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Penser le travail est (encore) une urgence politique 

lundi 2 avril 2012, par Christophe Dejours, Thomas Lacoste, Régis Poulet

Tout semble fait en ce moment par les détenteurs du pouvoir politique et économique pour éluder la question – ô combien épineuse – du travail. Il y a cinq ans, lors de la dernière campagne présidentielle française, les deux ‘principaux’ candidats, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, avaient fait de la ‘valeur travail’ un des principaux axes de leur discours électoral. A ce moment-là, Thomas Lacoste interrogeait un des spécialistes de la question du travail, Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste et directeur du laboratoire de psychologie du travail et de l’action. Ses analyses, avec le recul, sont largement validées. On y découvre le lien qu’entretiennent le travail (ou son absence) et la violence sociale, l’organisation capitaliste et la souffrance psychologique qui accompagne aussi la dissolution des solidarités. Le discours de l’actuelle campagne devient dès lors plus lisible, qui consiste à faire diversion en alléguant d’autres violences que celles du chômage record et d’une souffrance au travail ponctuée par de nombreux suicides pour masquer la nature même du projet mis en oeuvre depuis dix ans : celui du libéralisme économique qui asservit les individus en dissolvant les liens propres au vivant.


Voici un compte rendu de cet entretien qui remet en perspective les discours et les actes politiques de ceux qui escomptent, sans vergogne, les suffrages des citoyens d’une France fragilisée.

La centralité du travail

Lors de la campagne présidentielle de 2007 le travail était un thème majeur, ce dont Christophe Dejours se félicitait. A la question d’une évaluation morale de la valeur travail par les candidats, le spécialiste répondait ‘non’. Les deux candidats du second tour d’alors avaient pris le contrepied exact d’analyses annonçant la Fin du travail (2006 Jeremy Rifkin préfacé par Michel Rocard). Mais le discours sibyllin des deux candidats, qui liait par exemple travail et dignité, restait rhétorique. Pour Chr. Dejours, ce qui se passe dans le travail a des conséquences ailleurs dans la cité : voilà pourquoi le travail est une question centrale.

« Si on n’apprend pas à coopérer, à parler, à entrer dans la discussion, à défendre son point de vue, non seulement à parler mais à écouter les autres, alors on apprend le pire c’est-à-dire l’utilisation instrumentale d’autrui. » Il s’agit d’un triomphe de la rationalité stratégique où l’on utilise les gens avec un seul objectif : l’efficacité et éventuellement le profit. « Si vous apprenez le pire, c’est-à-dire à manipuler autrui de cette façon-là, évidemment vous allez le reporter à l’extérieur ».

Le discours sur le travail est un champ d’exploration qui apporte bien des réponses. Christophe Dejours critiquait vertement les attaques menées par l’ancien ministre de l’intérieur Sarkozy contre la justice (déjà), et constatait que le droit du travail était soumis aux coups de butoir de la principale organisation patronale sous couvert de ‘refondation sociale’, tissus de paradoxes au discours dangereux auxquels beaucoup se laissent prendre. Il rappelle que le droit du travail est au départ fondé sur la protection de la santé afin de rééquilibrer un peu le rapport inégal entre salarié et patron. Sans dogmatisme, il estime que la flexibilité du travail, de l’emploi pourraient être prise en bonne part, mais dans les formes concrètes d’aujourd’hui celle-ci conduit à la précarité et introduit la peur dans le champ du travail.

Crise et évaluation de la valeur travail

On ne sait plus ce que vaut le travail en raison de l’importance grandissante des revenus du capital et du fait que c’est la ‘triche’ qui est valorisée.

Christophe Dejours estimait que l’on se trouvait, au moment de cette campagne 2007, devant des discours paradoxaux et de mauvaise foi : « L’idée que ceux qui veulent travailler plus pour gagner plus il faut qu’on les autorise à le faire, est un discours de surface et plutôt un discours électoral puisque dans la réalité ce qui est prôné, ce qui est surtout adulé, éventuellement exalté c’est finalement le fait de gagner beaucoup d’argent en travaillant le moins possible. Et je pèse mes mots, aujourd’hui nous sommes dans une situation très particulière où le rapport entre le travail et la rémunération est cassé » puisque « aujourd’hui les revenus ne sont pas attachés comme ils l’étaient traditionnellement au travail, il y a une crise du travail ». On ne sait plus ce que vaut le travail, même du point de vue intellectuel et scientifique, car « les revenus du patrimoine sont devenus tellement importants que ça déséquilibre les choses. Mais de plus, ce qui est vanté, exalté aujourd’hui, c’est celui qui fait fortune par la ruse, par la triche, mais s’il ruse et qu’il triche bien et gagne beaucoup d’argent, au fond, il fait l’admiration de tous les gens ». Cet aveuglement volontaire achoppe selon Christophe Dejours sur l’évidence que les fortunes vite faites ne sont pas normales : « il y a forcément quelque chose qui ne colle pas là-dedans ; on peut faire des fortunes légalement, mais il faut bien qu’il y ait un dindon de la farce. Évidemment, les dindons de la farce c’est ceux qui ont fait le travail, que ce soit ceux qui sont sur notre propre territoire ou ceux qui par le biais des multinationales travaillent dans d’autres pays et sont grugés d’une manière assez cruelle ». C’est là que se font les extractions de bénéfices colossaux, « mais l’astuce c’est de faire des jeux de comptabilité, des jeux de gestion mais pas du tout de s’occuper du travail » car ce qui compte c’est gagner de l’argent : « c’est ce que font passer nos dirigeants ». le travail n’est pas du tout le ressort par lequel on pourrait à la fois prendre place dans la cité et d’autre par s’accomplir soi-même : la vraie crise, elle est là. »

Il y a eu un bouleversement radical dans le monde du travail depuis trente ans. Mutation assez profonde des principes tayloriens qui passe par l’évaluation individualisée des performances, dispositif technique que le progrès technique a permis, parce que c’était impensable sans les ordinateurs. D’autre part, il y a un discours sur la possibilité d’évaluer le travail de chacun, discours porté par les industriels, les dirigeants et mais aussi par les scientifiques : il y est question de compétence, de performance, quel que soit le nom qu’on donne. Christophe Dejours parle d’un malaise colossal car « on ne peut pas mesurer le travail » selon lui. Ce n’est pas l’évaluation qui est une mauvaise chose mais l’évaluation quantitative et objective – qui est fausse : on n’évalue au mieux que les résultats du travail quand il y a un résultat concret – pas le travail lui-même. L’évaluation génère alors un sentiment d’injustice puisque en fonction de la tâche le résultat ne sera pas proportionnel à la quantité de travail. Elle génère également des relations de concurrence et des conduites déloyales. Le vivre ensemble se dégrade et on aboutit à une disparition des solidarités.

Travail et santé mentale

On peut apprendre le meilleur et le pire dans le travail. Le meilleur : faire l’expérience de ce qui résiste ; un travail vivant demande de l’invention, des astuces, c’est une forme d’intelligence particulière qui apporte beaucoup de plaisir lorsqu’on trouve la solution et cela calme les gens : c’est une forme d’accomplissement de soi et d’amour de soi ; le contraire révèle le pire : l’inhibition, la frustration, l’interdiction d’agir ou de travailler, lorsqu’on ne peut pas apporter sa contribution, on devient envieux des autres, et la haine des autres arrive.
Travailler c’est aussi vivre ensemble : le psychiatre et spécialiste de la question du travail insiste sur ce que la « production des règles de travail grâce auxquelles on est capable de coopérer est un grand apprentissage de l’exercice de démocratie ». Démocratie qui suppose des vertus spécifiques, notamment la capacité de parler pour défendre son point de vue sur la manière de travailler ; et l’apprentissage de l’écoute. On peut faire cela dans le monde du travail. La plupart des gens sont très préoccupés d’être utiles à la société parce qu’en retour ils peuvent en espérer une reconnaissance :

extrait de Christophe Dejours, Penser le travail, une urgence politique (2007) in Penser critique (47 films entretiens de Thomas Lacoste), 2012, © La Bande passante & © Éditions Montparnasse

La déstructuration de la santé mentale est un drame pour les individus mais aussi pour la société entière : potentiellement ils peuvent devenir violents. Au-delà, « ceux qui sont privés de travail ou de l’espoir d’avoir un travail, il faut bien se rendre compte qu’on les met dans une situation de précarité psychique telle qu’il va bien falloir qu’ils s’adaptent à ce statut » en construisant des stratégies de défense en apprenant « à vivre dans la précarité, l’absence de reconnaissance, la peur, le mépris des autres et l’humiliation par les autres. POUR CELA ON APPREND À SE DÉFENDRE AVEC DES STRATÉGIES QUI SONT TERRIBLES, DES STRATÉGIES DANS LESQUELLES ON MONTRE SON INVULNÉRABILITÉ ET SA FORCE... »

La conclusion assez pessimiste de cet entretien est que les gouvernements ne comprennent pas le travail, car il n’y a plus, dans les grandes écoles donc chez ceux qui accèdent aux responsabilités, de culture du travail concret, ils s’imaginent que c’est la gestion qui produit de la richesse et non le travail. Ils confondent la prescription d’ordres et la réalité du travail :
« si les gens exécutaient strictement les ordres, rien ne marcherait, ça s’appelle la grève du zèle ». Le zèle, les gouvernants ne le comprennent pas, ils lancent leur train de réformes et comme ça ne marche pas en raison de leur incompréhension du décalage, ils pensent que les gens mettent de la mauvaise volonté, ce qui entretient chez eux une culture du mépris du travailleur. Les gouvernants, les syndicats sont peut-être capables de se rendre compte du problème mais ils ne sont pas capables de trouver les solutions...

P.-S.

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