Emina
Emina vit en Suède, elle est de Sarajevo, elle est partie se réfugier en Suède en 1992. La vie à Sarajevo était difficile, les obus tombaient, faim et froid..., pas d’issue. Une soeur blessée, l’autre tuée. Il fallait avoir du courage et traverser la piste en courant, en ces jours de décembre. Emina a eu du courage, elle était prête à tout pour fuir cette ville invivable. On appelle cette ville "une ville sans avenir". Ainsi, elle s’est enfuie et vit à Stockholm, depuis deux ans, où elle travaille comme vendeuse. Les clients l’apprécient et au premier coup d’oeil tout semble bien. Mais lorsqu’on fouille un peu dans son âme, le vide est présent, elle crève pour Sarajevo.
Sa tristesse ne lui permet pas de s’organiser et de recommencer une nouvelle vie. Elle est sans cesse partagée entre des projets à Stockholm, et des souvenirs à Sarajevo...
Elle pense à toutes les hypothèses, mais pas au retour, car tout le monde lui dit que c’est insupportable. Mais quand la nostalgie prend le dessus, c’est alors qu’elle décide de revenir dans sa ville natale.
Son plan est le suivant : retourner là-bas, être désenchantée, régler ses comptes avec le passé et ensuite recommencer une nouvelle vie à Stockholm. On ne peut envisager le futur qu’à condition d’avoir réglé ses comptes avec le passé.
Lorsqu’elle revint à Sarajevo, ce fut l’horreur, les gens vivaient dans des conditions très difficiles, mais par contre ils riaient. Alors qu’en Suède, la vie est facile, mais morne. Elle réalisa qu’à chaque coin de la ville, elle pouvait trouver tout ce qu’elle recherchait en Suède et qu’elle ne parvenait pas à trouver. Elle est repartie confuse, tendue, triste. Qui oublie son pays natal, dit Zuhid, doit compter sur une défaite, car le pays natal sans cesse reviendra à la mémoire.
Ses parfums, ses couleurs, ne parviendront jamais à mourir, il faut un grand talent pour que l’homme s’écarte à jamais de sa ville natale. Emina n’a pas un tel talent, elle est simplement très malheureuse, pour cette raison, il n’y a pas de remède. Elle ne retournera jamais là où est sa place, et elle ne s’intégrera jamais à ce nouveau pays.
Son cri s’entend jusqu’à Sarajevo, mais il est étouffé par le hurlement des détonations.
Les sons possèdent la puissance d’anéantir nos illusions.
Ivana
Ivana vit au Canada. Elle y est arrivée dans de bonnes conditions, sachant parler l’anglais, manier un ordinateur. Elle a obtenu immédiatement un appartement de trois pièces et un travail, a acheté une voiture et son enfant est brillant à l’école. Les enfants de Sarajevo, où qu’ils aillent, montrent une supériorité scolaire dès la première année.
Seulement une chose lui fait peur : c’est le matin lorsqu’elle se réveille, il lui semble que tout ça n’est qu’un rêve. Elle est encore à Dobrijna (quartier de Sarajevo - ndlr), sous les bombardements, il lui semble qu’elle ne reverra jamais son petit...
Mais non le Canada n’est pas un rêve, son enfant est auprès d’elle ; elle, bien là-bas, c’est alors qu’elle s’écroule. Elle saisit le téléphone et durant des heures, elle tente de faire son numéro d’autrefois. Quand elle obtient enfin la communication, elle demande en pleurant aux gens qui vivent dans son appartement, de quelle couleur est la corbeille pour le pain, est-ce que tel ou tel objet...
Elle ne peut pas comprendre, comment ça se passe dans son intérieur, une telle pulsion, un tel geste. Après ça, durant des jours et des jours, elle se sent calme, sereine, jusqu’au moment où cette impulsion la reprend, et elle s’empare à nouveau du téléphone.
Comment devenir sage tout à coup ?
Comment se vanter sans provoquer la jalousie
Une légende dit qu’il existe une ville qui, sans la moindre faute, va expier les péchés des autres villes.
Il me semble bien que j’en connais une. Tout a commencé simplement et nous avions pensé que ce serait une situation passagère, une souffrance momentanée qui nous permettrait d’expier nos propres erreurs. Il s’accumule des choses, surtout durant cinquante ans dans une ville orthodoxe communiste qui donnait des leçons d’orthodoxie aux autres. Mais quand notre prétendue situation provisoire devient un état permanent, nous nous rendons compte que tous ont trahi Sarajevo de l’extérieur, et que Sarajevo n’a trahi que ceux qui lui étaient restés fidèles.
Mon ami B. m’a dit : "Sortir de cette ville à temps était la solution la plus intelligente. Nous qui sommes restés, sommes des idiots. Oui, ils ont parcouru le monde, appris une nouvelle langue, ils ont pu évoluer, se mettre à l’abri des obus, acquérir de nouvelles aptitudes. Et moi, qu’ai-je obtenu de la vie après tout ça ? Quelles sont mes connaissances ? Je ne les mets pas à profit, mon cher, pas du tout. J’ai seulement appris à viser droit dans l’urinoir quand je me soulage dans le noir. Que me rapportera cette habileté une fois cette situation passée ? "
Comment devenir sage tout à coup
Un homme, dont l’appartement a été détruit il y a tout juste une demi-heure, est assis sur une pierre. Il fume et, tranquillement, affirme que la paix de l’esprit est l’unique chose pour laquelle il vaut la peine de lutter en ce monde. Il avait dans son appartement une bibliothèque d’une valeur inestimable. Pendant que j’essaye de comprendre les raisons et la grandeur de sa sérénité, j’ai le sentiment que c’est presque la même idée que j’ai lue chez le philosophe Muller il y a quatre ans. Alors je ne comprenais pas complètement ce concept. Maintenant tout me paraît clair. Cet homme dit cela avec le soulagement de quelqu’un qui, avec la persévérance de la fourmi, a toute sa vie accumulé des biens et pour qui ces biens représentaient une charge insoutenable. Jusqu’au moment où Karadzic (dirigeant des nationalistes serbes qui bombardaient Sarajevo, inculpé par le Tribunal Pénal international, toujours libre - ndlr) lui a ôté sa peine en moins d’une demi-heure. Il a fallu moins d’une demi-heure pour que son appartement disparaisse dans les flammes. "Plus l’homme triomphe dans le monde extérieur, plus il se détruit lui-même", dit l’ex-propriétaire de cette bibliothèque inestimable en poursuivant sa pensée. Dix minutes plus tôt, il a pu sortir, il a pu sortir du brasier deux bouts de papier pas encore brûlés. Maintenant, il sort un sachet, prend du tabac, le roule dans le papier, lèche tout ça, et l’allume. "Ceci est une lettre de change d’une valeur de trois cents deutsche marks, signé Barbet". Ces mots sont écrits sur ce papier, qui chaque seconde se consume davantage en réduisant cette phrase jusqu’à la première lettre. Cette phrase de Balzac est l’unique reste de sa bibliothèque. Dans un instant, il va fumer cette phrase et alors il va définitivement éprouver ce que signifie réellement la paix de l’esprit et le triomphe du monde intérieur sur le monde extérieur.