Contrebassiste d’une ère nouvelle, Sarah Murcia n’appartient à aucune patrie musicale. Elle enjambe les styles et fait fusionner le jazz et le rock, unit la chanson de combat à des ensembles pharaoniques. Compositrice, arrangeuse et productrice, elle affiche une prodigieuse discographie. Son nom figure dans le line-up du Magic Malik Orchestra, de Piers Faccini, de Steve Coleman mais aussi de Jacques Higelin, Tryo, Georges Moustaki ou encore Emilie Loizeau. Elle est à l’origine des fabuleux Las Ondas Marteles et Caroline, sa dernière formation en date, vient de publier un sublime double album qui signe sa spécificité : abolir les cloisons étanches. Conversation avec une musicienne hors limites.
Guy Darol : Vous êtes une musicienne aux talents et envies multiples. Qu’est-ce qui motive cette énergie pluridisciplinaire ?
Sarah Murcia : J’ai commencé la musique en travaillant assidûment le piano classique. Mes parents écoutaient de la musique baroque, du jazz et de la musique contemporaine, et mes copains me firent découvrir le psychobilly, le rockabilly et la new-wave, domaines dans lesquels la « qualité » de la musique n’était plus un paramètre significatif dans son appréciation. Je crois que j’aimais bien avoir des bonnes notes à l’école mais être quand même assise au fond, contre le radiateur. Je n’ai jamais établi de hiérarchie dans les choses que j’écoutais et je crois que je joue une chanson de la même façon que je joue un morceau hyper compliqué de Sylvain Cathala. Du coup, j’ai toujours joué des choses très simples et des choses très compliquées et je ne me passe ni des unes ni des autres. Je voulais être pianiste classique et François Bou, mon professeur de l’époque, m’a fait comprendre que de construire mon itinéraire autour de la contrebasse serait certainement plus réjouissant et plus gratifiant pour moi (et surtout possible). Mais c’est aussi la prise de distance par rapport à la contrebasse elle-même, la « perte de mes illusions », qui m’a conduit à envisager la musique sous un jour plus large, à plus écrire, à chanter. Aujourd’hui, j’adore jouer de la contrebasse mais aussi ne pas en jouer.
Guy Darol : Contrebassiste auprès de Jacques Higelin, Steve Coleman, Magic Malik (et bien d’autres) ne fait pas de vous une sidewoman ordinaire. Vous êtes à l’origine de nombreux projets et notamment de la formation de Las Ondas Marteles. L’invention musicale résulte-t-elle d’une recherche dans la construction de situations ?
Sarah Murcia : Oui, on pourrait dire ça. La particularité de chaque projet me met dans une situation différente. Avec Malik ou Steve Coleman, le danger est prépondérant et demande d’être en alerte constante. Avec des chanteurs comme Jacques Higelin, c’est la mise en valeur de la chanson qui prédomine, tout en cherchant le petit détail qui va conférer de l’originalité à un motif, une mélodie. Avec Las Ondas Marteles, la bizarrerie du casting provoque une certaine façon d’envisager la musique, un peu enfantine, décomplexée. Mais par exemple, je joue souvent avec Elysian Fields, un groupe que j’adore et là, le simple fait d’être sur scène au milieu du son du groupe et un mètre derrière Jennifer Charles pour jouer une note toutes les dix secondes me comble complètement.
Guy Darol : Si l’on considère que votre véhicule est le jazz, quelle forme donnez-vous au jazz aujourd’hui ?
Sarah Murcia : Je ne sais pas si on peut considérer que mon véhicule est le jazz. Je n’ai pas du tout un parcours habituel dans le sens où je n’ai jamais joué les standards, et j’en suis d’ailleurs bien incapable. J’ai pratiqué l’improvisation à travers des gens comme Sylvain Cathala, Malik bien sûr, des gens qui avaient déjà pris une tangente par rapport au vocabulaire des standards. Et la musique que j’écrivais était déjà fortement empreinte d’autre chose. Donc, dans la mesure où la musique que j’écris contient beaucoup de contraintes et implique une approche improvisée, c’est du jazz ; mais j’ai l’impression qu’on s’inspire plus de l’énergie du rock pour la jouer et la mettre en forme. Gilles Coronado, Olivier Py et Franck Vaillant sont des improvisateurs très attentifs à l’énergie et au son. Steve Coleman ou Malik Mezzadri peuvent jouer des grilles et des grilles de solo pour aller au fond de ce qu’ils veulent dire. Dans Caroline, on a une approche plus succincte de la forme, et dans ce sens on s’éloigne du jazz à proprement parler.
Guy Darol : La création de Caroline remonte à 2001. Pourquoi avoir choisi ce prénom pour emblème ?
Sarah Murcia : C’est Fred Poulet qui a trouvé le nom. C’est un prénom de fille et ça n’est pas le mien. C’est un prénom qui apparaît dans beaucoup de morceaux de rock, on le retient.
Guy Darol : Vous venez de réaliser un double album qui célèbre pour une part les occurrences du prénom Caroline dans des titres appartenant à la pop, au jazz, au rock et à la chanson. Quel sens donnez-vous à « Garden Parti » qui cesse d’évoquer ce prénom ?
Sarah Murcia : Emmanuel Rioufol a fait les photos de la pochette dans un jardin urbain, et Fred Poulet a fait un film dans ce même jardin, que l’on trouve en plage vidéo sur le disque. Pierre et Antoine Amalric, les enfants de Jeanne Balibar ont regardé le film et nous avons enregistré leurs commentaires ; c’est devenu la bande son du film. La musique de ce disque évoque pour moi la même chose qu’un jardin ouvrier ou urbain, la nature domestiquée (c’est un peu pompeux de dire ça, mais bon !), beaucoup de morceaux font référence à ce thème. « La Chaize » est un bois tortueux dans lequel mes grands-parents campaient, « Géranium » est la fleur la moins sauvage du monde… Dans le disque de chansons, la seule chanson qui ne s’appelle pas « Caroline » s’appelle « Roses ». C’est une façon d’avoir un fil directeur sous-jacent, une ambiance qui relie les choses entre elles et qui les structure.
Guy Darol : Comment avez-vous procédé pour bâtir le répertoire autour du prénom Caroline ? Et surtout, quelle était la couleur que vous souhaitiez rendre en composant une mosaïque avec des personnalités telles que Fantazio, Rodolphe Burger, Mark Topkins ou encore Brad Scott.
Sarah Murcia : J’ai retenu les chansons que je préférais, tout simplement, parmi une soixantaine de chansons que j’avais sélectionnées ; et puis on joue depuis longtemps « I Did Acid With Caroline » de Daniel Johnston que Fred Poulet chantait aussi il y a quelques années. Les chanteurs qui sont là sont des gens avec qui j’ai eu la chance de faire des projets très divers et ils ont tous en commun d’incarner très fortement les choses qu’ils chantent. La couleur globale est celle du groupe et du son. Pour moi, le disque est cohérent malgré la diversité des styles abordés et des personnalités. Philippe Teissier du Cros, avec qui j’ai produit ce disque, s’est employé avec force à lui donner une vraie cohérence sonore en partant du son du groupe. Nous avons enregistré les deux disques live en abordant la musique de la même façon. Ce qui m’a frappé a posteriori, c’est que le fait d’utiliser un prénom commun à toutes les chansons (ce qui n’est à la base qu’un concept presque fumeux pour faire un disque amusant) m’a donné l’impression en écoutant ce disque que Caroline est une seule et même personne, une femme à mutliples visages et que chaque chanson lui est destinée.
Guy Darol : Le choix de « Carolina Hard-Core Ecstasy » (l’album Bongo Fury de Frank Zappa) est-il emblématique de votre démarche, sachant cette révolution permanente que représente la musique de Frank Zappa ?
Sarah Murcia : Ca n’était pas facile de reprendre du Frank Zappa. C’est s’attaquer à quelque chose de très typé et qui est presque indissociable de ses interprétations à lui. Oui, bien sûr, j’adore Frank Zappa pour sa musique et ce qu’il représente, et Franck Vaillant connaît tout ça par cœur. J’ai surtout eu de la chance qu’une de ses chansons corresponde à l’idée… C’est amusant d’ailleurs de voir que cette chanson et « I Did Acid With Caroline » parlent de la même chose.
Guy Darol : L’abolition des barrières de genre et de style apparaît chez vous comme l’équivalent d’un combat. Est-ce dans cet ordre d’idée que vous aviez entrepris de reprendre des chants de lutte du monde entier en faisant intervenir cinq chanteurs et deux harmonies ?
Sarah Murcia : L’idée ne vient pas de moi mais de Pierre Walfisz qui m’a fait une commande pour le festival d’Amiens dont c’était la thématique cette année-là. En plus, il s’est dit sans me demander : « Une harmonie c’est bien, mais deux, c’est mieux », et je me suis retrouvée avec cette contrainte (il y avait en plus un trio au milieu, Gilles Coronado, Emiliano Turi et moi-même) qui m’a un peu fait flipper puis enchantée car j’adore les usines à gaz. Du coup, c’est aussi devenu un projet qui s’apparente aux autres, avec plein de styles et de personnalités différentes reliées par une façon similaire d’aborder la musique. Le fait que mon père était un réfugié politique espagnol et que mon enfance ait été bercée par ce genre de chansons a certainement contribué à mon adhésion à l’idée.
Guy Darol : D’autres projets sans frontières en vue ?
Sarah Murcia : Oui, nous faisons un disque avec Fred Poulet en ce moment, le projet « Beau Catcheur » dans lequel il n’y a que lui et moi, deux voix et contrebasse, et où nous reprenons le répertoire de variété internationale d’une façon très large, puis un projet avec Kamilya Jubran, la chanteuse palestinienne, trois cordes et moi, sur de la musique assez particulière que nous sommes en train de fabriquer… et enfin un projet avec Mark Tompkins et Caroline pour la rentrée.
CAROLINE
Garden Parti & Caroline, Yes !
(Zig Zag Territoires/Harmonia Mundi)
CAROLINE EN CONCERT
(Sarah Murcia : contrebasse, voix, compositions ; Gilles Coronado, guitares ; Olivier Py, saxophone ; Franck Vaillant, batterie)
Le 24 février 2011 à 20h30
Studio de l’Ermitage
8, rue de l’Ermitage 75020 Paris
Entrée 12 €
LIENS VIDEO :
http://www.youtube.com/watch?v=4nLDoOMpAVE
http://www.dailymotion.com/video/x2q655_franck-monnet-reprend-les-beatles_music
http://www.youtube.com/watch?v=0pgabMUEFcs