se présente sous le modèle du Nô. Un guerrier voit apparaître l’ombre de sa femme morte, aimée jadis, lorsque surgit sa femme vivante. Alors qu’il frappe d’un coup d’épée l’ombre, la femme vivante tombe morte. Il existe deux versions de cette pièce. L’une écrite en 1922 et présentée le 16 mars 1923 au Théâtre Impérial de Tokyo et l’autre, légèrement allongée, écrite sans doute en 1926. Le modèle de la pièce n’est pas ici le Japon, ancestral ou contemporain mais le théâtre japonais.
Le choix de la Chine et du Japon joue un rôle dans la dimension onirique des pièces et dans la représentation d’un lieu indistinct, entre le réel et l’imaginaire. Les deux pièces évoluent dans un entre-deux. La Femme et son ombre se déroule dans un endroit mystérieux que l’auteur nomme "frontière entre les deux mondes" et Le Repos du septième jour relate la descente provisoire de l’empereur aux enfers. Dans les deux cas, les morts et les vivants se croisent, la distinction entre le réel et le rêve se brouille. Bien que les enfers soient une référence culturelle chrétienne, la culture chinoise fait se côtoyer morts et vivants et les fantômes sont une figure récurrente du théâtre japonais. Pierre Brunel interprète le choix d’une Chine historique dans Le repos du septième jour comme une manière de passer des vivants chez les morts, passage qu’effectue également l’empereur mis en scène [62].
2. L’Extrême-Orient : transposer une atmosphère
Au-delà de l’ambition claudélienne, d’autres pièces du corpus accompagnent l’exigence réaliste et le discours sur l’Autre, d’une dimension poétique. Louis Laloy, auteur du Chagrin dans le palais de Han, explique qu’il "voulai[t] créer une atmosphère de rêve, donner à ces cinq actes une âme partout sensible [63]". La pièce est l’adaptation d’une pièce chinoise et relate l’histoire d’amour, à la fin tragique, entre l’empereur de Chine et une princesse. Dans l’introduction, l’auteur français précise pourquoi il a choisi cette pièce :
« Mà Tcheu-yuen sait enfermer en quelques mots une émotion profonde ; et sa poésie, suave comme le chant de la flûte ou du luth, ouvre à celui qui l’écoute un monde chimérique où la raison perd tous ses droits. On s’est efforcé non de le traduire mais de l’imiter, estimant que le meilleur hommage à sa mémoire serait de rendre aux spectateurs français d’aujourd’hui les impressions que par de tout autres procédés il donnait à ses contemporains » [64].
Louis Laloy n’est pas dans une démarche réaliste mais il défend le droit à l’imaginaire et au "monde chimérique". Il précise plus loin que "Mà Tcheu-yueen avait traité la légende selon sa fantaisie. Son indigne successeur n’a pas cru lui manquer de respect en s’inspirant de son œuvre à son tour". Plus qu’une représentation d’une culture et d’un récit, il s’efforce de reproduire une "impression", une "émotion profonde" et une "poésie". Louis Laloy connaît le chinois et il souhaite, non pas traduire une langue trop éloignée de la culture française, mais transposer des ressentis. Cette démarche se traduit alors par l’usage d’une langue nouvelle et la représentation de l’ailleurs devient un "tremplin pour un langage renouvelé [65]".
La dimension théâtrale est également essentielle. Alors que la seule connaissance directe de la plupart des Français sur les peuples lointains provient des Expositions universelles, alors que les discours impérialistes et colonialistes dominent, alors que les journaux relatent chaque semaine les bouleversements géostratégiques de la région, les pièces de théâtre ne sont ni un pavillon d’exposition, ni une tribune politique, ni un article de presse. Si son image évolue, le Japonais, le Chinois ou l’Indochinois représenté sur scène reste, avant tout, un personnage de théâtre.
L’imaginaire extrême-oriental du théâtre français entre 1900 et 1931 est conforme au regard porté par la société française sur cette région : étonnement, admiration et défiance se côtoient. L’étranger reste un Autre et les pièces proposées permettent aux spectateurs de se définir par rapport à lui. La représentation de l’Extrême-Orient au théâtre présente-t-elle toutefois une spécificité ? Cette représentation perpétue encore, au début du XXème siècle, une image innocente, des décors d’estampes et des personnages ancestraux qui disparaissent au même moment des romans et des intérieurs bourgeois. Cette image n’est pas la seule mais elle est la plus prégnante.
L’objet de ce mémoire est l’étude de pièces de théâtre autour d’un thème, la représentation de l’Extrême-Orient. Une fois lu l’ensemble des pièces du corpus, une fois étudiées les images qu’elles diffusent, leur ancrage dans la société française et les discours qu’elles véhiculent, le caractère disparate de ce répertoire apparaît indiscutable. Certaines pièces attestent de la permanence d’un théâtre exotique, d’autres inscrivent leur fiction dans un territoire prétexte, une se revendique d’avant-garde. Certaines diffusent l’image d’un Extrême-Orient inoffensif, d’autres le dépeignent comme une région menaçante. Ce constat de diversité rend difficile, pour l’historien, le dévoilement de ruptures temporelles. Au théâtre, la date de 1905, qui marque un tournant dans le regard que porte la société française sur le Japon, ne constitue pas un virage. Si des pièces y font bien écho, d’autres préservent la représentation pittoresque et esthétique qui prévalait jusqu’alors. 1914, date importante, marque-t-elle une cassure ? Les années qui précédent constituent un point culminant dans le genre étudié avant une baisse significative des productions les quinze années suivantes. L’exotisme extrême-oriental a vécu, remplacé par d’autres, comme l’introduction des danses américaines. Ce n’est peut-être pas anecdotique si, en 1915, Georges Ribemont-Dessaignes, mobilisé, rédige la pièce la moins exotique du corpus.
La reprise, en 2009, par Madeleine Louarn, de la pièce de Georges Ribemont-Dessaignes ne doit pas induire en erreur sur la postérité des pièces du corpus. Celles-ci ont très rarement été jouées une seconde fois et elles sont aujourd’hui documents pour l’historien et non pour l’homme de théâtre. Si, en 2003, Olivier Py met en scène Le Soulier de satin et si, en 2008, Gaël Baron installe Le partage de midi dans la Carrière Boulbon, ce n’est pas parce que ces pièces se déroulent, pour une part, au Japon et en Chine.
La représentation de l’Extrême-Orient proposée par la majorité des pièces du corpus est en phase avec un moment spécifique du regard sur l’Autre. Cet exotisme n’a pas totalement disparu, mais il est aujourd’hui dévalorisé, au profit de regards et de contacts annoncés comme plus authentiques.
L’Orient n’a pas pour autant déserté les théâtres français. L’imaginaire a changé, mais la fascination qu’éprouvèrent en 1900 les hommes de théâtre français devant Sada Yacco a nourri une réflexion sur le jeu du comédien dont on trouve encore trace aujourd’hui. Les tentatives pour imiter le nô japonais ont, par contre, échoué. C’est en s’éloignant de cette forme théâtrale fortement codée que Charles Dullin approfondit son enseignement du mime et du travail corporel. En 1982, Ariane Mnouchkine, qui déclare volontiers que "l’Orient, pour le théâtre, est une constante [66]", se tourne vers le kabuki pour raconter Shakespeare.
La représentation du Japon dans la mise en scène de Lee Breuer d’Un tramway nommé désir qui a pu sembler si saugrenue et si exotique aux spectateurs de la salle Richelieu, n’est-elle pas finalement un regard d’aujourd’hui sur l’ailleurs, un point de vue critique sur cet imaginaire ? Blanche DuBois porte kimono et rêve du Japon. Elle sait qu’elle rêve. Elle continue de rêver. Et la Comédie Française rappelle en 2011 que d’autres ont rêvé avant elle.