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ULYSSE À DUBLIN 

jeudi 19 juillet 2018, par Bruno Lemoine

Après "Randonnée et dérive" et "Duchamp à Rome", voici le troisième texte sur le thème de la dérive que je publie pour le site de La Revue des Ressources.

"Ulysse à Dublin" traite du périple au long cours de l’artiste Jean-Christophe Norman, copiant, suivant, à travers le monde, et sur une seule ligne inscrite au sol à la craie blanche, le roman-vortex "Ulysse" de Joyce.

"Ulysse à Dublin" se termine sur une question ouverte, que je pose à Jean-Christophe Norman, mais que je vous pose aussi : quel cheval de Troie, aujourd’hui, pour un art vraiment libre ? Quel cheval de Troie contre la "critique artiste" et le "nouvel" esprit du capitalisme ? (Achille, peut, s’il le souhaite m’envoyer un message en mp - par avance, je l’en remercie ici)

Ulysses, a long way. Phnom Penh, Jean-Christophe Norman 2014

Il y a probablement eu beaucoup d’encre versé (de sang versé ?) autour d’Ulysse de James Joyce, comme si la glose autour du texte-source, tel un virus ayant provoqué – Métastase – le ruminement-cheminement, phantasme de moine scripturaire commentant sur son pupitre, pour la millième fois peut-être, le lent dépôt de – le ruminement-cheminement des deux personnages épiques, de Bloom & Stephen Dedalus, un long cheminement de pensées, aussi, provoquées par une expérience mentale, celle de concevoir L’Odyssée d’Homère en une journée et une seule, de réaliser que la pensée d’un homme, quel qu’il soit, pouvait contenir, en même temps que vivre, toutes les aventures du roi d’Ithaque, de son départ, des bras de Pénélope, à son retour aux pénates, en un seul jour et une seule ville, contraction de l’espace et du temps, lent et rapide lever du soleil et déclin représentant, en un unique coup d’œil, Troie, sa chute, la vengeance de Poséidon contre le navire d’Ulysse, les Sirènes, Cybèle, les Cyclopes, Lotophages, Charybde, Scylla, les prétendants à la couche royale qu’il faut vaincre, enfin, tout au long du parcours, léger, habile comme sur les ailes du dieu Hermès, deux Irlandais pour qui Dublin était la ville des villes, puisqu’ils y vivaient, deux Irlandais, Bloom & Dedalus, ayant contracté le texte-source Odyssée à un point de non-retour – réduction ultime du monde avant cusp – comme si un profane, un Béotien pouvait produire, pour lui seul et sans même s’en rendre compte, marchant dans les rues, partant en commission, comme si n’importe lequel d’entre nous – là, peut-être, est tout le génie de Joyce – n’importe qui pouvait produire une épopée, alors même que, depuis nombre d’années, malgré le sang versé et une forme d’hostilité pour les romans nationaux, aujourd’hui – Joyce ! – malgré Ezra Pound, et, après Pound, William Carlos William, Zukofsky, Reznikoff – phantasme de moine scripturaire écrivant glose sur glose depuis Thomas d’Aquin – mais une épopée contractée, réduite à un point-diamant, puisqu’elle n’a pas l’heur d’être écrite, un long monologue intérieur, pas même transcrit, enregistré, compulsé, pas même un document consultable, archivé – et où pourrait-on se le procurer ? – rien, un point, vous dis-je !

Et la seule chose à faire, peut-être, alors, devant ce long ruminement-cheminement de Bloom & Dedalus, tel éphéméride publié aux quatre vents, la chose la plus vaine ou inepte, certainement, serait de chercher à déplier ce point de mots phagocytés, d’ouvrir telle ou telle laisse à telle ou telle page, et faire, comme le fait l’artiste Jean-Christophe Norman, en revenir à la ville, n’importe où, comme Jean-Christophe Norman, faire que se retourne le lit, le livre-rivière à la rue,

 Ulysse,

  • - à Dublin,
    • à Troie,
      • en Ithaque,
        • prendre, à n’importe quel endroit, telle page du texte joycien, ou même commencer à la première page d’Ulysse, et recopier le texte dans les rues de n’importe quelle ville choisie au hasard, pérégrination de fortune, mettre à plat la contraction de ce qui a pu germer dans la tête du premier venu, Bloom ou Dedalus, n’importe qui, présenter, étaler l’épopée à même le sol, dos et échine courbés, Phnom Penh, Paris, Tokyo, Gdansk, Palerme, Nyon ou Marseille, écrire à la craie mot à mot Ulysse de Joyce, sous les pas des piétons, les roues des voitures et la pluie qui efface…
Ulysses, a long way. Nyon, Jean-Christophe Norman 2014

Reprendre Ulysse de Joyce aujourd’hui, comme, pour Borges, Pierre Ménard a repris Dom Quichotte, serait cela : contraction de l’espace et du temps dans la tête de Bloom, dans l’Ulysse de Joyce, puis dépliement, déploiement, à même le goudron des rues, dans des villes choisies au hasard, aux quatre coins du monde.

Et maintenant, le lecteur a cela devant lui : des photos d’une écriture à la craie dans des rues. On sait, par la légende, que l’écriture sur le sol est d’un homme qui a pour nom Jean-Christophe Norman et que ce qu’il a écrit est l’Ulysse de Joyce. On voit que les photos ont été prises aux quatre coins du monde. On lit Ulysse de Joyce écrit à la craie sur des photographies prises dans des rues, dans des villes du monde entier. On sait que c’est complètement fou, mais c’est ainsi, c’est fait : le voyage d’Ulysse, dans la tête et dans les pieds de l’Irlandais Bloom marchant à Dublin, se retrouve dans la marche et dans la tête de Jean-Christophe Norman, qui peut lui-même dire, comme Pierre Ménard, ce double de Borges, que le Dom Quichotte qu’il a repris, recopié, répété est, sans nul doute, meilleur que celui de Cervantès, non qu’il ait renouvelé le geste borgésien de se battre contre des moulins à vent, mais celui, joycien, de parcourir L’Odyssée d’Homère à nouveaux frais, battant alors le pavé d’un Dublin qui a les contours de la Méditerranée, comme le rusé Ulysse voguant contre vents et marées, après avoir laissé Poséidon choisir pour lui son destin.

Il y a ici, à portée d’yeux, les rudiments d’une nouvelle dérive : le lecteur-regardeur voit & lit une dérive qui mêle la Fiction au gré du quotidien des hommes dans une mer-ville, une merveilleuse ville, puisque composée des villes du monde entier, et l’on pense alors au livre du philosophe et sociologue Henri Lefebvre, Le droit à la ville, mais un droit à la ville nouveau, mêlant, en un seul geste, un même élan, toutes les villes, contracté sur une craie dépliant son texte. On pense ainsi à ce livre un peu oublié aujourd’hui, Le droit à la ville de Henri Lefebvre, en lecteur soucieux du sort des villes et des hommes qui y vivent, et cherchant, en elles, de nouvelles échappées, de nouvelles façons de dériver. En 1968, Henri Lefebvre ouvrait son essai, La vie quotidienne dans le monde moderne, sur le roman de Joyce Ulysse, il y affirmait alors :

“Ulysse, c’est véritablement Bloom ; Bloom revit Ulysse et L’Odyssée. Le quotidien et l’épique s’identifient comme le Même et l’Autre dans la vision du Retour éternel. Autant qu’un mystique ou qu’un métaphysicien et parce que poète, Joyce récuse l’événementiel. La quotidienneté le lui permet. Il saute du relatif à l’absolu en se servant de cette médiation.”

 [1]

Affirmation révolutionnaire s’il en est : il y a bien une « mystique du quotidien » (Michel de Certeau), qu’un poète ou un artiste peuvent recueillir à même le sol des rues : Bloom est véritablement Ulysse, comme Jean-Christophe Norman peut être Bloom et Ulysse dans le même temps, lui qui écrit à ce propos dans Grand Mekong Hotel, un récit de ses pérégrinations au Cambodge publié dernièrement :

« L’action du livre se passe sur une journée entière. On pourrait se dire que c’est court, mais c’est le mot entier qu’il faut retenir. À partir de là, on peut penser comme l’a fait Borges qu’une journée entière est la totalité du monde. Cette métaphore vaut le détour, car elle permet de comprendre la potentialité de l’existence. C’est une façon nouvelle d’envisager le temps, de le voir en-dehors des convenances et de sortir des espaces qu’on s’impose. Le temps devient quelque chose de plus ouvert et de plus organique. »

 [2]

Ulysses, a long way. Nyon, Jean-Christophe Norman 2014

Ici, le projet artistique de Norman rejoint le projet utopique de Lefebvre et des situationnistes : faire de la quotidienneté de l’homme des villes une œuvre d’art. Et ce que constatait, dans les années 60, Henri Lefebvre à propos d’Ulysse et de la littérature d’avant-garde, c’est ce travail de sape contre ce qu’il nommait les « référentiels » et que l’anthropologue américain Lewis Mumford appelait, quant à lui, des « mégamachines », de tous ces dispositifs ayant été mis en place avec l’invention de l’écriture pour museler-instrumentaliser l’homme et l’empêcher d’être le créateur de son temps [3]. Or – et, ici (saut générationnel), Lefebvre et Norman semblent être d’accord – la quotidienneté prise, reprise comme métaphore, non seulement dans la littérature mais dans la vie-même des hommes, cette reprise par Norman de la métaphore de Borges [Un jour = Le monde], peut servir de médiation, de lien, d’articulation nouvelle, de la sphère politique et culturelle de la représentation à celle, poétique et quotidienne, de la présence : il s’agit, en somme, que l’homme redevienne le maître de son temps – en un mot, qu’il n’est plus d’autre maître que lui-même.

C’est ainsi que, dans un essai sur la philosophie de l’anarchie, le philosophe Daniel Colson en vient à parler de brèches ouvertes dans l’Histoire. Dans L’intervalle du temps, Colson s’intéresse aux « référentiels », aux « mégamachines » mises en place par la culture musulmane pour en révéler le potentiel révolutionnaire [4]. À travers l’œuvre de l’historien marocain Abdallah Laroui, Islam et histoire (1999), il étudie les deux principaux courants ayant influencé la pratique historienne du monde musulman : le hadîth et le fiqh. Le hadîth vient de la tradition mystique musulmane, le second, le fiqh – dont l’auteur le plus connu est le philosophe et historien tunisien Ibn Kaldoun – est ouvert à la rationalité historique et au jugement critique. Ce n’est donc plus le mythe et, avec lui, Ulysse, qui, pour le monde grec, servit de « référentiel » au citoyen avant la Politeia de Platon, mais le Coran, ce n’est plus la mythologie grecque qui imposa à la culture athénienne une vision du monde, mais celle de l’Islam. À propos de la façon dont le fidèle musulman se réfère aux textes pour y conformer son attitude, Colson, après Laroui (et, donc, Colson devenant Laroui, comme Norman devient Ulysse), écrit :

On sait ce qui se passe entre le hadîth et le croyant. Dans le cadre du fiqh, les juristes analysent la situation à juger, sa spécificité ou sa singularité, ce qui l’a rendue possible, et la confronte (généralement par les méthodes de l’analogie et du jugement personnel) avec le hadîth pour rendre un jugement qui applique aux circonstances présentes les règles et les comportements codifiés dans le passé. À l’inverse, ou plutôt de la même manière, mais de façon extrême, l’interprétation littéraliste tend à nier la différence entre présent et passé au profit d’une interprétation littérale des textes, quel que soit le contexte ou le caractère singulier de la situation présente. [5]

Dans sa lecture d’Islam et histoire, Colson va pointer les ambiguïtés de la critique épistémologique de Laroui pour les étendre à une conception anarchiste de l’histoire : l’intervalle du temps, qu’il traque, se trouve, selon lui, dans un balancement, une « tergiversation » entre l’interprétation mystique du texte coranique et l’interprétation rationnelle et objective, sapant la « mégamachine » musulmane, mais aussi, finalement, celle du monde grec et, a fortiori, le nôtre, après Hegel et Marx, pour ouvrir sur un quotidien révolutionnaire.

Ulysses, a long way. Palerme, Jean-Christophe Norman 2015

Ainsi, le fidèle, dans sa quête de pureté, appliquant à la lettre les préceptes coraniques, sans même s’en rendre compte, s’identifie au prophète Mahomet et, en quelque sorte, le devient [6] . Mieux (ou pire) : c’est lorsque les conditions, qui ont amené le passé, sont reconnues et appréciées pour ce qu’elles sont, c’est lorsque l’historien a déterminé les causes des événements ayant amené un changement de société, que le passé peut être non seulement compris, mais revécu, à partir du propre parcours de vie de l’historien (comme de celui du citoyen grec se conformant au « daïmon » Ulysse ou, au Moyen Âge, de Chrétien de Troyes narrant les aventures du chevalier Yvain) ; à ce propos, le philosophe anarchiste, tout à sa lecture de l’épistémologie historique musulmane, écrit :
« Paradoxe du khabar [7] qui prétend à la fois au caractère radicalement autre de tout événement, d’autant plus autre qu’il est passé, qu’il a disparu à jamais, et à la fois à la possibilité de le ressaisir à partir des nombreuses expériences présentes, lorsque toute cause efficiente est directement perçue. » [8]
C’est donc à une forme d’anamnèse que nous entraîne Daniel Colson (comme, aussi, avec Ulysse, Jean-Christophe Norman), lui qui, dans L’intervalle du temps, insère sa conception de l’histoire dans la perspective métaphysique de la monadologie de Leibniz et celle du philosophe et sociologue Gabriel Tarde. Puisque, selon Daniel Colson, le passé – mais aussi, et de façon analogue, la Fiction, le mythe ou le Coran – peut être non seulement compris mais revécu à partir du propre passé de celui qui le perçoit et l’interprète, il faut que l’homme soit une monade capable de réfléchir le temps, comme un miroir réfléchit la lumière. Dans la perspective néo-monadologique de Colson, chaque monade a, en elle, tout ce que les autres monades ont éprouvé et vécu avant elle, et chaque monade peut revivre en elle le passé des autres monades ayant eu cours avant elle, si son point de vue le lui permet. Mais, contrairement à Leibniz, il n’y a pas de plan divin : le « miracle » de la vie, tel qu’il se présente à nous chaque jour, s’est produit par hasard. L’univers lui-même peut, en l’occurrence, être décrit comme étant un agencement fortuit de monades, de ceux que l’on perçoit comme de ceux qui nous sont invisibles. Colson peut alors reprendre à son compte la comparaison de Leibniz entre la ville et l’univers :
« Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que par la multitude infinie des substances simples il y ait comme autant de différents univers qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque monade. » [9]

Ulysses, a long way. Paris, Jean-Christophe Norman 2014

Et le rôle d’un philosophe, comme Colson, est, en l’occurrence, de révéler à l’homme, au passant, au flâneur ce qu’il ne voit pas de sa ville : « révéler », dans la perspective néo-monadologique qui est celle de Colson, signifiant « favoriser des agencements nouveaux de monades » [10] Et, ici, le philosophe anarchiste rejoint le projet communiste d’Henri Lefebvre et des situationnistes, mais aussi, sans doute, celui de Jean-Christophe Norman. Lorsqu’il écrit Ulysse à la craie dans les rues du monde entier, quand il devient, d’une certaine façon, Ulysse, il dégage les fictions latentes derrière les pans de notre réel. Ce qui a lieu, là, dans la rue, quand tel ou tel parle de ce que fait Norman avec sa craie, de ce qu’il écrit devant lui sur le sol, lorsque des femmes et des hommes se rencontrent au détour d’une phrase de Joyce, des figures de Bloom & de Dedalus prises à partie… toutes ces femmes et ces hommes qui se rencontrent et prennent alors conscience qu’ils pourraient vivre des histoires différentes, s’ils choisissaient maintenant de poursuivre leur route ensemble pour une aventure nouvelle : « Pourquoi ne pas en demander plus ? » Pourquoi pas, en effet ? Ce n’est pas que le quotidien nous rende heureux ou malheureux, car, même heureux, notre désir de changement demeure vivace ; c’est le fait que le quotidien se répète jour après jour, c’est l’ennui que provoque le mouvement pendulaire, entre le lieu où l’on vit et le lieu où l’on travaille, qui atteint une dimension d’angoisse, de celle que Pascal a décrite dans ses maximes et Baudelaire dans son spleen. Car le désir de changement, qui nous tient, fait partie de notre nature de monade : elle est un désir d’agencements nouveaux, le désir de créer de nouvelles histoires pour soi, de tenter de nouveaux parcours, de suivre de nouvelles voies. Et c’est le dispositif que conçoit lui-même Norman, lorsqu’il écrit dans la rue, ou qu’il écrit dans Grand Mekong Hotel à propos de ce que révèle son travail :

“Toutes les choses sont devant nous. Elles sont toutes présentes, exposées sous nos yeux, mais la plupart du temps on ne les voit pas, et c’est souvent un détail ou quelque chose d’inattendu qui nous fait voir plus de choses en détachant certains éléments du réel et en nous permettant de nous les approprier ne serait-ce qu’un instant. Tout à coup, quelque chose de nouveau apparaît devant nous. Cela semble se dresser. On voit cette chose parfaitement. On est passé tous les jours devant, sans jamais voir quoi que ce soit, et là en raison d’un trouble on est en mesure non seulement de voir, mais aussi de toucher ce pan de réel. C’est une sensation étrange et un peu déstabilisante. On finit par se dire que la plupart du temps on ne voit rien et qu’il faut inventer des situations pour mieux voir le monde. On se dit aussi que ce serait ridicule de ne pas partager tout ça. Alors on s’obstine à trouver quelque chose qui puisse être appréhendée par tout le monde, qui soit une forme ouverte, donnée à tous, et on est prêt à parcourir un long chemin pour arriver à ça. ” [11]

Et c’est ce dont, d’une certaine façon, a témoigné le groupe des Diggers à San Francisco à partir de 1966 : pour changer la vie, selon les Diggers, il fallait que l’homme de la rue apprenne à changer de « cadre de référence » [12] . Les Diggers étaient un groupe de jeunes révoltés issus du collectif de théâtre brechtien La Mime Troupe de San Fransisco, dont le metteur en scène était le militant de gauche Ron G. Davis. Emmenés par Emmett Grogan et Peter Berg, deux animateurs de la Mime Troupe « en rupture de ban », ils vont radicaliser les règles du « théâtre guérilla » de Ron Davis.

Ulysses, a long way. Marseille, Jean-Christophe Norman 2013

En 1966, Emmett Grogan et Peter Berg se baptisent du nom de Diggers, en référence aux paysans anglais du XVIIème siècle, menés par le réformiste protestant Gerrard Winstansley, qui s’étaient appropriés des terres seigneuriales pour les cultiver en commun [13]. Mieux : le quartier Haight Ashbury de San Fransisco devient – tout au moins dans la tête de Grogan et de Berg – les friches de la colline Surrey près de Londres, que des paysans insurgés s’étaient réappropriés, deux mois après l’exécution de Charles Ier par Cromwell. Là, profitant de la vague contestataire emportée par les mouvements étudiants de Berkeley, ils cherchent à obtenir la gratuité des marchandises et des services sur Ashbury/Surrey : la nourriture, les journaux, les magasins, les concerts et les fêtes des Diggers et de ceux qui les ont suivis, avec le poète Richard Brautigan ou Neal Cassady, étaient donc gratuits. Il s’agissait alors, non de jouer un rôle déjà écrit, mais de l’inventer, non plus d’être comédien pour vivre, mais auteur :
« Tous les jours, pendant plusieurs mois, les Diggers créent « un rituel communautaire qui met en scène leur vision d’une société sans argent ». Pas de scène (au sens théâtral) pour ce spectacle mais un cadre. Car comme l’affirme John Cage : « Tout ce que l’on met derrière un cadre devient de l’art. » Ainsi, les straights qui circulent en voiture le long de Panhandle ne peuvent pas manquer d’admirer ce tableau, cette « peinture d’une distribution gratuite de repas. Un grand cadre de quatre mètres de côté, peint en jaune orangé, est posé entre deux grands arbres du parc. Chaque personne doit le franchir avant de tendre sa gamelle. C’est le Free Frame of Reference, le « grand cadre de référence libéré ». En le franchissant pour aller chercher son repas gratuit, telle Alice franchissant son miroir, on transforme son propre cadre de référence. »  [14]

Mais l’on voit bien qu’une telle fête contre-culturelle n’est qu’une récréation de l’esprit ; celle-ci a d’ailleurs été vécue comme telle par Emmett Grogan et Peter Berg. Les fêtes des Diggers de San Fransisco ont été le modèle de référence de nombre de mouvements libertaires actuels cherchant à réaliser, après l’écrivain anarchiste Hakim Bey, des Zones Autonomes Temporaires, ou de créer des mouvements spontanés prônant l’indignation plutôt que la révolution, ou, dernièrement en France après la Loi Travail, la Nuit debout plutôt que le Jour entier. Très vite, on s’aperçoit que ces types de mouvements s’essoufflent et sont récupérés par le système. C’est ce qu’affirmait déjà, à la fin des années 70, le journaliste Jonathan Cott, alors qu’il interviewait Susan Sontag : « J’ai vécu à San Francisco à la fin des années 60, et j’imagine le Paris d’Apollinaire ou le Moscou de Maïakovski de la même manière. J’ai eu beaucoup de chance de connaître ce San Francisco-là. Mais je pense parfois qu’on n’a plus les moyens d’être marginal, et il semble qu’il y ait très peu d’endroits hors du temps, comme Banf, Goa ou Ibiza, où certains parviennent à maintenir cet état d’esprit. » [15]

Mais ce que ne voyait pas Johnathan Cott ni même Susan Sontag, c’est qu’aucun mouvement révolutionnaire ne peut survivre, s’il n’a pas de stratégie révolutionnaire : les mouvements spontanés sont et restent spontanés. Alice Gaillard, l’auteure de la biographie des Diggers de San Fransisco, écrit d’ailleurs à leur sujet :
« Pour les Diggers, et c’est une originalité de la contre-culture naissante, l’idée même de stratégie révolutionnaire ne signifie rien. La révolution ne poursuit pas une stratégie, la révolution poursuit un acte personnel, existentiel et spirituel tout à la fois, immédiatement « biopolitique » dira Michel Foucault quelques années plus tard. »  [16]

D’où l’essoufflement rapide de tels mouvements et le sentiment de déception de nombre de ceux qui y ont cru. Car, le jour entier n’est ni la nuit seule ni même un jour en particulier, comme l’a écrit Jean-Christophe Norman après Borges, il doit être la totalité du monde. Il ne s’agit donc pas seulement de libérer les rues de San Francisco en donnant de la nourriture aux badauds ou en créant des Free Shop, il ne s’agit pas que la fête ne dure qu’un temps seulement, sinon nous en restons à une mystique du quotidien et à une forme de messianisme qui n’a de révolutionnaire que le mot. Un mouvement Art Libre, pour être pérenne, doit chercher à ce que les institutions qui nous dirigent deviennent elles-mêmes libres, pour que changent non seulement les cadres de référence des passants des rues de San Fransisco, mais aussi ceux des peuples ; sans quoi le passant en revient à ses pénates, à ses névroses, et il oublie : tout cela n’était qu’une récréation avant la sonnerie de l’école. On ne peut pas parler de révolution culturelle, tant que ne sont pas prises en compte les autres agencements de monades que, dans la perspective marxiste, on appelle les classes, et avec elles la variable luttes, la variable travail, la variable syndicat, la variable police, la variable état. Un art ne pourra être vraiment libre que s’il cherche à établir des connexions entre les potentialités révolutionnaires de la rue et celles des contre-pouvoirs effectifs qui sont ceux des partis et des syndicats [17]. C’est aussi ce qu’avait compris, dans les années 60, le philosophe Henri Lefebvre : le mouvement qui produit les rapports sociaux se produit dans le quotidien, la vie quotidienne ; il faut donc que, pour être viable, une perspective révolutionnaire du quotidien soit perçue par tous, de la base économique du système capitaliste, en lieu et place dans un pays, à sa superstructure : « La vie quotidienne se définit comme lien social de ce feed-back. » [18], écrivait Lefebvre, entre le monde du travail, les rapports sociaux déterminant des relations de propriété et les superstructures qui établissent les lois, les règlements, les institutions et les idéologies. Autrement dit, si la vie moderne est soumise au régime de la consommation de masse, si elle est, aujourd’hui, nanomatériaux et domotique, Bauhaus et Ikéa, spectaculaire et transparente, chronophage et ségrégative, réelle et virtuelle, bruit et silence, c’est que les institutions nous administrant l’ont choisi peu ou prou et qu’elles nous l’imposent : le cadre général de la vie moderne n’a pas fondamentalement changé depuis les années 60. Et la superstructure, possédant les mégamachines qui nous administrent, fera en sorte, comme elle l’a toujours fait depuis l’ère du proto-agricole et l’invention de la propriété privée, d’empêcher les agencements nouveaux de monades…

Ulysses, a long way. Tokyo, Jean-Christophe Norman 2013

… On attend alors qu’Ulysse invente son cheval de Troie pour devenir réellement Ulysse. Quel sera-t-il aujourd’hui, Jean-Christophe Norman ? Quel sera Ulysse ? Quel sera son cheval de Troie ?...

̶ QUEL ?

Bruno LEMOINE
(21 févr. 17)

Ulysses, a long way. Gdansk, Jean-Christophe Norman 2014
Ulysses, a long way. Phnom Penh, Jean-Christophe Norman 2014
Ulysses, a long way. Paris, Jean-Christophe Norman 2014

P.-S.

Blog de Jean-Christophe NORMAN :

http://jeanchristophenorman.blogspot.com/

Notes

[1Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne. Gallimard, NRF, « idées ». Paris : 1968. P. 17.

[2Jean-Christophe Norman, Grand Mekong Hotel. De l’incidence Editeur, FRAC Franche-Comté : 2016. P. 88.

[3Selon Lewis Mumford, les « mégamachines » sont des machines utilisant des humains comme composants. Or, comme on le sait, il a fallu qu’une écriture ayant un haut niveau d’abstraction soit employée, pour que l’Egypte des pharaons puisse se doter de pyramides : c’est au moyen de l’écriture que l’organisation du travail peut éclore, lorsqu’il s’agit d’employer et de maîtriser une main-d’œuvre importante.

[4Trois essais de philosophie anarchiste. Islam. Histoire. Monadologie. Daniel Colson. Ed. Léo Scheer, coll. Lignes et Manifestes, Paris : 2004.

[5Ibid. P. 69-70.

[6De façon analogue, Giorgio Agamben, dans son dernier essai L’aventure, montre comment, au Moyen-Âge, le poète devenait le chevalier dont il composait les laisses pour son roman. Analysant l’étymologie du mot « aventure », le philosophe italien explique que l’aventure composée du poète et l’aventure narrée du chevalier se mêlent au Moyen-Âge : l’aventure chevaleresque est aussi l’aventure de la création de la geste : « La vérité dont il est question ici n’est ni la vérité apophantique de la logique ni la vérité historique. C’est une vérité poétique. Cela veut dire qu’il ne s’agit pas de la correspondance entre les événements et le récit, entre les faits et les mots, mais de leur coïncidence dans l’aventure. On n’est pas en présence de deux éléments : l’aventure-événement et l’aventure-récit, vraie si elle reproduit fidèlement la première et fausse dans le cas contraire. Aventure et histoire sont indiscernables parce que la vérité advient et que l’aventure n’est que l’advenir de la vérité. » Giorgi Agamben, L’aventure. Ed. Payot et Rivages. Rivages poche. Paris : 2016.

[7Soit, dans la tradition arabo-musulmane, les textes historiques et profanes.

[8Ibid. P. 85.

[9La Monadologie, 57, Leibniz. In Trois essais de philosophie anarchiste, Colson. P. 88.

[10Ainsi Colson peut-il affirmer : « Avec la mort de Dieu, et comme le dit Tarde, il devient nécessaire de «  concevoir une monadologie renouvelée », « des monades ouvertes qui s’entre-pénétreraient réciproquement au lieu d’être extérieures les unes aux autres », et qui auraient le souci, par association et par expérimentation, de construire le monde qui leur convienne. Il devient nécessaire, face à la nouvelle théologie du libéralisme et de la technique, là où le Marché et la Science prétendent remplacer Dieu, de concevoir une néo-monadologie que l’on peut qualifier d’anarchiste où, comme le montrent Proudhon et le Spinoza de Deleuze, les êtres, en cessant d’obéir à l’intériorisation préalable d’un programme ou d’une nature prétendument conçue par Dieu, pourraient, par association et par désassociation, par révolte et par expérimentation, par affinité et par répugnance, à partir du point de vue, hasardeux, chaotique ou dominé, que le sort ou l’intérêt d’autres êtres leur ont donné et leur imposent, à partir de leurs rencontres avec les autres, sélectionner à travers la richesse infinie de leur propre composition, les forces, les points de vue, les associations capables de les libérer du chaos et de la servitude. » Ibid. P. 88.

[11Jean-Christophe Norman, Grand Mekong Hotel. Pp. 87-88.

[12Lire, à ce propos, Les Diggers. Révolution et contre-culture à San Fransisco (1966-1968). Alice Gaillard. Ed. L’échappée, coll. « Dans le feu de l’action » Paris : 2014.

[13Ibid. p. 56.

[14Ibid. p. 62.

[15Tout, et rien d’autre, Susan Sontag. Editions Climat, Paris : 2015.

[16Les Diggers, p. 59

[17C’est ce que, en un sens, avaient compris aux Etats-Unis les Black Panthers qui ont cherché, à la même époque, une forme d’autogestion du peuple noir américain, comme l’avait préconisé le premier sociologue noir WEB Dubois.

[18La vie quotidienne dans le monde moderne. Lefebvre. P. 66.

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