La Revue des Ressources

MYTHES 

1/3

vendredi 31 octobre 2025, par Kristof Guez

 

MYTHES

Photographies et textes de Kristof Guez - 1/3

« Écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. Je n’ai pas chercher à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des évènements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée, des situations et des sentiments qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre de la vérité sensible. »
Annie Erneaux

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J’ai découvert les paysages grecs à l’âge de 3 ans, en 1975, avec mes parents, lors d’un séjour à Antikira, village du cœur de la Béotie, à quelques kilomètres de Delphes, dans le golfe de Corinthe. Ce lieu fut le théâtre de mes premières expériences au travers de la découverte des éléments : l’eau, la terre, l’air.

Ces moments et ces paysages ont impressionné ma mémoire, comme une image impressionne une pellicule. Suite au divorce de mes parents, je ne suis pas retourné en Grèce pendant 15 ans, mais les images de cet endroit sont toujours restées en moi au point de m’obséder et faire naître un immense désir de mer et de montagne. À partir de ces souvenirs d’enfance et des photographies rassemblées dans l’album familial, j’ai fondé mes propres mythes et croyances ; je suis devenu photosensible.

Une fois adolescent, j’ai commencé à pratiquer la photographie et il m’est apparu nécessaire de transformer ces images « latentes », de remonter aux origines de cet imaginaire, de ce lieu fantasmé. En 1992, je décidai de retourner là-bas avec un ami. Je compris alors toute l’importance de ces paysages qui avaient sommeillé en moi. C’était décidé : ce lieu constituait désormais mon point d’ancrage. Depuis 2008, je suis retourné séjourner régulièrement dans ce village en famille avec mon jeune fils. J’ai décidé, muni de mon appareil photographique, d’entamer une exploration plus systématique de cette contrée pour en révéler les différentes facettes et strates historiques.

Pour lever l’ambiguïté que j’entretiens avec ces lieux j’ai commencé par interroger ma mémoire en la confrontant au réel. Mes photographies sont des traces de ces questionnements, la quête d’une part manquante. L’inventaire de ces découvertes forme progressivement un ensemble qui sera de l’ordre d’une concrétisation. J’ai arpenté ces lieux en formant des cercles à partir du village, et puis je me suis progressivement intéressé à un espace géographique plus large, formant des allers-retours entre le passé et le présent, entre la fiction et le réel, la mythologie grecque et mes propres mythes. Conscient de la grande subjectivité du regard, j’ai voulu le décentrer pour tenter de voir ces lieux “tels qu’ils sont”.

La mémoire intime

Ma Grèce a pour centre la piste de danse de la discothèque Annabelle dans la baie de Saint-Isidore. Elle représente le point de départ de ma démarche autobiographique. Elle est à l’origine de cette quête d’identité, de cette démarche d’exploration de ma mémoire. Il y a une volonté de confronter une réalité fantasmée à une réalité vécue. Le divorce de mes parents a déclenché ce rapport trouble à la vérité et à la dualité. Qu’est-ce que ma mémoire a gommé, déformé, oublié ? Est-ce que ces évènements se sont vraiment déroulés ?

Les images présentées dans cet espace temps sont des photographies qui représentent un espace géographique réduit à la petite baie de Saint-Isidore. On y trouve une discothèque, des ruines antiques, notre maison. Les premières photographies prises par mes parents et leurs amis grecs dans les années 1975 constituaient une archive familiale. J’ai complété cette archive lors de mes différents séjours entre 1992 et 2020. L’histoire raconte des liens intime tissés entre quelques personnes et ce petit territoire.

La discothèque Annabelle

Georges et son cousin Isidore sont les maitres des lieux. Je suis un des seuls enfants ici, c’est le domaine des adultes, je traine au milieu des gens qui dansent, qui s’amusent. Un biberon dans une main, de l’autre main je finis les verres qui restent sur les tables. Aujourd’hui à chaque fois que Georges me présente à quelqu’un il raconte cette histoire, ne parlant pas le grec, je ne peux rien ajouter. Je suis l’enfant qui termine les verres. Georges est l’un des premiers DJ de Grèce, ses mixes de morceaux ont fait danser des milliers de personnes au cœur de la piste de danse de la discothèque Annabelle. Nombre de couples d’Antikira et d’ailleurs ont fait connaissance, se sont serrés, aimés pour la première fois ici. Lorsque nous repartions de Grèce, Georges nous laissait des cassettes de ses mixes. Musique grecque, disco et variété internationale s’enchainaient sur ces cassettes de 60 minutes. La sensation d’être resté longtemps en contact avec Antikira alors que nous n’y retournions plus provient du fait que nous écoutions souvent ces cassettes dans notre appartement du 18ème arrondissement à Paris et plus tard dans notre ancienne ferme de montagne en Haute-Savoie. Ce pays lointain a accompagné mon enfance au travers de cette musique.

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La mémoire collective

Certainement habitée depuis l’âge de bronze ancien, la baie de Saint Nicolas a connu une certaine prospérité entre le 14 ème siècle et le 12 ème siècle avant JC, certaines tombes trouvées permettent d’évoquer une occupation intermitente ininterrompue jusqu’au 2 ème siècle et l’établissement de Médéon connait une période florissante du 6 ème au 13 ème siècle.

Dans l’histoire récente, la Grèce a successivement été touchée par la guerre mondiale, la guerre civile et par une crise économique majeure (2008). La Béotie a largement souffert de l’occupation nazie, comme à Distomo (comparé à Oradour sur Glane) où 232 habitants furent massacrés par l’armée allemande. La guerre civile, qui a duré de 1946 à 1949, rend la situation encore pire qu’au milieu de la guerre mondiale. Aux dizaines de milliers de morts de la guerre civile s’ajouteront près de cent mille départ de réfugiés qui quittent leur pays. L’instabilité se prolonge jusqu’à 1952-1953 où enfin la réappropriation de la démocratie sera longue mais mènera progressivement à la mise en valeur de ses richesses naturelles du pays. C’est pour cette raison que l’usine “Aluminium de Grèce”, a été fondée en 1960 par un conglomérat comprenant le producteur français d’aluminium Pechiney. Elle est implantée dans la baie de Saint Nicolas dans la commune d’Aspra Spitia.

Ce projet correspondait aux préocupations inscrites dans le plan quinquennal grec 1959-1963 qui envisageait d’utiliser les matières premières nationales et de fournir des marchandises exportables, de plus, un complexe d’aluminium assure des débouchés aux réalisations hydro éléctriques environnantes. Cette usine a participé au dévellopement de cette région mais aussi à celui de la Grèce en faisant entrer le pays dans l’ère industrielle.

Cet espace temps démarre au début du 20 ème siècle, il montre les lieux où l’exploitation du minerai de bauxite a modifié les paysages de cette zone au fur et à mesure des années. Par la création d’un outil de production unique et d’une cité moderne, cet espace a connu une métamorphose rapide à partir des années 1960 alors que le pays connait des vagues d’instabilités politiques constantes.

L’usine d’aluminium

La volonté politique de stabiliser le pays en créant de la richesse par la production d’aluminium n’est pas sans effet. Les habitants des communes voisines n’ayant généralement pas les compétences techniques utiles, il a fallu chercher le personnel dans tout le pays et même à l’étranger.

Le vaste complexe de l’usine a été édifié par des grecs de terre natale ou enfants de l’exil tels ces grecs revenus d’Egypte, et administré jusqu’en 1980 par des français. Une relation complexe s’est établie entre les habitants et l’usine qui apporte travail et développement, elle est aussi parfois vécue comme une colonisation d’un espace préservé.

Toutes les personnes que l’on croise ici ont un lien avec l’usine. La famille, les voisins ont travaillé à un moment pour un prestataire, un sous-traitant ou même à l’usine. En 2008, l’association Greenpeace patrouillait dans la baie d’Antikira avec le Rainbow warrior 2 pour alerter la population des dangers environnementaux liés à la mise en service d’une nouvelle unité de production électrique thermique au charbon sur le site de production de l’usine.

Ici, quand on demande si l’usine a pollué et continue à polluer, on n’obtient jamais de réponse très claire.

Aspra Spitia, la ville blanche

À deux pas du petit village d’Antikira, la ville d’Aspra Spitia a été fondée en 1960 pour loger les ouvriers de l’usine d’aluminium.

Conçue par l’urbaniste Doxiadis, la cité comprend plusieurs zones ; l’une est dédiée aux poètes, une autre aux divinités de la mer ou aux héros de la révolution de 1821, et une autre aux philosophes : Agamemnonos, Socratous, Phytagorou, Valaoritou.

On y trouve des équipements exceptionnels, un cinéma d’été, un cinéma d’hiver, un théâtre, un grand stade de football, des terrains de tennis, deux églises, un centre commercial, des commerces, un immeuble. Le nombre de salariés de l’usine ayant fortement diminué, les logements sont en grande partie vacants, les équipements encore entretenus sont sous exploités.

Le surdimentionement et l’aspect fantomatique de cette ville donne l’impression que ce mythe industriel approche lentement vers la fin d’un cycle.

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L’imaginaire collectif et la fiction

En Grèce sont nés les mots et les catégories mentales qui sont encore les nôtres. Les épaisseurs du temps cohabitent et s’offrent à nos yeux dans une certaine banalité. Lieux de naissance de la pensée européenne et de ses fantasmes.

Les paysages de mer et de montagne sont porteurs d’histoire, de sens, de signes pour la culture et l’imaginaire européen notamment au travers de la mythologie. Les pierres et les ruines sont des médiums qui nous relient à ces temps anciens.

La mémoire grecque présente dans chaque cailloux provoque un certain vertige à ceux qui les observent avec intérêt.

Cette histoire universelle ancrée dans la réalité ne cesse de dériver vers les territoires du rêve et à force nous bousculer c’est le réel lui même qui bascule. Sous la lumière grecque le rêve et la réalité se synchronisent.

Cet espace temps prend source à l’âge de bronze et se termine en 2020.

Il montre plusieurs lieux de la mythologie comme Delphes l’antique nombril de l’univers où officiait la Pithie, ce haut-lieu de prédiction et d’expression de la parole divine par l’intermédiaire d’un oracle.

Delphes, l’antique nombril de l’univers.

Selon la légende, le sanctuaire de Delphes aurait été fondé par le dieu Apollon lui-même après qu’il eut construit le temple de Délos. Apollon est le dieu des arts, de la divination et des oracles. Le passé et l’avenir sont connus de lui, et il les fait connaître aux hommes.

Des milliers de touristes viennent en ces lieux pour voir pour percer un mystère étrange et tenter de comprendre. Est-ce que ce sont bien ces montagnes, cette mer qui ont servi de décor à des récits fantastiques et dramatiques ? On est ici en présence d’un tourisme de masse, avec son cortège d’autobus garés les uns derrière les autres tout au long de la route sinueuse. Un groupe de touristes asiatiques visite le site archéologique, déambule sur le terrain escarpé, sous un soleil écrasant, tentant de suivre le guide portant une ombrelle pour rester identifiable parmi ce flot sans fin.

La mer.

La nuit tombe, je suis accroché avec notre chien sous la bâche avant du Zodiac. Gros temps sur la mer de Corinthe, le danger et la peur sont perceptibles dans le comportement de mes parents. Un séisme a déclenché une tempête soudaine.

Isidore et Georges inquiets de nous savoir en mer sont venus à notre secours. Cette événement est resté gravé dans la mémoire de notre famille, j’ai découvert la dangerosité de la mer ce soir-là et la fragilité du couple parental. Une fois adulte je me suis souvent demandé si cet incident n’est pas à l’origine du divorce de mes parents. Le comportement de mon père ayant été jugé irresponsable.

Kristof Guez © 2020



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