Annoncé par Ariel Kyrou, dans son très savant Techno Rebelle (Denoël, 2002), comme l’ouvrage absolu, Modulations (somme orchestrée par Peter Shapiro) examine avec un soin inégalé les diverses faces de la musique électronique depuis ses origines.
La force de cet ouvrage tient pour beaucoup à la conviction de Iara Lee et de son label Caïpirinha qui entend « célébrer sans relâche les cultures hybrides ». Cette jeune cinéaste d’origine coréenne réalise Modulations en 2000, recueil collectif accompagné d’un film et de deux albums compilation. L’objectif est « de faire table rase des notions préconçues qui régentent la musique mélodique ».
Cette traversée de la musique électronique propose une chronologie qui fait remonter ce courant trublion à 1876, autrement dit à l’invention du téléphone par Alexander Graham Bell. Frank Zappa, l’un de ses pionniers tumultuaires, plus souvent évoqué dans le livre d’Ariel Kyrou, suggérait que les opus magnum, généralement ignorés par l’industrie du divertissement, fussent diffusés au moyen du téléphone. Toujours à la pointe du subversif, le compositeur qui ne connaissait pas encore le modem, à l’instant où il développait cette idée, préfigurait la libre circulation de la musique par le Net.
L’amplification des théories et applications de Luigi Russolo (L’Art des bruits qu’il écrivit en 1913 est disponible chez Allia) de même que les œuvres de musique concrète de Pierre Schaeffer par les manipulateurs actuels d’informatique et de platines révèlent une position particulière de la musique dans son évolution vers une plus grande liberté. Cette liberté périlleuse pour la société de masse est définitivement favorable à la création enfin affranchie des diktats du marché.
Dans sa posture post-punk, l’agitation électronique à travers ce que l’on pourrait nommer le hip-hop déviant, dépossède les pouvoirs marchands de leur emprise sur le rock de scène, médiatique et spectaculaire. Modulations livre un entretien avec Genesis P-Orridge (ex-Throbbing Gristle) qui marqua l’avancée séditieuse de la musique industrielle sur le chaudron punk. Pour Genesis P-Orridge, il ne s’agit pas de maîtriser ne serait-ce que deux ou trois accords de guitare pour être crédible, il suffit de se munir d’un magnétophone à cassettes, d’un microphone à condensateur et d’enregistrer l’instant présent. La musique n’est ni virtuosité ni simulacre de virtuosité, elle est ce que l’on veut qu’elle soit.
L’expansion sans limites de la musique électronique corrobore la pensée libertaire de Theodor W. Adorno qui dénonçait avec Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute (1938) les « produits normalisés, désespérément semblables ». La mobilité des musiques électroniques qui n’ont de cesse d’aller toujours plus loin, congédie « les marchandises musicales standardisées » tout en réévaluant l’écoute. Car il s’agit d’écouter comme on lit afin de saisir les infinies variations proposées par des « travailleurs en chambre peu fortunés » (Rob Young).
Il semble, en effet, que la tension qui anime le hip-hop alternatif et ses sonorités mutantes échappe aux cloisons instaurées par les faiseurs. Et j’entends par faiseurs ceux qui cherchent, dans la musique des jeunes, des occasions de plus-value, ceux qui feignent l’art en exagérant sa technique.
Ce que montre Modulations, c’est la perte d’un commerce. L’art des bruits existe sans le recours aux chevaliers de l’industrie. Le home studio, la musique composée à l’écran font tomber les puissances de l’argent. La multiplicité des instruments et des techniques, l’esbroufe scéno-stroboscobique et ses effets paillettes n’ont plus lieu dès lors que l’œuvre jaillit d’un micro-ordinateur, comme le roman surgit d’un stylo.
La principale révolution dans ce domaine fut écrite par William Burroughs qui distingua la toute maîtrise de l’aléatoire. Avec le cut up, il autorise le jeu, l’arbitraire. Dans Révolution électronique (Hors Commerce, 1999), deuxième manifeste du son-bruit après le texte fondateur de Luigi Russolo, il montre comment la panique peut s’instaurer à partir de sons enregistrés. Il enseigne la subversion par l’usage détourné des bandes. L’électronique, selon Burroughs, est cette mécanique dangereuse qui peut retourner le monde.
John Cage fit monter la pression en établissant que le silence était un acte musical. Il effectua un saut quantique en composant Imaginary Landscape N°I (1939). Cette œuvre pour trois platines inaugurait le platinisme. John Cage et ses happening-concerts bouleversait l’ordre établi pour la jubilation de quelques-uns situés à l’underground de l’underground.
Aujourd’hui, la musique électronique qui a fait fusionner Stockhausen et les gamelans balinais, l’improjazz, le rock psyché, les rythmiques funk, le scratch et le cutting est parvenue à ce rêve libertaire : annuler les cloisons qui séparent les genres, effondrer les murs de Berlin qui divisent l’univers sonique.
L’avant-dernier chapitre de Modulations est consacré au downtempo. Ce principe né « des techniques de la technologie de la culture dance » s’inscrit dans une logique post-rave. Il restaure l’écoute au sens où Theodor W. Adorno dénonçait « le rejet présomptueusement ignorant de tout ce qui est inhabituel ». Pour Adorno, en effet, il s’agit d’en finir avec la réification musicale qui rejette en fond, comme une tapisserie, toute entreprise d’organisation des sons. Le musicologue allemand, complice de Walter Benjamin, s’alarmait que la musique compose avec la gesticulation et les margouillis du commerce.
Aphex Twin, Autechre, Boards Of Canada, DJ Shadow, Oval et Scanner appartiennent à cette vague suggérée par le sociologue Alvin Toffler lorsqu’il affirme que « la société de masse explose » sous le butoir de la démassification de la production. Les nouveaux canaux de distribution (nouvelles scènes, petits labels, téléchargement, webzines…) qui échappent au rouleau compresseur de la culture ultralibérale brouillent les pistes d’un système phagocytaire. Voué à la récupération des marges et des vagabondages, le système se régénère en commercialisant les anomalies. Il se reproduit en pactisant avec ses contraires. C’est ainsi que toute dissonance finit par être matée dès lors que la dissonance réclame de l’écoute.
Deux obstacles résistent à la récupération phagocytaire du système : le sampling et l’invisibilité. Le sampling (ou citation-collage) issue des trouvailles de William Burroughs et Brion Gysin est la plus effrontée des attaques contre le marché. Il détruit la notion de propriété, le concept d’ego scriptor, l’art en tant que signature. Car si l’art est une zone libre au même titre que l’air, l’eau ou la forêt alors, rien ne peut le désigner comme revenu ? L’art n’est qu’un souffle expiré de l’homme et l’homme est ce qui est égal.
Le sampling est l’expression moderne du plagiat revendiqué par Lautréamont. Car Les Chants de Maldoror furent écrits par un pilleur qui revendiquait le droit au sampling. Il disait : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. » Isidore Ducasse échantillonnait si subtilement qu’il reprit (ou détourna, si l’on veut) non pas Buffon de première main, mais Buffon d’après l’Encyclopédie d’Histoire Naturelle rédigée par le Dr Chenu entre 1850 et 1861. Jorge Luis Borges exalta le plagiat dans l’une de ses Fictions qui relate l’odyssée du Nîmois Pierre Ménard persuadé de pouvoir écrire les aventures de Don Quichotte. Selon Borges, « le texte de Cervantès et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche. » Extraordinairement, Pierre Ménard parvient à reproduire quelques pages du Quichotte coïncidant mot à mot et ligne à ligne avec celles de Cervantès. Pierre Ménard après Lautréamont instaure la liberté de créer en produisant de l’identique.
Bill Laswell décrète : « Je ne crois pas au copyright. Je pense que tout devrait être gratuit. » Cet aveu confirme la mort de l’art vendu au mètre et la fin des idoles en piste ainsi que l’avait vu Dada durant les riches heures du Cabaret Voltaire. Le Kopyright Liberation Front des Justified Ancients of Mu Mu ne fit qu’illustrer en actes le message de Lautréamont amplifié par les Situationnistes. Seulement, le détournement d’une breloque d’Abba par ces militants de l’art sans copyright leur coûta un autodafé : l’œuvre fut détruite. On se souvient peut-être du groupe Negativland condamné pour avoir samplé et remixé des tracks de U2. John Oswald de Plunderphonics connut la même mésaventure ayant transformé le Bad de Michael Jackson en Dab iconoclaste. Les idoles ne veulent rien céder de leur propriété car elle égale sans doute le royaume de dieu. Coldcut (Matt Black & Jonathan More) inventent proudhoniennement le copyleft, méthode inspirée de Sébastien Faure et de Burroughs qui dit oui à la « reprise individuelle ».
L’autre déconvenue au système qui réclame toujours plus d’images, c’est la théorie de l’obscurité telle que l’exposent The Residents à travers la figure de Senada. Apparus au milieu des années 1970, se revendiquant de Zappa, ils font du studio d’enregistrement leur unique instrument. The Residents refusent le spectacle du moi groupusculaire. Ils ne veulent être rien sinon des parodies humiliantes des Beatles, des masques emboucheurs de sons. Et c’est ainsi que pour progresser dans son art Paul McCartney dut disparaître dans The Fireman, groupe obscur mais résolument authentique comme on aime à user ce mot de nos jours.
La théorie de l’obscurité implique que l’art n’est possible que dans l’effacement des visages. Le meilleur de la musique dépend de l’absolu anonymat. N’est grand que ce qui est personne. « Puzzle libertaire », selon Ariel Kyrou, le sampling s’inscrit dans la continuité de Lautréamont, de Borges, des Residents. Il est l’arme qui met en péril l’industrie phonographique fondée sur le célèbre, le notoire, le rentable.
Il importe désormais que le brouillage s’impose comme un au-delà des genres, des styles, des signatures, des marques. Que la musique, citations et collages, cutting & scratch, se répande en un réseau de forces échappant au contrôle des puissances d’argent. Qu’elle se réalise sans fin ni bord comme le rhizome deleuzien qui prévoit que « chaque point se connecte avec n’importe quel autre ».
Le downtempo qui récapitule ce que l’on a nommé l’intelligent techno, selon des interfaces qui ignorent le poisson mort du marché, signale des découpages qui n’ont rien, mais rien à voir avec la recherche du succès. Il ne s’agit pas de plaire mais de défaire. L’important n’est pas de conquérir ou de séduire mais de démanteler.
Et d’abord, démanteler les codes de conduite de l’art, couillonner le semblant, crader les sons. Le bruit est ce qui convient pour couvrir l’esthétique glam, le groove consensuel. Particulièrement le bruit des colères, de l’émeute. Le bruit de l’émeute fut évoqué par Luigi Russolo comme le futur du son anémié. Russolo voulait conquérir « la variété infinie des sons-bruits ». Il fabriqua les intonarumoris, instruments fondateurs d’un désordre hors piste qui donna naissance au son hardcore.
On l’a compris, le hip-hop déviant est plus proche des Ursonate de Kurt Schwitters que de Giorgio Eurodisco Moroder. Les dissidents qui louvoient dans ces micro-genres que sont l’ambient et l’electronica, s’appellent Boom Bip, Buck 65, Clouddead. Ils composent cette frange audacieuse de la musique électronique contemporaine qui fait coïncider l’aventure sonore et le contact avec le réel. Mixtes du concret/abstrait, ils font évoluer le hip-hop vers ces régions frontalières où les musiques savantes et le rock ont définitivement cessé de s’opposer.
Dernier exemple : Abstrackt Keal Agram (Tanguy Destable & Lionel Pierres) et l’album, Bad Thriller, qui donne raison à la théorie du flux deleuzien contre le style unique, univoque, fixe. En 9 pistes serrées, les Humpty-Dumpty d’AKA accentuent l’alchimie de Cluster Ville, un opus dans lequel s’effectuent de rares sculptures sonores. Bad Thriller s’entend comme un patchwork de lumières noires. Ambiances vénéneuses, métaphores de l’étrange évoquant le cinéma d’angoisse se combinent à l’alacrité de petites bulles soniques qui invitent à danser dans sa tête. Un remix de « Jason Lytle » par les Antibois de M83 laisse exploser un ostinato de guitares flamboyantes qui rappelle cette loi du débit-crédit auquel AKA ne peut échapper. Le duo qui expérimente l’usage offensif des sons revendique les sortilèges de Nirvana, les explorations hardies de Scott Heren (Prefuse 73), Josh Davis (DJ Shadow), Richard James (Aphex Twin) et l’électro minimaliste de Boards Of Canada.