Bébé PHOTSOC a deux ans. Il avait fait ses premiers pas au printemps, il revient avec ses premières dents à la fin de l’été, et déjà il pose plein de questions. A la même période, en Nouvelle-Angleterre, l’automne fait la fête dans la forêt. Il accroche un peu partout des boules d’or, des taches écarlates, des guirlandes d’oranges où pointe en sentinelle le vert des résineux. L’orgie de jaune et de sang déferle du nord vers le sud, des sommets vers la vallée, du rude continent vers la fraîcheur océane. Le vent arrache, en tourbillons, de grandes volées de feuilles qui tombent en silence, avec la légèreté d’un simple flocon de neige. La vague automnale entraîne le feuillage dans une valse polychrome qui lui sera fatale. Un beau matin, saisie par le froid, la forêt se réveille avec la gueule de bois, une sale gueule ocre, boueuse, roussâtre. La tête des arbres, toute déplumée, se souvient à peine du vertige multicolore de la veille. La couleur, l’hiver lui a tranché le cou d’un coup.
Voici une quinzaine d’années, amicale équipe de photographes aussi rêveurs qu’enthousiastes, nous mettons le cap vers cette féerique et très photogénique déferlante. Atterrissage à Boston, location d’une voiture confortable, boîte de vitesses automatique, bonne humeur de rigueur ! Nous filons droit vers la campagne, nous émerveillant de tous et de tout. Comme ils sont chatoyants tous ces drapeaux américains arborés aux fenêtres des maisons, dans les jardins, dans les buissons... Comme leurs zébrures bleues et rouges résonnent sous l’azur au milieu de ces éclatantes frondaisons !
Soudain, patatras ! Tout s’effondre ! Sirènes de police hurlantes, les pneus crissant, les freins stridents, voici tout habillé de prose le shérif du comté avec ses acolytes : « Les mains sur le capot de la voiture ! Plus un geste ! » Fouille corporelle, vérification des papiers d’identité... Le marshal se calme : « Ah d’accord ! Vous débarquez de France aujourd’hui ? Des voisins d’un comité de vigilance ont téléphoné pour nous avertir que des types parlant une langue bizarre effectuaient des repérages pour un cambriolage. À l’avenir, soyez prudents et discrets ! C’est bon, circulez ! »
Un peu plus tard, nous apercevons dans un champ un cheval magnifique dont la robe blanche tranche avec les teintes mourantes s’accrochant aux branchages. Nous accoudant solidement à la barrière pour éviter de sortir le trépied, nous pointons nos téléobjectifs quand, derrière nous, surgie de nulle part, une mégère armée d’un tromblon nous lance : « Foutez-moi le camp ! Vous voulez faire du fric avec mon cheval sur un calendrier ? Et moi, j’aurais quoi ? Allez, déguerpissez ! »
Plus loin, et déjà moins souriants, nous découvrons un lac cerné par une végétation encore luxuriante. Pas un chemin où l’on puisse se promener. Partout, des pancartes : Private ! Keep out ! No trespassing ! (« Propriété privée ! Restez dehors ! Défense de passer ! ») Malgré nos efforts, ça n’arrête pas. No parking ! Keep away ! Don’t even think to park here ! (« Pas de stationnement ! Gardez vos distances ! Ne pensez même pas pouvoir vous garer ici ! »). Nous poursuivons notre délicate expédition, plus étonnés que mécontents. Quel drôle de pays, où le sens de la propriété l’emporte sur la liberté de regarder et de s’éblouir...
On dit parfois que la France suit les États-Unis avec une dizaine d’années de retard. Hélas, sur ce point-là, cela n’a pas traîné. Après la mort de la princesse des médias Diana dans un accident de voiture à Paris, la plupart des photographes ont été assimilés dans l’imaginaire populaire à des paparazzi capables de tout pour rapporter les images qui rapportent. On est allé de Charybde en Sylla en matière d’extravagance. Une affaire judiciaire autour de photographies de petits chiens a duré des années. Des photographes se sont vus poursuivis pour avoir audacieusement capturé l’image d’un volcan du Massif Central que l’on n’avait pas songé à collectiviser...
L’an dernier, dans son éditorial de Visa pour l’image, Jean-François Leroy déplorait le nombre de candidatures reçues avec une avalanche de portraits figés en lieu et place de la profusion de la vie avec son énergie sans limite, à laquelle des générations de photo-reporters nous avaient habitués. Nous-mêmes, à PHOTSOC, face à l’abondance des dossiers où les portraits dominent, nous nous sommes interrogés quant à cette tendance forte où l’image posée prend de plus en plus le pas sur l’image saisie sur le vif. On peut se demander si la législation dite du "droit à l’image" et l’attitude de moins en moins bienveillante vis-à-vis des photographes de reportage ne contraignent pas ceux-ci à modifier leur approche et leur écriture photographique pour obtenir les autorisations nécessaires, ou éviter d’en avoir besoin. Les visages de la photographie ET DE LA SOCIETE contemporaines en sortiront bouleversés. Personnes floues, prises de dos, de loin, silhouettes fugitives, têtes coupées, faces absentes, rues désertes, images retravaillées sur l’ordinateur, mais par ailleurs modèles complices et consentants, corps figés... Quelle mémoire allons-nous laisser ? Comment préserver notre liberté de révélateurs du monde quand on voudrait nous faire passer pour des voleurs d’images ? Nous avons donc choisi de faire cette année du portrait en photographie sociale le thème majeur présenté afin de réfléchir à cette évolution.
Bien sûr, la photographie de portraits n’est pas en cause. Elle a toujours été inscrite comme un élément important du regard porté sur leur époque par les photographes concernés. Mais si nous poursuivions sur cette pente savonneuse, la créativité, en matière d’information mais aussi de poésie, s’en trouverait stérilisée. Les vivantes banlieues de Doisneau, les instants décisifs de Cartier-Bresson, les vigoureux angles vifs de William Klein, les moments de vacance de Robert Frank, et tant d’autres... : une bonne partie de l’histoire de l’art photographique serait à jeter à la poubelle si l’on s’en était tenu aux règles d’aujourd’hui.
Tout le monde ou presque maintenant a le moyen de faire des photographies avec les appareils jetables, le téléphone portable, des compacts bon marché. Pourtant, on sait encore à peine savourer les images, surabondantes, qui s’accumulent souvent comme autant d’immondices superflus. En matière de lecture et d’analyse d’images, notre société est quasi analphabète. Quelle est la part de l’histoire de l’art dans nos écoles ? Comment apprend-on à déchiffrer les images, à décrypter leur profondeur, à mesurer leur importance, à jouir de leur intensité ? On sait à peu près que les images valent quelque chose sur le plan financier, monétaire, en tant que marchandise. Mais sur les plans poétique, humain, relationnel, éducatif, artistique, etc. que sait-on ? Or, si on veut avoir une chance d’inverser la tendance négative actuelle, c’est dès le plus jeune âge qu’il faut porter le message, instaurer la confiance, susciter le bienfaisant plaisir de vraiment regarder, de bien voir, de contempler attentifs l’infinie variété du monde et de partager ce ravissement au travers des images.
Lieu d’expositions, PHOTSOC veut contribuer à cet effort nécessaire en étant, aussi, un lieu de rencontres, de réflexion, de recherche et de sensibilisation du public, notamment des plus jeunes. C’est pourquoi sont organisés des colloques, des tables rondes, mais aussi des ateliers pour enfants dans les écoles de Sarcelles , une résidence d’artiste en partenariat avec les commerçants. Un prix sera offert à un vainqueur du concours organisé en collaboration avec les enseignants. Nous avons lancé le GRAND PRIX PHOTSOC, 300 photographes y ont participé. Toutes leurs oeuvres ont été mises en ligne sur notre site. Débutants, amateurs avertis et professionnels se retrouvent côte à côte, comparés par les visiteurs en de fructueux échanges. Nous avons créé des connexions fertiles avec d’autres sites sur la Toile de façon à enrichir encore les débats et encourager l’engagement humain. Pour exemple, le partenariat avec la Boîte à Pixels, forum d’échanges entre passionnés de photographie. Chaque jour, chaque série présentée a pu être étudiée, discutée, critiquée : on y trouve des centaines de pages d’intervenants sur la photographie sociale, sur la création et l’écriture photographique, sur la représentation de la banlieue. Ou encore le partenariat extrêmement fécond avec les écrivains de la Revue des Ressources, dont témoignent les pages qui suivent.
C’est en multipliant ces actions que nous susciterons une nouvelle vision et saurons bâtir ces lieux d’éducation, d’art et de culture dont nos concitoyens, en banlieue comme ailleurs, ont le plus urgent besoin. Savoir regarder le monde et ses images, comme autant d’espaces de méditation, offrirait de réels outils d’émancipation. Il nous faut des cadres adaptés pour organiser des événements culturels à la mesure de villes délaissées comme Sarcelles. La force des banlieues dédaignées, pauvres en moyens financiers mais riches en possibilités humaines, ce sont le courage des classes laborieuses, la jeunesse de leurs populations, la variété des cultures, la diversité des apports, le formidable tissu urbain et tout le lien social qu’engendre le dynamisme d’une vie associative exceptionnelle. C’est d’abord ici que doit s’exercer notre effort pour que la beauté soit perçue comme un élément vital.
Si nous laissons au contraire s’envoler les plus essentielles des images au vent froid de l’ignorance, de la bêtise et des appétits mercantiles, nous préparons à notre imaginaire un sale hiver et une vilaine gueule de bois.
Des auteurs nous parlent... Des auteurs nous montrent... la grande comédie humaine. Silence, on tourne... la page...
Xavier ZIMBARDO, Directeur artistique de PHOTSOC