Contrairement aux guerres, aux catastrophes technologiques, le péril n’a pas sa source dans le monde humain : c’est un être fruste, très primitif, qui menace la merveille de la création, le parangon de l’intelligence, l’orgueil incarné — l’Homme. Le virus, lui et d’autres, seront certainement là demain et pour longtemps, comme depuis des milliards d’années. L’espèce humaine ne peut se targuer d’une telle longévité. Mais elle fait encore semblant de ne pas le savoir.
Nous voici donc face au premier des nombreux défis que la notion même d’Anthropocène implique. Nous avons pris l’habitude, depuis longtemps, de répondre aux crises par la politique, au point que l’être humain a pu être décrit comme un être unidimensionnel, un homo politicus ou homo economicus. Bien que cette absurdité et cet appauvrissement aient été dénoncés depuis longtemps aussi, le pli est pris. Or, ce à quoi nous faisons face n’est pas de nature humaine, cela ne relève pas de la politique (polis : la ville), mais de la nature (physis). Depuis des millénaires, l’humanité s’est séparée de ce qui la fait vivre, ce dans quoi elle puise sans retenue, jusqu’à considérer que tout n’est que ressources à dilapider. L’appauvrissement de la représentation de la nature et la réduction des dimensions de l’existence humaine sont allés de pair. Aussi la politique seule ne pourra nous permettre de surmonter la succession de crises qui nous attend.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry affirmait :
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. » (La Crise de l’esprit, première lettre, 1919)
LES RAISONS POSSIBLES D’UN EFFONDREMENT
Depuis un siècle, non seulement les civilisations n’ont eu de cesse de devenir la civilisation mondiale, mais la fragilité de celle-ci n’a fait que croître. Dans le même temps, et sur un autre plan, les études archéologiques ont fort bien documenté ces effondrements de civilisations. Jared Diamond en a fait le titre de son magistral ouvrage : Effondrement (2005). Il n’est peut-être pas inutile d’en rappeler les analyses.
Dans le chapitre intitulé « Pourquoi certaines sociétés prennent-elles des décisions catastrophiques ? », Diamond avance un ensemble de raisons, qu’il regroupe en trois catégories.
Les catastrophes peuvent tout d’abord être provoquées par des groupes incapables de les anticiper parce qu’ils n’en ont aucune expérience et que leur esprit ne les envisage même pas. Il cite notamment l’introduction en Australie, dans les années 1800, des lapins et des renards, ces espèces s’étant révélées par la suite désastreuses pour l’environnement. Une autre raison de l’échec tient à ce que l’auteur appelle le « raisonnement par mauvaise analogie ». Cela consiste à identifier des analogies entre deux situations, sans percevoir qu’elles ne sont que superficielles. Un exemple célèbre est l’échec des Vikings installés au Groenland, après avoir appliqué des méthodes adaptées à la Norvège mais pas au Grand Nord. Un autre exemple, qui parlera bien aux Français, est la ligne Maginot, qui aurait été efficace si la Deuxième Guerre mondiale avait été menée comme la Première, mais qui s’est révélée inutile dès lors que la stratégie avait changé.
D’autre part, certaines sociétés n’arrivent pas à percevoir un problème. Ce peut être parce que certains problèmes sont imperceptibles, comme les nutriments responsables de la fertilité des sols avant les analyses chimiques de l’époque moderne. Une autre raison est la distance entre le problème et ceux qui sont censés y remédier. Enfin, selon Jared Diamond, la circonstance la plus répandue d’un échec de la perception est celle d’une tendance lourde marquée par des fluctuations, dont le changement climatique est un parfait exemple. C’est par la ‘normalité rampante’ (les processus se détériorent en moyenne) et une ‘amnésie du paysage’ (on oublie à quel point la situation était différente quelques décennies avant) que l’on explique par exemple qu’un habitant de l’Île de Pâques y ait coupé malgré tout le dernier arbre.
Mais souvent, les sociétés échouent même à résoudre un problème qu’elles ont perçu. La première catégorie appartient aux comportements dits ‘rationnels’, issus de conflits d’intérêts. Cela consiste notamment à adopter un comportement profitable à un petit groupe d’individus, dommageable pour les autres mais autorisé par la loi. Une forme particulière en est celle de la « tragédie des communs », lorsqu’une communauté exploite une ressource par autorégulation, ou bien, faut-il plutôt dire, avec le raisonnement selon lequel il vaut mieux récolter avant l’autre utilisateur de la ressource, quitte à la surexploiter. Une solution à ce problème consiste en l’intervention d’une source extérieure (étatique ou non) pour instaurer des quotas (c’est ce qu’ont fait les Shoguns et les Daimyos de l’ère Tokugawa pour préserver les forêts du Japon). Une autre solution consiste, quand c’est possible, à privatiser la ressource, que chaque propriétaire de parcelle aura intérêt à préserver. La dernière solution, et qui doit remplir un certain nombre de conditions, consiste pour les utilisateurs à reconnaître leurs intérêts communs, à s’imposer des quotas et à les respecter. Cependant, il arrive aussi que le principal utilisateur d’une ressource ait des intérêts opposés à la société dans son ensemble, ou que des élites repliées sur elles-mêmes prennent des décisions néfastes au reste de la société.
Les comportements irrationnels reposent, pour des raisons religieuses (l’habitus chrétien des Vikings du Groenland) ou non (l’adoption des valeurs rurales d’une Angleterre idéalisée par les Australiens), sur un conflit de valeurs traversant une population et qui empêche de tirer des conclusions efficaces de ses échecs, bref, qui encourage l’immobilisme. Jared Diamond souligne que beaucoup d’échecs en partie irrationnels tiennent, chez les individus, à un conflit d’intérêt entre le court et le long terme — comme les paysans ou pêcheurs pauvres qui auraient tout intérêt à ne pas trop prélever mais pour qui c’est une question de survie… Une autre raison de ces échecs est le déni d’origine psychologique, par lequel est repoussé hors du champ conscient tout élément perçu comme douloureux ou désagréable.
En comparant un ensemble de sociétés historiques, Diamond a discerné cinq facteurs récurrents dans les crises qui en ont précipité la fin : les dégradations que ces sociétés ont infligées à leur propre environnement, les changements climatiques, les conflits avec d’autres sociétés, des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux et les réponses, selon leurs valeurs propres, à ces problèmes.
COVID-19 — SIGNE D’UN MONDE AVIDE
Si l’on se réfère aux travaux d’un Oswald Spengler ou d’un Arnold Toynbee, les analyses de Jared Diamond nous paraissent à la fois plus objectives et plus pragmatiques. Mais la disparition (ou la survie aussi), de chacune des sociétés qu’il a étudiées ne concerne qu’une des branches (parfois même un rameau) des classifications de ses prédécesseurs.
En ce début de XXIe siècle, la situation est assez différente. Il n’est pas inutile de constater que la diversité biologique sur Terre s’est réduite d’autant plus vite que les civilisations contemporaines tendaient à une intégration en société-monde, c’est-à-dire à la disparition, par entropie, de ce que Victor Segalen, un siècle auparavant, avait nommé le Divers. Ce que cette intégration représente aux plans économique, politique voire culturel est à la Une des médias quotidiennement : c’est l’interdépendance quasi cybernétique des décisions prises par les états. Cybernétique ne voulant pas dire uniquement rationnel [1], parce que si l’on n’en est pas encore vraiment, semble-t-il, à confier la prise de décision à des intelligences artificielles, la rationalité des algorithmes en charge des flux financiers y est prépondérante. D’où l’espoir de certains que cette rationalité financière se laisser entraîner dans un cycle vertueux. Mais il y a à cela au moins deux problèmes identifiés par Jared Diamond : celui des conflits d’intérêts, d’ordre rationnel, et ceux du déni psychologique et de l’immobilisme, d’ordre irrationnel [2].
Mais obstacles rationnels et irrationnels sont légion sur le chemin qui mène au monde d’après. Le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio, a dit dans un éditorial récent (16 mars) qu’à l’instar du réchauffement climatique mais en accéléré, le coronavirus illustrait l’égoïsme et le court-termisme de l’époque, nourris par l’incapacité à tenir compte des alertes. En effet, d’ailleurs le Covid-19 et le réchauffement climatique sont à la fois un symptôme et une cause de l’effondrement possible. Néanmoins il existe des différences entre Covid-19 et réchauffement climatique : le Covid-19 ne touche que les humains alors que le réchauffement climatique touche toute la biosphère ; le Covid-19 est un phénomène de quelques mois alors que le réchauffement est un phénomène de plusieurs milliers d’années.
En tant que symptôme, voici ce que la pandémie du Covid-19 met en évidence :
— étant donné l’origine animale du coronavirus, son passage au sein de la population humaine illustre la dégradation des biotopes ; son passage met également en exergue les valeurs culturelles d’une frange de la population d’Asie orientale qui consomme (alimentation, pharmacopée) sans nécessité des animaux sauvages jusqu’à en provoquer l’extinction à court terme [3] ;
— la diffusion extrêmement rapide du virus — surtout quand on la compare aux épidémies venues d’Asie ou d’Amérique comme la peste ou la grippe dite espagnole — incrimine les déplacements massifs et constants de populations très éloignées (hommes et femmes d’affaire ou touristes chinois en Europe et européens en Chine) ;
— la faible réactivité des pouvoirs publics en Europe et en Amérique du Nord, notamment, trahit un conflit d’intérêts jamais absent entre, d’une part, la préservation des populations et, d’autre part, les raisons économiques et politiciennes [4] ;
— la perplexité des populations relative aux consignes de protection révèle non pas le ‘caractère’ de telle ou telle nation (on reste dans les clichés), mais le discrédit de la parole politique, réputée ne pas s’occuper des problèmes réels pour le bien public ;
— les conséquences sanitaires prévisibles de cette pandémie accusent les choix d’économie à grande échelle (personnels, matériels, capacités) opérés par des républicains ou démocrates ‘humanistes’ dans le domaine de la santé ;
— les conséquences économiques désastreuses pour l’économie réelle et les populations mettent en évidence les risques d’une dépendance envers des partenaires commerciaux (productions délocalisées) dont les valeurs diffèrent parfois ;
Certains collapsologues, qu’on aurait jadis appelé des Cassandre, s’enferment dans un cynisme d’autant plus épatant qu’ils ont pu exercer des responsabilités politiques. Ils se terrent dans leur domaine, visent l’autosuffisance, l’autarcie. On peut être lucide, pessimiste et cependant enclin à tenter tout de même de relever le défi du monde à inventer.
Quel est-il, ce défi ?
On entend déjà monter de la foule confinée chez elle, des « vivement que ça reprenne comme avant ! », à quoi j’aurais envie de répondre, d’abord, que ce n’est pas possible, et surtout, que ce n’est pas souhaitable.
Pas possible, parce que toute crise — et celle-ci est majeure, plus importante que celle des subprimes en 2008 — sert de révélateur. Les responsables — on ne cherche pas des coupables ici — ne peuvent plus se cacher, bien qu’ils essaient tout de même de le faire : leurs choix philosophiques, leurs choix de société sont néfastes. Ils n’échapperont pas à une remise en cause, et ceux qui les prônent à une remise en question. Les conséquences économiques, politiques et sociales sont encore difficiles à discerner, mais cela fait peu de doute que les attentes des citoyens seront immenses et pressantes.
Pas souhaitable, parce que cette pandémie est liée, nous l’avons rappelé, à la crise climatique. Le lien entre les deux, le réchauffement et les pandémies, est que la cause principale du changement climatique et des zoonoses est la dégradation de l’environnement : on l’a constaté en Afrique avec le VIH, le virus Ébola, dont la propagation est due à l’empiètement (démographie excessive, conflits, déforestation — les trois étant liés) de l’habitat humain sur l’habitat sauvage. En Asie, les raisons sont également démographiques mais aussi culturelles (la consommation d’animaux sauvages, responsable du SARS-1 en 2003 et du SARS-2 Covid-19). Les chercheurs avaient annoncé cette pandémie. Responsables de l’apparition de l’épidémie, les Chinois veulent que le monde pense qu’ils l’ont contenue, du moins chez eux. Il y a pourtant encore plus inquiétant : avec le réchauffement climatique, le pergélisol (ou permafrost en anglais) de la toundra arctique fond, libérant non seulement des quantités phénoménales de méthane (un gaz à effet de serre vingt-cinq fois plus puissant que le CO2) qui entraîne un réchauffement accru et un dégel plus poussé, mais ramenant à la vie des virus pathogènes aussi dangereux que l’anthrax et la variole [5], sans compter des virus inconnus surgis d’un passé lointain. Sibérie et Grand Nord canadien sont de plus en plus convoités économiquement, si bien qu’il n’est pas improbable (voire inéluctable) qu’un des travailleurs de ces régions, excavant les sol et sous-sol à la recherche de telle ou telle ressource n’y contracte un de ces virus. Il n’y a donc aucune raison qu’une autre pandémie ne survienne, n’importe quand, tout aussi meurtrière.
LA ‘MOBILISATION GÉNÉRALE’
Le défi dans un premier temps est donc déjà de ne pas espérer que la vie reprenne « comme avant », et même de ne pas le souhaiter, pour ce qui concerne des éléments vus comme des droits mais qui sont pourtant des causes identifiées de nuisance collective.
Puisque des responsables politiques trouvent intelligent de qualifier la lutte contre la pandémie de « guerre », ce par quoi ils persévèrent dans l’erreur de pensée qui se trouve à la racine de nos problèmes [6], empruntons ce chemin et parlons du tourisme, « arme de destruction massive » — selon le titre de l’essai de Jean-Paul Loubes [7], comme d’une mobilisation générale de l’humanité.
Il n’aura échappé à personne que la diffusion du coronavirus s’est surtout faite entre les pays qui comptent le plus de touristes de par le monde, soit, pour 2019 : la France, l’Espagne, les États-Unis, la Chine, l’Italie, la Grande-Bretagne. Pourquoi s’en prendre au tourisme, dira-t-on ? Parce que le tourisme est presque le modèle des défauts de notre monde. Loubes montre fort bien, exemples précis à l’appui, que toutes les promesses du voyage et de la rencontre avec soi, avec l’autre, les promesses d’enrichissement réciproque des individus et des cultures — qui sont aussi les promesses de la mondialisation ‘heureuse’ — sont non seulement foulées aux pieds mais, par un cynisme qui ne surprend plus grand monde, ces promesses constituent souvent un vernis publicitaire savamment exploité.
Ainsi J.-P. Loubes écrit-il que « le rapport entre les cultures humaines est perverti, marchandisé et réduit à un transfert de devises ». À l’instar de la relation de l’Australie à l’environnement analysée par Jared Diamond, il est question de gisements touristiques prenant la forme d’un site, d’un monument, d’une ville, d’un paysage, mais aussi d’une population d’êtres humains. On assiste à une marchandisation des cultures et à une destruction des environnements et des sites, entérinées par le label Patrimoine mondial Unesco — comme à Samarcande, qui « réunit la dévastation du patrimoine d’un peuple et la falsification d’une histoire urbaine par un autocrate. La dépossession des habitants de leur héritage historique, la confiscation d’usages de pans entiers de la ville, tout cela mené par des mesures policières » [8]. Ce qu’on pourrait appeler, sur un plan philosophique et en suivant Gianni Vattimo (l’ancien maire d’une ville éminemment touristique, Venise) le nihilisme capitalistique ou réduction de tout à une valeur d’échange. Loubes parle, lui, de la « relation entre la forme de culture ou d’infra-culture internationale qu’est le tourisme, et des groupes humains qui sont réduits à prostituer les pans les plus ludiques auxquels on a réduit leur culture ».
En même temps que nous sommes collectivement soumis à une entreprise de crétinisation, nous entrons dans un rapport d’exploitation ad libitum de nos semblables humains, animaux et de l’environnement — souvent au profit du 1% qui régente les destinées des peuples avec leur assentiment aveugle.
Dans le cas du tourisme, on allègue le multiculturalisme, la diversité, le tourisme équitable, le retour aux vraies valeurs, peu importe l’emballage. Ce qui compte, c’est la bonne conscience du touriste et c’est l’assurance qui lui est offerte qu’il retrouvera sur place le produit qu’il a acheté sur catalogue. Il a payé pour cela.
On l’a compris, ce n’est pas le voyage par lui-même qui est néfaste, mais le tourisme de masse, qui représente désormais plus d’un milliard de voyageurs par an et qui a un impact important sur l’économie et sur le monde naturel. Il est néfaste parce qu’il répond de la pire des façons à ce que certains, faute de savoir de quoi il retourne, nomment le désenchantement du monde. Loubes présente le tourisme de masse comme un succédané de religion, une religion populaire, une pseudo-religion ou encore une méta-religion, qui a ses lieux de prédilection, sa géographie sacrée, ses stations édifiantes regroupées et normalisées par un organisme de stature mondiale : « L’Unesco semble propager de nos jours une pensée unique qui surplombe l’humanité et s’élève au-dessus de la diversité des cultures. Elle ne les nie pas mais les réunit en un produit marchand universel et exportable, auquel elle accorde une labellisation, gage de développement et de croissance, et après lesquelles courent tous les produits de l’industrie moderne » : le patrimoine.
Le Patrimoine mondial doit être à la fois un « socle un peu solide », un « rocher où s’accrocher » et un « espace récréatif » pour la « récupération psychique, intellectuelle ou morale des désordres causés par un sentiment de délabrement universel » [9]. La responsabilité du tourisme de masse dans la dégradation environnementale et climatique au niveau mondial, culturelle et sociale au niveau local (dans les pays dits ‘du Sud’, mais pas seulement) nourrit ainsi le malaise même qui motive son existence.
PASSER LES BORNES
On entendra dire, et c’est déjà d’ailleurs le cas depuis quelques jours, qu’il n’est pas question de reprendre comme avant, qu’on a bien compris la leçon et qu’on a des plans, qu’on sait ce qu’il faut faire, qu’on va le faire…
Les déclarations d’intentions n’engagent que ceux qui y croient ; mais même si elles sont sincères, même si elles sont suivies d’actes accompagnés de moyens, est-on pourtant sorti d’affaire ?
Dans l’état de la réflexion et des déclarations pré-pandémiques, quel ensemble de solutions pourraient être mises en jeu ?
Elles concernent deux grands domaines : le changement climatique, la biodiversité.
Pour ce qui concerne le changement climatique, défi bien plus relevé et menaçant qu’une pandémie de quelques mois, le cadre a été fixé dans l’Accord de Paris (2015) : il s’agit de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone et méthane), en en diminuant les rejets par la transition vers une économie décarbonée et en préservant les ‘puits naturels’ que sont les forêts et les zones humides (notamment pour le CO2). On trouve de nombreuses études et articles très documentés sur ces points, qui insistent notamment sur l’interaction entre des processus naturels interdépendants susceptibles de créer un ‘emballement’ donc une aggravation du réchauffement. A part pour les esprits rétifs aux arguments, faits et explications [10], les conséquences admises sont (dans un ordre de déni psychologique croissant) :
— un réchauffement qui se traduit par une plus grande imprévisibilité météorologique et un accroissement des phénomènes météorologiques extrêmes (tempêtes, canicules, inondations, tornades) ;
— une menace pour certaines activités économiques (agricoles, touristiques) ;
— un déplacement des populations affectées par la montée des eaux, la désertification — c’est-à-dire des réfugiés climatiques ;
— une augmentation des conflits pour les ressources vitales comme l’eau, la nourriture, dégénérant en guerres civiles ou guerre entre états ;
— une pression démographique et économique telle, pour les zones encore habitables, que les pays de migration auraient soit le choix de se barricader, soit celui de s’ouvrir et de devoir changer leur niveau et leur style de vie ;
Pour ce qui concerne la biodiversité, au-delà d’un ensemble d’espèces emblématiques (les grands mammifères notamment) ou d’espèces qui ont un rôle clef dans les écosystèmes (comme les maillons de base de la chaîne alimentaire, ou comme les ‘espèces parasols’), c’est tout le vivant qui doit être notre préoccupation. Les trafics d’animaux sauvages ont, nous l’avons vu, des répercussions parfois terribles pour les humains, comme cette pandémie le prouve. Mais la disparition d’espèces invisibles (toute la faune du sol, le plancton) est en lien avec la façon dont l’agriculture travaille (intrants chimiques, pesticides), avec l’artificialisation des sols (à cause de l’accroissement des populations, d’un urbanisme néfaste), avec la consommation (pollutions diverses) ou avec le changement climatique (augmentation de la température des océans).
Pour entraver cette destruction de la biodiversité, les modes de vie doivent changer : la notion de jour du dépassement est importante pour une prise de conscience et celle d’empreinte écologique est fondamentale pour mesurer l’impact des décisions que nous prenons. Mais cela ne fait pas un nouveau mode de vie, au mieux une série d’injonctions plus ou moins difficiles à suivre… Du Roundup au hamburger, les explications sont suffisamment anciennes, fréquentes et étayées par la science pour que le lien, par exemple, entre l’élevage des bovins et la disparition des forêts soit désormais de notoriété publique. Mais l’information suffit-elle à changer les comportements ? On sait bien que non.
REFONDER UN MONDE
Il faut du courage. Et de l’intelligence, c’est-à-dire une vision d’ensemble.
En guise d’approche globale, ce que l’on rencontre le plus souvent est l’écologie. Les discours de l’écologie sont divers en portée et en ambition. Pour Ernst Haeckel, l’inventeur du terme au XIXe siècle, elle consiste en l’étude des rapports des organismes avec leur environnement. Plus récemment, Aldo Leopold, Arne Naess et Gregory Bateson sont des noms associés à une écologie plus ambitieuse, même si elle laisse souvent l’homme au centre, ou pour le moins, le vivant. Ainsi l’écologie balaie-t-elle des champs depuis la biologie jusqu’à la politique, en passant par une grande partie des sciences humaines, avec une excursion, chez Bateson, vers une écologie de l’esprit, par quoi il affirme que c’est au contact du grand système non-humain biocosmique que l’esprit humain trouve ses plus fructueuses manifestations. Mais comme le constate Kenneth White, « le terme couvre aujourd’hui un ensemble de préoccupations aux contours assez flous, tandis que, sur le plan fondamental, on ne sort guère du mythologique, du symbolique, de l’archétypal, du sacral » [11].
On peut retourner la question dans tous les sens, mais pour changer le rapport des hommes au monde, le point de départ se trouve toujours dans la vie individuelle et dans les choix (certes contraints) de chacun d’entre nous. Il y a des décisions que l’on prend ou que l’on refuse de prendre, aux conséquences importantes. Citons, sans hiérarchie : le droit individuel d’avoir des enfants prévaut-il sur la qualité de leur vie dans un monde dégradé — autrement dit : a-t-on des enfants pour eux-mêmes ou pour soi-même ? Les choix et désirs humains doivent-ils s’imposer à tout le vivant, par exemple aux êtres dont nous voulons tirer notre subsistance — autrement dit : au nom de quoi réduit-on les animaux à n’être que de la substance nutritive ou les éléments d’un décor ? Le monde est-il un terrain de jeu pour l’espèce humaine au point qu’on veuille s’en accaparer toutes les ressources : minérales, animales, végétales — autrement dit : puis-je acheter tout ce que je veux et aller où bon me semble parce que j’ai de quoi payer ? Une éthique de la responsabilité individuelle, pour être largement acceptée, doit s’appuyer sur le plus grand dénominateur commun. On a beau nous seriner que la ‘mondialisation heureuse’ a rapproché les humains, force est de constater que ce qui circule le mieux ce sont les capitaux, les marchandises et la vulgarité. Le tourisme de masse en est le parangon. Pour trouver un terrain d’accord non pas au-dessus des cultures respectives mais en-deçà d’elles-mêmes pour fonder un nouveau rapport au monde, il faut en effet voyager, mais surtout voyager dans les cultures de tous lieux et de tous temps : faire du nomadisme intellectuel.
Le nomadisme intellectuel est le résultat d’une culturanalyse — « au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest », écrit son inventeur Kenneth White — visant à s’inspirer de ce qui s’est fait de mieux dans les différentes cultures pour vivre en harmonie avec le monde. Ce travail, White l’a fait dans une grande partie de son œuvre [12] ; cela l’a amené à vérifier son intuition première : ce sur quoi tous les humains peuvent s’entendre est le rôle fondamental de la Terre. A partir de là, il a élaboré une théorie-pratique afin de fonder un nouveau rapport universel au monde, la géopoétique.
White part du constat que la culture (ce qui fait vivre plus et plus profondément) a été fondée jusqu’ici sur trois puissances : le mythe, la religion, la métaphysique. Aujourd’hui elle n’est fondée sur rien, il n’y a plus de base générale, et pour dire les choses plus brutalement, nous avons une production culturelle sans culture. Pour répondre à cela, la géopoétique propose un nouveau fondement :
— « la géopoétique est une théorie pratique transdisciplinaire applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport homme-terre depuis longtemps rompu — avec les conséquences que l’on sait sur les plans écologique, psychologique, intellectuel et social, développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde ouvert. »
— « la géopoétique est à la fois l’étude de l’organisation inhérente à l’univers, la formation d’un monde humain et l’expression de cette formation. Par poétique, j’entends une dynamique fondamentale de la pensée » — d’où l’existence d’une poétique de la littérature, de la philosophie, des sciences, une poétique de la politique (pas pour demain cependant, ajoute Kenneth White). Le géopoéticien se situe d’emblée dans l’énorme, l’encyclopédique. Mais il faut une force qui permette de charrier le quantitatif. Énorme est à prendre au sens de grand, mais aussi é-norme en dehors des normes : « en véhiculant énormément de matière terrestre avec un sens élargi des choses et de l’être, la géopoétique ouvre un nouvel espace de culture, de pensée et de vie, en un mot : un monde ».
La géopoétique est une approche à la fois théorique, pratique et sensible du rapport de l’homme au monde qui propose un nouveau paradigme de pensée présenté dans Le Plateau de l’Albatros [13] puis développé par Kenneth White dans d’autres ouvrages. Sans négliger l’acuité des constats, elle propose, en englobant l’écologie la plus exigeante et tous les champs du savoir et des arts, un chemin de pensée pour (re)fonder un monde humain en harmonie avec la Terre.
Elle est d’une actualité et d’une inactualité toujours aussi pressantes.
Régis POULET
Président de l’Institut international de géopoétique
https://www.institut-geopoetique.org/index.php/fr/
[1] Rappelons que la racine grecque de « cybernétique » veut dire « art de piloter, de gouverner ».
[2] Sans nous y attarder, citons un exemple : le Brexit, auquel la City de Londres n’a pas adhéré en raison du risque inhérent au processus politique (elle est même un conflit d’intérêts à elle seule), a rallié une majorité d’électeurs autour de l’idée que la Grande-Bretagne pourrait retrouver seule son lustre d’antan. Le déni, par les Britanniques, de la réelle puissance de leur pays servait pourtant déjà de fonds comique aux Monty Pythons dans les années 1970…
[3] Nous faisons bien sûr référence à la consommation de chauves-souris, réputées pour être des réservoirs de virus, ou de civettes — par qui le SARS de 2003 a été transmis, ou encore de pangolins dont l’espèce asiatique a été presque éradiquée et les quatre espèces africaines sont en passe de l’être. D’ailleurs les deux tiers des maladies émergentes entre 1980 et 2013 sont issues des animaux, ce sont des zoonoses provoquées par la dégradation de l’environnement.
[4] Les exemples abondent, mais citons le maintien aberrant du premier tour des élections municipales en France le 15 mars 2020, non seulement responsable d’un retard dans la décision du confinement de la population mais aussi responsable d’une communication confuse autour de l’attitude attendue de la population française.
[5] La variole, maladie infectieuse éruptive très contagieuse, dont une forme a une mortalité entre 20% et 40% des cas, a été éradiquée en 1980. Ce qui signifie que si elle réapparaissait, il s’agirait d’une « urgence internationale de santé publique », pour laquelle un vaccin existe mais n’est pas disponible.
[6] Voir à ce propos les pénétrantes analyses d’Arnaud Villani dans Contribution critique à l’histoire de la pensée occidentale (tome I : Avant la philosophie, Unicité, 2018 ; tome II : Chiens de faïence, Unicité, 2019). Il y montre qu’au temps des penseurs présocratiques, un changement profond s’est opéré : jusqu’alors, toute opposition de contraires pouvait se résoudre dans une unité vivante (mutatis mutandis à la façon du Yin et du Yang dans le Tao) ; puis est intervenue, notamment avec Platon, la séparation sans accès à l’unité, ce qui a entraîné une dualité d’opposition inconciliable ; l’affrontement a réclamé un vainqueur et une domination hégémonique, laquelle s’est traduite par la reproduction de rapports sociaux dégradés. (tome II, p. 37, « Comment s’immisce la guerre dans la pensée »).
[7] Jean-Paul Loubes, Tourisme, arme de destruction massive, éditions du Sextant, 2015.
[8] Jean-Paul Loubes développe également l’exemple du Tibet : « Au Tibet, le tourisme apparaît clairement comme une stratégie de contrôle des monastères, des quartiers anciennement peuplés par les Tibétains aujourd’hui déplacés et des rares villes autorisées à la pénétration touristique » (p. 57).
[9] Jean-Paul Loubes, op. cit., p. 144.
[10] Voir par exemple le site (en anglais) : https://www.carbonbrief.org/
[11] Kenneth White, Panorama géopoétique — entretiens avec Régis Poulet, ERR, 2014.
[12] Citons La Figure du dehors (Grasset, 1982 ; rééd. Le mot et le reste, 2014) ; L’Esprit nomade (Grasset, 1987).
[13] Kenneth White, Le Plateau de l’Albatros — introduction à la géopoétique, (Grasset, 1994 ; rééd. Le mot et le reste, 2018). Voir aussi Au large de l’Histoire (Le mot et le reste, 2015).