Où l’on découvre que l’Algérie était paradisiaque sous Boumédiène
Nous avons repris nos bâtons de pèlerins. Après beaucoup de pérégrinations et de refus, peu d’hôtels à l’époque acceptaient de louer à de jeunes métèques, nous avons trouvé un hôtel kabyle, rue Fondary, dans le quinzième. A 22 francs la nuit. Un ami du père de Massoud nous a passé mille francs. Nous avons pris notre premier et dernier repas au restaurant du Commerce, rue du Commerce. Je me souviens, l’œuf mayo était à 1,50 et le poulet frites à 5 francs. De quoi pleurer Giscard d’Estaing. Mais pas trop. Quand on prenait le métro, on se faisait contrôler à chaque mètre. Aussi nous avions pris l’habitude de nous promener avec notre passeport vert, à la main. Patrick Veil vient justement de révéler ces derniers jours que Giscard avait pour projet de « déporter » chez eux des milliers d’algériens [2].
Passée, cette bombance, nous sommes revenus à notre menu quotidien : une baguette et une boîte de « Vache qui rit « achetée chez Félix Potin, rue Emile Zola. On marchait presque dix heures par jour, sans le sou. Mais nous étions heureux et libres. Avide de tout, je fixais chaque visage, chaque façade, chaque image. Je suis devenu un ruminant parisien. J’enregistrais tout. J’emmagasinais les images de Paris comme ma mère emmagasine l’eau dans la baignoire à Alger en prévision des coupures d’eau.
Aujourd’hui, je peux, de mémoire, redessiner la rue du Commerce ou des Écoles, telles qu’elles étaient en 1975. Nous avons frappé alors à toute les portes pour savoir s’il nous était possible d’avoir des papiers. Mais Giscard avait verrouillé le pays. Pour obtenir une résidence d’étudiant il fallait avoir au minimum 30 000 francs sur un compte bancaire. Mission impossible !
La mort dans l’âme nous avons repris le bateau Marseille-Alger. Nous avons noyé notre chagrin dans la belote.
Sur le pont avant du « Liberté », il y avait un jeune aux cheveux longs, il devait avoir vingt ans [3]. Il fixait l’horizon depuis des heures. Je me suis dit voilà un romantique. Quand la baie d’Alger est apparue au loin. Un brouillard blanc. Il nous a posé la question d’une voix douce :
Sur ces mots, le jeune enjambe le parapet et se jette à l’eau, du côté des turbines. Le romantisme est parfois mortel.
Nous avons retrouvé la maison de nos cousins, Salim et de Amira, sœur de Massoud, à Belcourt. Ils habitaient au onzième étage de l’immeuble de Bourgogne ! L’ascenseur était tombé en panne depuis des années. Un voisin, un militaire, en a profité pour mettre un cadenas dessus et l’annexer comme cagibi.
Les onze étages du Bourgogne à pieds, c’était l’Annapurna. Mais quel bonheur, une fois arrivés au sommet ! L’appartement n’était pas grand, mais il nous semblait immense, c’était un univers. C’était la « maison bleue » arrachée de San Francisco et fichée, sans clés, dans le ciel de la baie d’Alger. Nos chambres débordaient de livres. On y trouvait presque tout Maspero et des piles de 10/18. La musique n’arrêtait presque jamais. Reggiani tournait en boucle avec Ferrat.
Salim était à la tête d’une importante société nationale. Amira, qui ressemblait beaucoup à la jeune Catherine Deneuve, était alors une vraie parisienne d’El Hamel. Libre, frondeuse et belle.
Nos soirées, nos nuits étaient de grands éclats de rire. Nous fumions comme des pompiers. Nous jouions comme des fous, à tout, au poker, à la belote. On se racontait nos vacances à Paris et nos récits de voyages embellissaient de jour en jour. Mais notre passion était de tirer à boulet rouge que tout ce que faisait le régime.
Il faut dire que durant les dernières années de son règne, Boumédiène s’était surpassé. Non content de nous avoir bâillonnés, fliqués, arabisés, durant des années, il voulait à tout prix nous faire crever de faim.
C’était l’époque où le quotidien Le Monde était considéré comme le journal officiel de l’Etat algérien. Tous les cadres de la nation y étaient abonnés d’office. En échange, Le Monde « nous livrait à peu près chaque mois un supplément avec pour titre : l’Algérie, le Japon de la Méditerranée ». Bien vu ! Jamais il n’y eut dans ce quotidien la moindre syllabe sur la dictature insensée que nous vivions.
Comme je le disais dans une précédente chronique, afin d’asseoir « le socialisme », le Ceaușescu des Aurès avait décidé, sur un coup de tête, d’interdire toutes les importations. N’ayant rien à mettre dans leurs vitrines, les commerçants s’étaient procuré divers articles au marché noir. Ils les mettaient en vitrine avec cet étiquette « Article en exposition ». On pouvait lécher les vitrines autant qu’on voulait, mais il était impossible d’acheter le moindre article. C’est vrai qu’on gagnait trois fois rien, mais à quoi bon, il était impossible de dépenser quoi que ce soit !
Imaginez un pays entier d’Alger à Tamanrasset, avec des magasins qui ne vendent rien et qui, en vitrine, offrent tout en exposition : les slips Gil, les chaussettes Dim, les chaînes Wifi Pioneer, le fromage rouge, le déodorant Fa, les lames Gilette, les stylos Waterman, des champignons de Paris — le must — et des photos de bananes ! Et sur chaque article il est marqué “pas à vendre”.
Depuis le coup d’État de 1965, la banane avait été interdite, car considérée comme « fruit bourgeois et exotique et étranger aux traditions nationales ». C’était pas la figue de Barbarie. Ce qui a provoqué chez le peuple une frustration historique. Le successeur de Boum, Chadli pour gagner, en une soirée la confiance du peuple, fera venir de Côte d’Ivoire quatre cent bateaux de bananes de Côte d’Ivoire. Ce fut l’orgasme de tout un peuple.
D’après les historiens, la « réhabilitation de la banane » a laissé plus de traces dans la mémoire collective que le jour de l’indépendance.
Notre inspiration, on la puisait dans le vide des magasins d’Etat. Les Souk el Fellah, c’étaient de vastes entrepôts avec des rayons vides à perte de vue. On y trouvait toute la signalétique des grandes surfaces : Liqueurs, desserts, poissons, volailles, légumes, fromages, viandes. Mais sous les panneaux, il n’y avait rien ! Si, il y avait parfois des produits dont personne ne voulait depuis des années et qui achevaient de se décomposer sur les rayonnages : des bidons de dix kilos de confiture d’abricots et de figues. Des barils de lessive car personne ne possédait de machine à laver et des boîtes d’écrous de 80 mm importés de Yougoslavie.
Quand la population était au bord de l’inanition, le gouvernement commandait en catastrophe, et au hasard, un produit quelconque, pour calmer la faim du peuple. Avant même que le bateau ne sorte de Rotterdam ou de Cherbourg, le téléphone arabe fonctionnait à fond « Djabou... (Ils ont ramené) ! ». Quoi ? personne ne savait. On prenait d’assaut les magasins d’État et on attendait son tour, un jour ou deux, l’arrivée de la marchandise providentielle. Les mouvements de foules étaient tels qu’il fallait l’intervention de la police et de la gendarmerie pour les canaliser. Dans un pays où la police frappe généreusement même quand tout est calme, imaginez ce que cela donne quand il y a du grabuge.
Comme on ne savait pas ce qu’on allait acheter, on prenait le maximum d’argent. Après avoir fait la queue depuis l’aube, essuyé trente coups de matraques sur la tête, on arrivait enfin, au crépuscule, devant le comptoir, où le vendeur vous donnait un carton scellé, et vous demandait de passer à la caisse. Pas le temps de l’ouvrir ou de poser la question sur le contenu. On risquait de se faite lyncher par la foule impatiente. Une fois sorti du magasin on ouvrait son carton. C’était la surprise ! C’était la Tombola de Boumédiène. On pouvait tomber sur 50 kilos de Gruyère, de Savon de Marseille, ou d’interrupteurs Legrand.
La seule denrée à peu près disponible sur le marché, c’était les pommes de terre. Nous avons appris à tout faire avec, les entrées, les plats ; les desserts, les digestifs et même les infusions. Ah, la tisane aux patates en regardant le soleil se coucher sur le Cap Matifou !
J’ai raconté dans une chronique ancienne l’incroyable poésie de l’émission de cuisine au moment du Ramadan sur la chaine unique, la RTA. Une brave dame nous donnait chaque soir une recette de rêve. Cela commençait toujours ainsi : « Ce soir je vais vous donner la recette du chapon aux cèpes. Vous allez au marché, vous demandez un chapon, s’il n’y a pas de chapon, vous prenez du canard, s’il n’y a pas de canard, prenez de l’agneau, s’il n y a pas d’agneau, prenez du poulet aux hormones. Il “y’en a”. Je le sais. C’est officiel. Après, vous demandez un kilo de cèpes, s’il n’y a de cèpes, demandez des giroles, s’il n’y a pas de giroles, demandez des oignons et s’il n’y a pas d’oignons, prenez des patates. Il “y’en a” c’est sûr. Je le sais ! Vous enfournez le poulet avec les patates et bon appétit. »
Le lendemain, c’était une autre recette : « Aujourd’hui je vais vous donner la recette du canard à l’orange et à la cannelle. Vous allez sur le marché, vous demandez un canard, s’il n’y a pas de canard etc. » — bien sûr, le canard finissait en poulet classe A et l’orange en patate.
Cette frénésie de la consommation des patates allait irriter profondément Boumédiène. Comment ce peuple valeureux qui était en train de construire le socialisme pouvait-il ne penser qu’à la bouffe ! Il était urgent de l’instruire. De le cultiver. Boumédiène sur un coup de tête, comme toujours, décréta que désormais chaque citoyen qui voulait acheter un sac de pomme de terre de 20 ou de 50 kilos, devait obligatoirement acheter un coffret de musique classique avec. Idée révolutionnaire, me diriez-vous.
En un claquement de doigt il commanda 20 bateaux à l’URSS, emplis d’intégrales de Rimsky-Korsakov, et de Tchaïkovsky qui couronnèrent désormais toute acquisition d’un sac de patates.
Il fallait voir ces braves paysans de Sidi Aïssa, de Ain Oussera et Birine, sortir des Souks el Fellah avec sur le dos un sac de pommes de terre et sur les bras l’intégrale de Rachmaninov qu’ils déposaient dans une benne prévue à cet effet.
Car l’État socialiste et mélomane avait oublié d’importer des tourne-disques pour adoucir les mœurs de ce peuple inculte et affamé.