Pour ceux qui l’ignoreraient encore, le rock est soluble dans la littérature. Hostile aux mœurs fossiles et à la biensonnance, il est la source où vont boire les écrivains qui cherchent la frénésie quand d’autres se rencognent au fond de leur contemplation. Toute une génération happée par la lecture de Jack Kerouac et de William S. Burroughs s’est coulée dans ce microsillon fertile où l’on conduit son œuvre en rêvant, les yeux parfois fermés, une bouteille couleur malt à portée de main.
Il en est résulté un genre, une attitude et un style d’écriture où le torrent d’images versicolores l’emporte sur le ruisselet y compris féerique. Hunter S. Thompson fut le band leader d’un courant qui laisserait parler le sujet sans fin, cru, halluciné, jamais suave. Il engendra des génitures portant un œil impératif et l’oreille puissamment scandée. Ceux-là avaient une plume à la place des paillettes, un calame irascible, nerveux, individuel. Ils écrivaient comme on vit, en dansant et en titubant. Il donna naissance à des vocations qui combinaient l’écoute et le goût des mots, le cœur battant dans le sillage flexueux des hordes. L’existence n’avait de sens qu’orientée vers des caves où sonnent les voix encrassées, aigres, luxurieuses.
Tom Wolfe, Lester Bangs sont ces figures tigrées de poussière qui refusaient d’écrire en tapinois. L’auteur de Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués, de Fêtes sanglantes & mauvais goût [1] incarne à lui seul l’expérience des limites comprise dans cette géographie où le rock est un confluent de l’abus. Lester Bangs meurt en 1982 âgé de trente-deux ans. Parcours rapide ayant laissé la marque d’une écriture que certains résument (comme ils manient la serpette !) en une formule : rock critic gonzo. Lester Bangs est bien issu de Hunter S. Thompson qui inventa le journalisme gonzo (bien que le terme soit de Bill Cardoso), manière de rendre compte en se trempant dans l’événement, mais il est avant tout un diamant noir de la littérature complice d’un rock incarné par Captain Beefheart et Patti Smith. Kurt Cobain reconnaîtra en Lester Bangs un maître à penser.
Jim DeRogatis exposa le polyvers dans une biographie mafflue [2] qui montre, par exemple, que notre rock critic plongea en littérature, avec Robert Louis Stevenson, avant de suivre les sentiers incandescents du rock et vertigineux de la dope. Surtout, il insista sur le rôle joué par Lester Bangs dans la diffusion du mot punk. Passionnante généalogie où se précipitent mille figures : John Wayne dans Three Godfathers (1948), Frank Sinatra dans The Man With The Golden Arm (1955), Frank Zappa, avec « Flower Punk », sur We’re Only In It For The Money (1967), Pete Townsend, avec « The Punk And The Godfather » sur Quadrophenia (1973)… Mille silhouettes affluent dès lors que l’on cherche racine à ce mot qui renvoie au voyou. Ce voyou, plus d’un en revendique la confection appliquée au rock en trois notes. Nick Tosches, Ed Sanders, Dave Marsh peuvent se vanter d’avoir initié le pont entre une attitude tornade noire et une musique rat de cale. Mais Lester Bangs reste l’auteur incontestable d’un roman autobiographique (pouvait-il en être autrement ?) intitulé Drug Punk (1969) et sans doute est-il le phare faramineux d’une houle dont l’origine, selon Greil Marcus [3] , se perd dans la nuit vibrionnante de Dada, version Cabaret Voltaire.
Clinton Heylin, biographe des Sex Pistols et de Nirvana, journaliste, musicien, unit en un sapient ouvrage tous les rhizomes élevant à la culture punk son monument le plus d’équerre. Car il y eut Please Kill Me, L’histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs [4] et le suplomb de Bruno Blum [5]. Ce que nous dit Clinton Heylin confirme les entrelacs que nous suggérions entre Burroughs et psychédélisme. Lester Bangs nous est donné comme le premier conspirateur, celui qui insuffla les vents coulis du chaos dada et d’un certain bruitisme issu des Kinks et des Small Faces. Clinton Heylin nous convie à l’essentiel. Selon lui, la clé punk ouvre une demeure hantée par Patti Smith, Sam Shepard et Jim Morrison. Trois ombres truitées sans lesquelles la déferlante post-dada n’aurait pu bruire. Le journaliste (honorant Hunter S. Thompson et Lester Bangs) a collé aux basques carnavalesques, poisseuses, eudémonistes de Ian Dury. Il a bu la coupe des Crass [6] et de Joe Strummer. Son ouvrage (plus de 700 pages) est fait de rencontres, heurts et caresses, qui nous font se souvenir des chants nègres de Richard Huelsenbeck et de la dérision noire (bien avant l’humour noir d’André Breton) d’Emmy Jennings, de l’œil cacodylate de Francis Picabia. Kurt Schwitters, Hans Richter, Yoko Ono, George Maciunas nous apparaissent comme d’authentiques sourciers, émissaires fluos du chaos qu’illustrent en banderilles les mots punk et grunge, vocables étudiés au microscope à balayage par l’immensurable Clinton Heylin.
Une vraie étude des sourciers s’imposait. Il fallait qu’on se colle à la démesure, à la fiesta très homérique, au baroufle dans l’air (avec ou sans chanson), aux premiers jets sataniques, gavrochards, délicieux. Il fallait qu’on se jette dans le volcan. Philippe Robert l’a fait. Chroniqueur pluriel (Muziq, Jazz Magazine, Mouvement, Les Inrockuptibles), il capte depuis les premiers jours l’aube essentielle, celle qui fracasse. Et cela commence, justement, par une étude de Luigi Russolo et de son Art des bruits (1913), manifeste ouvrant autant de possibilités au soulèvement barricadier qu’à l’émeute électronique. William S. Burroughs (encore lui) a énoncé dans Electronic Revolution [7] (1971) , les connivences du bruit et de la sédition, la vague frondeuse que la musique (également la littérature) pouvait remuer et c’est l’embarcadère, dirait-on, qui mène à ces lueurs que sont Harry Partch, Raymond Scott, Luc Ferrari, Conlon Nancarrow, Jac Berrocal, DJ Spooky dont l’œuvre sonore est un écho constant aux ondes émises depuis Zurich par Hugo Ball et ses éperonnants sidemen. Philippe Robert dont Rock, Pop (Un itinéraire bis en 140albums essentiels) détaillait avant oubli les albums (tant que ce support demeurera)qui marquèrent les principales avancées de la musique debout. Celle qu’on qualifie d’underground et qu’il me plaît de placer au-dessus.
Diedrich Diederichsen n’est pas un marrant. Il enseigne à la Merz-Academie de Stuttgart et à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Mais sans doute ai-je tort en le présentant ainsi. L’équivalence de l’université et du savoir, un remède à l’hédonisme. Faux. Diedrich Diederichsen est un passeur d’obstacles, un franchisseur ayméïen de murailles qui oppose un cœur marmoréen à un fripon. Lui fait l’alliance. Et il montre dans un recueil d’articles publiés dans de trigonométriques journaux (Sounds, Spex, Artforum, Texte Zur Kunst), l’importance de Joe Meek et de Brian Wilson en de tendres portraits qui territorialisent (permettez !) la conjugaison du grave et de la marlouserie, du satiné et du grumeau. Bref, un recueil de perles jaspinées dans un langage croustilleux/cossu où l’on retouvera (parmi les siens et les non-siens) quelques jalons de culture populaire comme Britney Spears, Mick Jagger, Sinead O’Connor, Van Dyke Parks et Matthew Herbert. Pour autant que la musique soit le lien avec James Joyce et… Antoine Blondin. Autant que faire furaxe contre les galalithes.