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Poème à Trotsky 

samedi 4 septembre 2010, par Carlo Bordini, Olivier Favier

Et qu’auras-tu donc pensé
tué par tes propres frères
traqué par les mitraillettes prolétariennes
un goût de douce amertume
un goût de sang dans la bouche
qu’auras-tu donc pensé des hommes
si toutefois tu as pensé
Léon Trotsky


 
En 1918 Trotsky était à la tête
de l’armée rouge. Il avait dû organiser,
comme on le sait, une armée à partir de rien.
Il avait organisé une cavalerie faite
d’ouvriers,
utilisé l’esprit patriotique de nombreux officiers
tsaristes,
organisé l’action de groupes qui agissaient isolément,
etc. Il avait dû
être rusé, malin, impitoyable, et
voir loin.
Il sut qu’Alekhine, champion du monde d’échecs,
et l’un des plus grands génies, du monde des échecs,
grand maître international,
était en prison à Moscou.
Il alla le trouver et le défia
pour une partie.
Alekhine, craintif, commença
à jouer mal.
Trostky lui dit : si tu perds,
je te fais fusiller.
Fut-ce son arrogance de satrape
ou l’exaltation de la lutte
qui lui inspira cette phrase sans aucun doute ironique ?
Alekhine voulait-il perdre ?
Trotsky peut-être voulait-il perdre ?
Tous deux peut-être voulaient-ils perdre ?
Elle m’a toujours frappé cette rencontre
entre le stratège et le joueur d’échecs
comme la partie d’échecs entre le cavalier
et la mort
(il y a une très belle photographie de Tito
qui joue aux échecs).
Trotsky voulait-il perdre ?
Son âme juive concevait-elle déjà
le terrible exode ?
Alekhine gagna. Un peu plus tard
il fut libéré et émigra à Paris.
Il fut champion du monde
de 1927 jusqu’à peu de temps avant
sa mort. Il se suicida en
46, accusé
de collaborationnisme aves les Allemands.
 



 
Dans ma jeunesse j’ai été
trotskiste pendant bien des années. (les meilleures années). Je fus sous l’emprise
du charme de Trotsky ;
un homme défait.
Je fus sous l’emprise de cette angoisse de la défaite
de ce charme de l’angoisse de la défaite,
cet homme défait,
doublement défait,
Moi étudiant je fus sous son emprise.
De cet homme noble et souffrant,
et fort en même temps,
moi qui ai eu un père
général, et fasciste, et pas très charmant,
je fus sous son emprise.
Maintenant je te revisite
et je me vois moi-même.
Ta férocité purifiée par la mort,
Tu fus un père
honnête,
un exemple,
une figure noble,
Un guerrier
qui sait mourir.
Moi qui ne savais absolument pas quoi faire de ma vie,
je choisis ta mort
imprégnée d’intelligence.
Toi, intellectuel juif radical,
pédant,
cristallisé et mis en miettes,
père souffrant
nouveau Jésus et Christ.
Le charme du martyr
m’hypnotisa étudiant.
Je fus fasciné par l’homme tranchant,
presque pirandellien,
capable de s’exprimer
en phrases lapidaires
“Ni paix ni guerre”
“Prolétaires à cheval”.
Comme tant d’autres toi aussi tu mourrais pour les autres
noble cavalier
moi aussi j’ai mangé un petit bout de toi.
Ta nourriture est trop empoisonnée.
Homme à l’équilibre
toujours déplacé en avant
en mouvement incessant
peut-être que tu voulais tomber (en avant).
Et le plus beau était que tu avais raison
ou au moins que tu avais en grande partie raison.
Je me pelotonnai dans ta raison, parce que tu avais raison,
mais de toute façon, c’était désormais une raison défaite, et ainsi,
je vivais à l’arrière de l’histoire, installé confortablement.
Personne ne pouvait me déranger. De toute façon, tu étais mort, désormais.
Je devrais attendre encore quelque dizaines d’années avant de mourir
et d’ici là je tenais ma raison. Étudiant, je décidai ainsi.
Et pourtant ta rationalité radicale était héroïque
il est confortable de vivre de l’héroïsme d’autrui. Ainsi je mourus en vivant.
Puis je renaquis. (Je ne pouvais pas renaître si je n’étais pas mort avant). de ta mort
que renaît-il ? Rien. Une seule phrase, une seule
parole,
“Ou socialisme ou barbarie”. La raison qui a été défaite a sa revanche. Revanche horrible, tragique]
[revanche, tragique conscience, annihilante
prophétie. Je vécus ruisselant de mort, sachant ce qui se
produirait, et maintenant que la barbarie
se propage, et que ton optimisme tombe,
ton intelligence ne tombe pas. Intelligence stérile. C’est vrai : ou socialisme
ou barbarie. La barbarie se propage,
ou socialisme ou barbarie. Je le savais moi et feignant
l’optimisme révolutionnaire
je contemplais la catastrophe de l’Histoire.
Peut-être que je voulais perdre moi aussi, comme l’histoire que j’ai racontée,
dont je ne sais si elle est vraie,
mais qui m’a fasciné
Trotsky, chef de l’armée rouge, défie le
champion du monde des échecs, tous deux
veulent perdre, tous deux perdent, finissent
tragiquement, mais qu’il est beau,
qu’il est beau de choisir le côté perdant, mourir par procuration
à travers
les autres,
se suicider en effigie
(durant cette période j’avais pensé au suicide comme possible
stratégie
de mon impression d’inutilité)
et puis je tombai sur l’article de journal qui parlait de cette
partie d’échec
et j’en fus
fasciné
maintenant je suis très différent du moment où j’ai commencé cette
poésie
je sais beaucoup de choses
et tant d’autres encore qui ne sont pas écrites ici
durant cette période il y avait aussi une jeune femme blonde un amour malheureux
j’ai trop joué avec les sentiments des autres
Ce n’est pas vrai : je vécus une situation de millénarisme
c’est pourquoi je demeurai si longtemps.
dans ce monde qui sombre dans la barbarie


Carlo Bordini, traduction Olivier Favier. Texte original in Carlo Bordini, I costruttori di vulcani, Tutte le poesie 1975-2010, Luca Sossella editore, Bologna, 2010.

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