Lauren Bacall ne pouvait savoir, en effet, que je venais de Yougoslavie et que la culture dont j’avais été nourrie durant mon enfance se composait de mythes grecs, d’histoires de partisans et de... films hollywoodiens. Dans les années 50, ceux-ci compensaient largement le manque de livres pour enfants. La Yougoslavie était un pays appauvri par la guerre et l’importation de ces films revenait moins cher, semble-t-il, que la publication de littérature enfantine. C’est ainsi qu’au firmament de mes jeunes années, brillèrent des étoiles autres que Peter Pan et Winnie Pooh. Lauren Bacall en faisait partie.
Quand on ne connaît pas la culture d’un pays étranger, ce qui est très souvent le cas, on a tendance à recourir à des stéréotypes culturels pour pallier à son ignorance. Le stéréotype est une petite structure mythique, une sorte de signal permettant de se repérer sur la carte des langues, religions, idéologies et cultures étrangères, avec toutes ses ramifications.
Les cultures contemporaines produisent des mythes pour parler d’elles-mêmes, les médias étant à l’origine des plus puissants. Une fois qu’ils ont leur existence propre, il est difficile de démêler si c’est la réalité qui les a engendrés ou le contraire.
Le mythe, à ce stade, peut être controversé ou ratifié, rejeté ou repris, bref, il devient une prémisse fondamentale du tissu culturel qui, tel un genre, s’autogénère et continue à vivre au cinéma, à la télévision, dans les livres, la mode, la musique, l’art. Les mythes culturels surgissent sur un sol fertile, là où confluent art, culture populaire, vie quotidienne, politique, idéologie, murs. Et ce sont les liens profonds qui les unissent à ces différentes sphères qui en font justement des mythes et non un simple corpus d’éléments culturels ayant en commun une thématique semblable.
L’un des plus grands mythes du XXe siècle est le " rêve américain", image que l’Amérique a élaborée d’elle-même, apparue au milieu de ce siècle quelque part entre Hollywood et Madison Avenue. Ce rêve américain, qui a mis des années à se constituer, a trouvé son expression la plus sophistiquée dans le potage Campwell d’Andy Warhol ; on le retrouve dans les films, les romans, les émissions de télévision et, encore une fois, dans la vie de tous les jours. En fin de compte, on peut se demander si c’est de la soupe ou du mythe qu’ingurgitent aujourd’hui des milliers de personnes.
Le mythe américain a frappé à la porte de la Yougoslavie d’après-guerre en 1953. On donna, cette année-là, dans les cinémas yougoslaves " Le bal des sirènes ", film dans lequel Esther Williams tenait le rôle principal. La belle Esther ne se doutait sans doute pas qu’elle avait, de sa splendide jambe de nageuse, refermé la porte devant un hôte indésirable : la culture du réalisme soviétique. En 1948, Tito avait opposé son Non légendaire à Staline, et Esther Williams, pionnière de la lutte idéologique contre le communisme hard, s’avéra le moyen de propagande le plus efficace venant confirmer qu’il avait eu raison d’agir de la sorte.
L’Amérique fit son entrée dans la Yougoslavie d’après-guerre non seulement par l’entremise des colis du plan Marshall, en même temps que les oeufs de Trumann, le lait en poudre et le cheddar (aujourd’hui encore j’achète avec nostalgie ce fromage qui me rappelle les portions triangulaires orange qu’on nous distribuait pour le goûter à l’école), mais aussi par celle des films hollywoodiens. Ensuite, elle continua sa percée grâce aux livres que l’on traduisit : ceux de Sinclair Lewis, Upton Sinclair, Théodore Dreiser, John Dos Passos, Irving Stone, Hemingway... Dans les années 60, suivirent Kerouac, Salinger, Guinsberg... Et lorsque la télévision fur intronisée dans les foyers, l’écran rétrécit, mais l’Amérique ne perdit pas de sa grandeur, au contraire. La télé déversa sa manne céleste dans les demeures yougoslaves : en l’occurrence, des séries à l’eau de rose telles que Peyton Place, Mc Loud, Dallas, Dynastie et Santa Barbara.
La culture américaine nous arriva à la va comme je te pousse, sous un aspect réduit, fragmentaire, véhiculée par les images du grand et petit écran, la presse, les bandes dessinées, la musique, les livres, la culture populaire, les symboles ainsi que par une véritable armée médiatique, celles de tous ceux qui rentraient des Etats-Unis : capitaines, marins, travailleurs émigrés, enfants de réfugiés... Et c’est en tant que telle qu’elle imprégna notre quotidien.
Dans les années 50, ma mère me tenait la main tandis que dans un petit cinéma elle s’imbibait avidement des images qui défilaient sur l’écran. Au début, je n’y comprenais rien. Un peu plus tard, fillette de huit ans, je tombai éperdument amoureuse d’Audie Murphy, héros des westerns américains. Ce petit homme au visage poupin, décoré vingt-deux fois pour son courage, fut le Superman de la Yougoslavie d’après-guerre. A dix ans, je rompis avec Audie que je remplaçai impitoyablement dans mon coeur par Marlon Brando. Puis James Dean évinça Marlon et Anthony Perkins ce dernier... Je me souviens du plaisir que nous prenions à échanger les photos des stars hollywoodiennes que nous trouvions dans les chewing-gums. Celui qui réussissait à compléter l’album détenait un bien inestimable. On écrivait des lettres à Tony Curtis, auxquelles il répondait. Les photos dédicacées trônaient à la place d’honneur. C’était l’époque des premiers hits yougoslaves. Les textes de ces chansons regorgeaient de mots qui excitaient notre imagination : prairie, cactus, cheval, revolver, my sweet baby... Dans les années 50, tout était marqué par ce que déversaient les écrans : le vocabulaire, la mode, la musique, la façon de décorer son appartement. En cette période qui précéda l’apparition de la confection, on faisait encore faire ses vêtements sur mesure et il n’était pas rare qu’une femme dise à une couturière : je voudrais le même tailleur que celui que portait Doris Day dans Confidence sur l’Oreiller. Celle-ci ne se trompait jamais : elle savait exactement de quel tailleur il était question.
Peyton Place captiva les téléspectateurs yougoslaves pendant des années. Petite fille, je m’identifiais à Alison, adolescente que jouait Mia Farrow. J’arpentais les rues de notre petite ville de province, trimballant perpétuellement un cahier sous le bras, à son instar.
Sur les marchés aux puces, on vendait des fripes américaines bon marché, vêtements usés que les émigrés envoyaient consciencieusement à leurs parents pauvres restés au pays. Je jalousais mon amie Lidija, à cause de ceux qu’elle recevait de sa grand-mère installée aux Etats-Unis. Pour m’apaiser, ma mère m’acheta une robe américaine en organdi qui ressemblait, allez savoir pourquoi, à une petite robe traditionnelle autrichienne. Mais quand ma copine reçut un colis contenant une veste rouge à capuche et un premier jean, je l’enviai au point d’en avoir le coeur définitivement brisé. Avec ces fringues, elle pouvait séduire tous les garçons qu’elle voulait.
Ce sont sans doute les détails qui éclairent le mieux l’histoire du mythe américain dans la culture yougoslave d’après-guerre. Au début, les traductions des livres américains regorgeaient de notes. Il fallait tout expliquer : ce qu’était un juke-box, ce qu’était la marijuana, ce qu’était un jean. Ces notes (du genre : juke-box, machine qui fait de la musique lorsqu’on y introduit une pièce de monnaie) disparurent progressivement, de plus en plus vite, car tous ces objets inconnus s’intégraient de plus en plus rapidement à notre vie quotidienne. Sous nos yeux, le monde devenait un village global. Un village américain peut-être, mais je n’entrerai pas ici dans ces considérations. Quoi qu’il en soit, on projeta bientôt les mêmes films dans les salles de Zagreb que dans celles de New York, tandis que ma mère et Madame Edith, la maman de Norman, mon ami américain, suivaient en même temps à la télévision les épisodes de la série The Golden Girls.
Les gens, eux aussi, se ressemblaient de plus en plus. Dans le film Working Girl, l’amie de Mélanie Griffith me toucha énormément, avec ses noces de nylon, rose et bleu clair : ce mariage ressemble tant à ceux de chez moi. Je fus envahie par un sentiment de profonde compréhension au spectacle de la scène où, fouillant toutes deux la penderie d’une riche directrice, elles trouvent une élégante robe noire. Cela coûte au moins six cent dollars !, dit Mélanie, ébahie. Et ce n’est même pas du cuir, rétorqua sa copine, désappointée.
C’est sans doute pour la même raison que j’ai été émue par une réplique d’Alexis, la méchante, dans un épisode de Dynastie. Installés dans une luxueuse baignoire, Alexis et son amant sirotent du champagne et mangent du caviar. A un moment, Alexis rappelle à l’ordre son compagnon : "Doucement, ne baffre pas comme ça, c’est quand même du caviar !". Cette réplique, évidemment, n’est pas destinée à l’amant, mais aux millions d’américains pour lesquels il convient d’insister sur ce stéréotype de la richesse, un de plus. Attendrie, j’ai pensé que l’écran de télévision était vraiment une fenêtre donnant sur un monde meilleur, plus beau, plus radieux. En ce sens, ma mère, à Zagreb, et celle de Norman, à Détroit, toutes deux citoyennes du village global, jouissent vraiment des mêmes droits.
C’est peut-être ce même sentiment confus de fraternité qui a incité mon collègue Pavao Pavlicic à écrire sa nouvelle Retour à Hannibal. Publiée en 1988, elle évoque deux mondes parallèles, la petite ville de Hannibal, sur les bords du Mississipi, et celle de Vukovar, sur les bords du Danube. Hannibal et Vukovar sont tels des vases communicants, on y trouve les mêmes maisons, les mêmes gens, la vie y suit un cours semblable, marqué par les mêmes événements. Tout ce qui se passe à Vukovar, sur les bords du Danube, advient également à Hannibal, sur les bords du Mississipi.
Aujourd’hui, à peine quatre ans plus tard, ce récit, récemment encore dénué de toute chute fantastique, n’est plus crédible. Car si la logique de la réalité suivait celle de Pavlicic, Hannibal, sur les bords du Mississipi, devrait être arasée, Vukovar, sur les bords du Danube, n’existant plus, réduite à ses fondations. En moins d’un an, la réalité a eu raison de cette idée prônant la similitude des mondes, qui nous était proche. Une réalité sanglante a jadis produit le mythe balkanique, le mythe balkanique engendre à présent une réalité sanglante.
Dans son imprévisibilité, cette réalité continue à jouer avec les mythes. Ici, je le vois, ce mythe balkanique, se consolider, parfaitement conforme aux photos que l’on peut contempler dans les journaux et à la télévision. Les émissions nous montrent des êtres désespérés, misérables, abandonnés, au regard farouche, correspondant tout à fait au stéréotype balkanique. Personne, cependant, ne se demande comment il se fait que ces desperados parlent correctement l’anglais. Tandis qu’ici s’élabore le mythe des Balkans cruels (la réalité, d’ailleurs, n’offre rien d’autre), là-bas, dans les Balkans, le mythe américain a la vie dure ! La réalité balkanique refuse de se voir telle qu’elle est plutôt que son image, elle préfère celle de l’Amérique. C’est ainsi que désormais on appelle un couteau un Rambo et que les soldats croates ont le front ceint d’un bandeau à la Sylvester Stallone ; en argot, la ville de Knin est devenue Knin Peaks et les troupes paramilitaires serbes qui y sévissent les Kninjas, en référence aux tortues Ninja. On immortalise le présent non seulement par des chansons de composition récente s’inspirant de la tradition épique nationale, mais encore par des bandes dessinées, genre ô combien américain. Des criminels de la trempe du capitaine Dragan, à la tête de troupes serbes, en sont les héros. Leur main est armée d’un couteau, mais ils sont chaussés de Reebok ! En argot belgradois, on désigne désormais la capitale de Serbie par le terme d’Arkansas. Arkan est le nom d’un assassin, pâtissier de métier, qui s’est rendu célèbre comme chasseur de têtes croates.
Au demeurant, tandis qu’effarée je contemple ici les images de Sarajevo dévastée que présente la télévision américaine, ma mère, au même moment, regarde à Zagreb Santa Barbara. Pendant que les acteurs bronzés, au regard rendu morne par l’ennui, la confusion générale des sentiments et l’exiguïté de l’espace dans lequel ils se meuvent, profèrent leurs répliques san-barbariennes, des avertissements apparaissent en sous-titre sur l’écran : alerte aérienne à Zadar, alerte aérienne à Karlovac, alerte aérienne à Slavonski Brod...
La réalité balkanique ne s’identifie donc pas au mythe balkanique mais, encore une fois, au mythe américain. La seule différence réside dans la mort, qui est bien réelle dans les Balkans. Alors que de nombreux Américains continuent à croire que les cadavres, " là-bas ", sont en celluloïd. Tous ne pensent pas ainsi, évidemment. En tous cas, pas Lauren Bacall.