Cette année, au mois d’avril, une nouvelle initiative a été lancée en Israël-Palestine intitulée « Campagne pour un État démocratique unique ». C’était une initiative palestinienne soutenue par des Juifs israéliens progressistes. Le but de l’initiative était — est — d’essayer d’organiser sous un même toit tous les groupes et individus qui soutiennent cette idée à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine historique.
Contexte
L’idée d’un État démocratique unique comme seule solution au conflit dans la Palestine historique n’est pas nouvelle. Après la catastrophe de 1948, il a fallu quelques années au mouvement national palestinien pour redevenir un mouvement de libération anticolonialiste moderne. Dans les années 1960, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a défini une vision claire pour l’avenir. Dans son alliance de 1968, l’OLP a appelé à la création d’un État démocratique laïque dans toute la Palestine historique. Cette vision exigeait le droit au retour des Palestiniens dans leur pays d’avant 1948, qui était advenu sous occupation. Au début des années 1970, l’OLP — sous la pression des réalités changeantes sur le terrain — commença à repenser la marche à suivre et à adapter sa stratégie. A côté de la lutte armée, elle commença une campagne diplomatique réussie qui la mena à approuver la création de l’État palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, à côté d’Israël, en tant que première étape vers la libération complète. L’engagement en faveur d’une solution à deux États fut renforcée par la Déclaration d’indépendance adoptée en novembre 1988 par l’OLP.
À bien des égards, la déclaration de 1988 fut imposée à l’OLP comme une condition préalable de son accès partenarial dans un nouveau cadre de la Pax-Americana, lequel se conclut de manière désastreuse pour le peuple palestinien jusqu’ici. Ce mouvement fut une conséquence directe de l’invasion israélienne du Liban en 1982, qui contraignit le déménagement à Tunis du siège de l’organisation et à affaiblir le mouvement national palestinien, ce qui aggrava sa fragmentation déjà existante. Ce processus aboutit à l’accord d’Oslo de 1993.
La chute de l’Union soviétique et le soutien de Yasser Arafat à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein minèrent considérablement la position internationale de l’OLP et limitèrent ses options stratégiques. C’est pourquoi Arafat — malgré les avertissements de certains de ses meilleurs amis et collègues — accepta le cadre d’Oslo, qui fut conçu et construit en Israël. Ses architectes israéliens cherchaient une formule qui leur permît d’avoir le contrôle de la terre depuis le fleuve jusqu’à la mer sans y incorporer la population vivant là en tant que citoyenne. Ils la vendirent au monde et aux Palestiniens comme la solution à deux États (bien que les documents finaux de l’accord d’Oslo ne mentionnent pas la création d’un État palestinien indépendant à côté d’Israël). Si vous avez le territoire et non son peuple, alors vous pouvez demeurer un « État démocratique juif ». Ainsi, Oslo n’était qu’un stratagème de plus dans la tentative du sionisme libéral de quadriller le cercle, cette fois avec la légitimation palestinienne.
La solution à deux États
Par essence le sionisme est un mouvement colonial de peuplement autant intéressé par avoir de la terre palestinienne qu’avec le moins de Palestiniens possible. Comme l’a dit le regretté érudit du colonialisme de peuplement, Patrick Wolfe : la rencontre entre les colons et la population indigène déclencha « la logique de l’élimination de l’indigène ». Dans certains endroits, comme en Amérique du Nord, l’annihilation fut littéralement un génocide de l’indigène ; en Palestine, il s’agît d’une forme d’élimination différente, obtenue par la ségrégation, le nettoyage ethnique et l’enclavement.
Où qu’elles se trouvent, les politiques sionistes et plus tard israéliennes envers les Palestiniens furent et sont guidées par cette logique. La vision est la même, les moyens changent selon les circonstances historiques. En 1948, le mouvement sioniste tenta une expulsion massive des Palestiniens autochtones, et réussit à déraciner la moitié de la population de la Palestine et à prendre plus de 78% de la Palestine historique. Les Palestiniens qui restèrent en Israël furent soumis à un régime militaire sévère qui leur confisqua leurs droits humains et civils fondamentaux. Cette règle militaire fut transférée en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza quand Israël les occupa (les 22% restants de la Palestine historique). Avec ce nouveau territoire, la population palestinienne supplémentaire qui s"y était incorporée posa un nouveau défi démographique à l’État colon. Il y avait un consensus stratégique parmi les dirigeants d’Israël sur le fait que la Cisjordanie et la bande de Gaza dussent être sous leur contrôle. Tactiquement, il y avait des débats sur la meilleure façon d’y parvenir, mais le monde fut dupé de concevoir ces débats tactiques comme un affrontement entre un camp de la « paix » (à gauche) et de la « guerre » (à droite). La droite en Israël souhaitait annexer les territoires et soit amener la population locale à partir soit la restreindre par un système officiel d’apartheid. La gauche souhaitait créer deux Bantoustans, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, ce qui allait permettre à Israël de les contrôler indirectement et espéra convaincre les Palestiniens et le monde que cela pût être la base d’un processus de paix. C’est la toile de fond des accords d’Oslo.
L’accord fut donc basé sur une interprétation complètement israélienne de la solution à deux États : l’établissement de deux bantoustans palestiniens en échange d’une fin de conflit. Il est possible que l’OLP espérât accomplir davantage grâce au processus d’Oslo, mais sur le terrain, le processus procura à Israël une immunité pour continuer la colonisation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Lorsque la résistance palestinienne à l’accord d’Oslo s’accrut avec l’éruption de la deuxième Intifada en 2000, les dirigeants israéliens décidèrent d’abandonner le principe des colonies dans la bande de Gaza et de la contrôler en l’enclavant de l’extérieur. Le vide à Gaza fut comblé par le Hamas qui prit le contrôle de la Bande en 2006, dans un processus où l’intention réelle derrière le retrait unilatéral d’Israël se démasqua. La bande de Gaza allait pouvoir soit être dirigée comme une zone d’autorité palestinienne singulière, soit être punie par un siège et un blocus naval jusqu’à ce que les habitants soient contraints de changer leur choix démocratique. Lorsque le Hamas réagit avec sa propre lutte armée à la politique d’étranglement, les représailles israéliennes furent brutales, menant à ce que j’ai qualifié par ailleurs de « génocide incrémental » (progressif) du peuple au moyen d’assauts militaires, et d’un état de siège dont la direction des Nations Unies a prédit qu’il soit devenu insoutenable en quelques d’années.
Comme Israël n’occupait que 78% de la Palestine en 1948 et la moitié de la population restant dans son territoire natal, les moyens de mettre en œuvre la vision de l’État colon changèrent avec le temps, mais le but resta le même ; avoir autant de Palestine possible qu’avec aussi peu de Palestiniens possibles. Jusqu’en 1967, il imposa un régime militaire aux citoyens palestiniens en Israël et puis appliqua ce régime aux Palestiniens de la Cisjordanie occupée et de la bande de Gaza après la guerre de juin 1967. Les divers plans israéliens, certains brandis comme des propositions de paix, visèrent à résoudre la contradiction entre le désir de prendre possession de la terre (les 22% de la Palestine historique restant) sans incorporer les millions de Palestiniens vivant là afin de ne pas compromettre l’équilibre démographique de l’État juif élargi. Toute résistance palestinienne fut brutalement écrasée. Ni l’accord d’Oslo de 1993, ni le retrait unilatéral des colons juifs de la bande de Gaza en 2005 ne changèrent cette réalité. En fait, ce qui fut diffusé en tant que pas vers la paix rendit la vie encore plus difficile pour les Palestiniens.
Néanmoins, malgré ces développements tragiques, les organisations qui représentent le mouvement national palestinien — qu’il s’agisse de l’OLP, de l’Autorité palestinienne ou des partis palestiniens en Israël — poursuivent d’adhérer aux solutions à deux États en tant que la seule voie à suivre. Tant que cela sera la position officielle palestinienne, il sera très difficile d’offrir d’autres points de vue, y compris ceux basés sur le plan et la vision d’origine de l’OLP.
Un nouveau départ ?
Pourtant, il y a un facteur qui a permis à la pensée alternative palestinienne d’évoluer malgré la fragmentation et l’hésitation de la direction à aller au-delà de la solution des deux États. C’est le fait que la société palestinienne soit l’une des plus jeunes du monde et que ces jeunes attendent toujours d’exercer leur influence (ils sont à peine représentés dans les instances qui dirigent le mouvement national palestinien aujourd’hui). Cette jeune génération est très active dans le cyberespace. Elle a un gros avantage sur la génération précédente des militants palestiniens : elle peut facilement communiquer entre elle et surmonter la fragmentation physique que le sionisme a imposée au peuple palestinien. Cela peut expliquer son soutien à la vision d’un seul État et son scepticisme à l’égard de la solution à deux États.
Sur le terrain, en Israël, ces jeunes Palestiniens ont été actifs concernant ce qu l’on peut qualifier de résistance culturelle, comme l’a définie Antonio Gramsci : à la fois comme une répétition générale pour une résistance politique et un substitut à une telle résistance quand les circonstances ne la permettent pas. Cette résistance culturelle est centrée sur la Nakba de 1948 en tant qu’événement formateur qui se poursuit encore aujourd’hui. Ces jeunes Palestiniens visitent les villages détruits de 1948, les reconstruisent comme ils étaient dans le passé et construisent des modèles de la façon dont ils se comporteront lorsque le droit du retour palestinien sera mis en œuvre. Ils ont rejoint les jeunes de la bande de Gaza qui manifestaient sur la clôture qui les étrangle depuis 1994, demandant la levée du siège et le droit de retourner dans leurs villages de l’autre côté de la barrière. En même temps, comme cela coïncidait avec la commémoration de la Nakba, des cérémonies et des manifestations eurent lieu dans les zones palestiniennes d’Israël, reliant l’assaut de Gaza aux massacres de 1948.
Certains d’entre eux ont maintenant rejoint la campagne pour une solution à un État. La version mise à jour d’une solution à un État repose sur une perception très différente du conflit par rapport à celle qui sous-tend la solution à deux États. La solution à deux États suppose que le conflit en Palestine se situe entre deux mouvements nationaux ayant des droits égaux sur le sol. Elle réfère également à 1967 comme le point de départ de toute discussion sur l’avenir. Par conséquent, la Palestine est réduite aux zones occupées par Israël lors de la guerre de juin 1967 et les Palestiniens ne sont que ceux vivant dans ces régions. Deux groupes palestiniens importants sont exclus de cette perception : ceux qui vivent en Israël et les réfugiés palestiniens. De plus, cette solution exclut de l’équation de la paix 78% de la Palestine historique.
Les Palestiniens qui soutiennent la solution à deux États avancent les arguments suivants : premièrement, pourquoi abandonner une solution acceptée par le monde entier ? Deuxièmement, elle assurera la fin de l’occupation militaire israélienne ; troisièmement, un petit État-nation vaut mieux que rien. Cependant, il peut être intéressant de noter que cinquante ans de soutien à cette idée ont non seulement échoué dans la production d’une solution mais en outre ont fait empirer les choses sur le terrain. Enfin, la seule interprétation de la solution à deux États qui puisse fonctionner est celle sur laquelle Israël a insisté or cette interprétation ne mettait pas fin à la présence militaire israélienne en Cisjordanie ni au siège de la bande de Gaza.
Cependant, il sera très difficile de faire avancer la solution alternative d’un seul État tant que cette désunion persistera du côté palestinien. L’initiative visant à faire avancer le discours sur la solution à un État et les efforts pour établir un mouvement populaire sur le terrain continuent malgré cette situation difficile. Trois développements sont remarquables dans ce contexte. Le BDS (Mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions), les conférences du cycle One State et les différents mouvements pour le One Democratic State.
Boycott, Désinvestissement, et Sanctions
Le mouvement BDS est apparu en réponse des appels de la société civile palestinienne à la communauté internationale pour agir plus vigoureusement contre la politique israélienne en Palestine. Il a contourné avec succès la confusion de la position et la représentation officielles palestiniennes en se concentrant sur trois droits essentiels violés par Israël à l’égard des Palestiniens. Le droit des réfugiés palestiniens de revenir. Le droit des Palestiniens de la Cisjordanie occupée et de la bande de Gaza assiégée de vivre librement et de ne pas être soumis à l’oppression militaire, et le droit d’une citoyenneté égale pour la minorité palestinienne en Israël.
Ce mouvement s’accroît et a été très efficace pour galvaniser l’opinion publique mondiale dans la mesure où il est considéré par Israël comme une menace stratégique. La campagne BDS a donné aux activistes pro-palestiniens une orientation et une vision, même si ce n’est pas encore le cas du mouvement national palestinien. Il réfère à tous les Palestiniens comme méritant notre solidarité et notre soutien : ceux qui vivent en Israël, en Cisjordanie, dans la bande de Gaza, et les réfugiés.
Il contribue également à une nouvelle réflexion et à une nouvelle vision selon le modèle de la campagne de boycott contre l’Apartheid en Afrique du Sud. Cela signifie que la situation en Palestine ressemble à celle de l’Apartheid de l’Afrique du sud ce qui a encouragé les étudiants du monde entier à organiser chaque année La semaine de l’apartheid israélien, où la plupart des activités soulignent la nécessité de libérer la Palestine dans son ensemble.
Divers groupes se sont manifestés au fil des années pour faire avancer l’idée de la solution d’un État démocratique unique en Palestine. Ils ont d’abord produit un discours sur un État qui a crevé, comme le dirait Gramsci, le discours hégémonique sur la paix dans le conflit israélo-palestinien. La production d’un discours alternatif ne suffit pas, bien sûr, à changer la réalité sur le terrain. Cependant, cela aide à clarifier la dernière manche du jeu, à travers l’analyse des origines du problème. Cela a été aidé par l’émergence des centres universitaires consacrés aux études palestiniennes. C’est un nouveau phénomène ; jusqu’à récemment, il était difficile de légitimer l’étude de la Palestine en tant que projet académique distinct, car il était inclus dans le conflit arabo-israélien ou dans les études israéliennes. Ces espaces assurés pour le travail érudit ont permis d’approfondir notre compréhension des origines du conflit, un affrontement entre un mouvement colonial de colons et le peuple autochtone de Palestine qui, dans d’autres endroits, a abouti à l’élimination de l’indigène (Amérique du Nord par exemple), ou le départ des colons (en Algérie), et dans un cas rare à une réconciliation entre les peuples établis et les peuples autochtones (en Afrique du Sud). La Palestine est unique dans la façon dont les moyens qui ont été pensés pour l’élimination — à savoir le nettoyage ethnique — ne réussissent qu’en partie. C’est pourquoi le nettoyage ethnique de la Palestine se poursuit. Les Palestiniens l’appellent al-Nakba al-Mustamera — la catastrophe en cours.
Une nouvelle initiative
Les recherches entreprises par les partisans de ce projet et les nombreuses conférences sur la solution à un État ont aidé les mouvements sur le terrain qui soutiennent l’idée de mettre en évidence le lien entre la nature du conflit en Palestine et la seule solution viable au problème. L’analyse montre clairement que le conflit est une lutte entre un État colon et la population indigène. Un diagnostic précis est la première étape vers un pronostic réussi. La recherche a juxtaposé de manière constructive les différents modèles proposés pour une solution à un seul état : un État démocratique laïc, un État binational, un État islamique ou un État socialiste.
La nouvelle initiative rapportée au début de cet article cherche maintenant les points d’accord entre ses différents membres afin de créer un large consensus [2] de ceux qui croient en cette vision. Ce n’est pas une entreprise facile, mais c’est une entreprise nécessaire et les premières tentatives jusqu’à présent ont été très encourageantes. L’ autre défi pour construire le mouvement sur le terrain est de trouver le moyen d’impliquer davantage les femmes et les jeunes dans la conduite de ce mouvement. C’est un long voyage à venir, mais finalement sa direction paraît la bonne.
Traduction et présentation par Louise Desrenards pour La RdR
© Ilan Pappé et Revue Rebel