Nous sommes une poignée de dix... Donnez-moi seulement cent étudiants et je détruis la Sorbonne, l’Institut, le Collège de France, et j’institue la Nouvelle Connaissance.
Roger Gilbert-Lecomte
La pensée de Roger Gilbert-Lecomte s’est donnée partiellement, sous une forme morcelée, elliptique et fragmentaire. Procédant, selon sa volonté, de façon circulaire, par développements cycliques, extensions et concentrations successives, elle n’a jamais tenté d’exprimer qu’une seule et même chose : le souvenir d’un être qui, ayant tendu toutes les facultés de son esprit à l’extrême des possibilités humaines, a suivi l’asymptote des impossibilités humaines. Parmi ses plus belles pages, il faut compter celles qui expriment, avec une lucidité mêlée d’inquiétude, l’extrême monotonie de sa démarche, sa certitude de n’avoir qu’une seule idée, et dont les formes différentes qu’il lui incombe de donner ne sont que des tendances fracturées. Plus que quiconque, à part Rumî peut-être, mais dans une culture bien plus impitoyablement vidée, Roger Gilbert-Lecomte est l’écrivain du tour. Sa poésie, chétive, rétive, antérotique et enfantine, d’une musicalité extrême et frêle, d’un imaginaire fantastique et gothique, de l’impuissance des rêves, peuplé de goules et de vampires, de femmes mortes ou blessées, dans lequel nous avons peut-être la plus belle versification française du XXe siècle, a donné lieu à un corpus si mince que cette extrême minceur même semble la première des entraves à son auto-déploiement comme à sa reconnaissance et à son expectoration future ; mais c’est ce mince corpus déserté qui, dans notre langue, se rapproche le plus de l’entêtante musique des soufis, de la danse, mi-terrestre mi-céleste, des derviches.
René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte se sont rencontrés au lycée de Reims en 1922. Roger avait 15 ans et René un de moins. Sur la photo, on dirait des bébés habités par la certitude ébahie d’avoir déjà vécu la mort. Leurs principaux complices sont Roger Vailland et Robert Meyrat. A quatre anges ou frères, ils créent leur mouvement : le Simplisme, officiellement né en 1924, soit deux ans avant le premier numéro de La Révolution Surréaliste. Leur dieu, c’est Bubu, l’enfant renaissant prénatal, le symbole circulaire de l’involution permanente, l’œuf humoristique et mystique de la révolution totale et de la négation de tout pour une révélation totale et un retour à l’être prélogique. Vaillant est Phrère François ou Dada (pour moquer ses aspirations littéraires), Meyrat Phrère Vampire ou la Stryge (car c’est le plus avancé dans les techniques suggestives), Daumal Nathaniel (le pur, le bon) ; enfin Lecomte se décompose en R.L., Rog-Jarl et Coco de Colchide, ses trois êtres : terrestre, infernal et céleste. Dès 1924, ils commencent leurs expériences sur les états-limites : utilisation du tétrachlorure de carbone, de l’éther, de l’opium. Ils passent de l’autre côté de la vie, tentent de faire ressurgir le fond des mondes à la surface. L’apparente cohérence du monde extérieur s’effondre toujours au moindre choc. Ce choc s’est appelé Nerval ou Rimbaud ; entre 1922 et 1943, il s’appelle Antonin Artaud, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte.
C’est en mai 1926, alors qu’ils ont dix-huit et dix-neuf ans, que René Daumal et Robert Meyrat donnent rendez-vous en rêve à leurs seconds corps. Pour ce faire, ils retrouvent instinctivement une technique connue de la science occulte, celle du rêve dirigé, et dont on retrouve les traces dans les livres sacrés et les ouvrages des visionnaires. Ils détendent tous leurs muscles, abandonnent avec précaution chacun à soi-même, respirent lentement sur un rythme régulier, se tiennent allongés droits (jusqu’à la paralysie) et le voyage commence. C’est alors que naît officiellement leur science : la Métaphysique expérimentale. "J’imaginais alors que je me levais et m’habillais, écrit Daumal, mais - et c’est pour ce point essentiel que je réclame de ceux qui veulent m’imiter un courage et une puissance d’attention peu ordinaires - j’imaginais chaque geste dans ses moindres détails et avec une telle exactitude que je devais me représenter l’action de chausser une espadrille dans le même temps précisément que j’aurais employé à la chausser dans la vie corporelle." C’est dans Nerval le nyctalope, publié dans le n°3 du Grand Jeu, que René Daumal racontera en détails le contenu de ces expériences. "Environ trois ans plus tard, quel vacillement lorsque je lus pour la première fois Aurélia, ajoute-t-il. Jamais aucun livre de ma main n’aura aussi exactement la couleur de mon sang, jamais aucun livre ne sera aussi sincèrement le mien qu’Aurélia." En fait, comprennent les membres du Grand Jeu, tout le monde connaît les états décrits par Nerval et expérimentés par eux, mais personne ne se souvient qu’il les connaît. L’oubli est toujours à l’œuvre, réactivé par la conscience pour détourner les forces des hommes vers un usage qui semble plus adéquat à sa conservation psychique. Il faut toujours montrer aux gens ce qu’ils savent mais qu’ils ne savent pas qu’ils le savent ; c’est-à-dire de rendre à nouveau palpable le courant de pensée à vitesse infinie, présent dans les événements infra-minces, et dans lequel nos cerveaux plongent lorsque la conscience lâche momentanément prise.
Dans L’incertitude qui vient des rêves, un autre vieil ami de Reims, le jeune voisin de Roger Gilbert-Lecomte qui voulait peindre sa chambre en noir, Roger Caillois, dément son existence de manière très imparfaite. D’abord, en pensant contrer la vision de ses deux amis par le fait qu’il s’agit dans le rêve d’un deuxième corps et non du corps du rêveur, alors que ce n’est nullement l’objet de l’entreprise de René Daumal que de le nier, et il dit bien quitter un premier corps pour en habiter un second (Caillois a-t-il lu l’essai Nerval le Nyctalope avec suffisamment d’attention ?). Ensuite, en ne donnant aucune assertion logique à l’impossibilité de ces deuxièmes corps, une fois détachés du premier, à habiter un monde qui leur soit commun. Il aurait été plus aisé de reprendre la vieille distinction aristotélicienne, qui veuille que dans la veille nous habitions le même monde, et dans le rêve, chacun ait le sien. En ne voulant pas repasser par les mêmes schèmes, en se refusant à la facilité de reprendre l’argument d’Aristote (de même, que, dans le même ouvrage, il se refuse à accepter d’emblée les pensées de Descartes pour aboutir cependant à des résultats bien similaires, comme s’ils étaient finalement la conclusion induite par toute réflexion de ce type), Caillois pose la non-identité des deux corps (du veilleur et du rêveur) et se voit bien en peine de dire pourquoi le monde du rêveur n’appartiendrait, à son tour, qu’à lui-même, un lui-même qui n’aurait pas même cette pichenette : un socle subjectif sur lequel se tenir, la rémanence d’une identité, un "subjectile". L’intention de Caillois est louable : il s’agit de démontrer la toute-puissance des rêves pour nier la cohérence que nous retrouvons dans la vie. Caillois veut incarner dans un ouvrage, somptueusement énigmatique, la puissance de dissolution propre au rêve, mais, en tentant de décrocher la possibilité d’une cohérence interne au monde proposé par nos rêves, il passe à côté de leur consistance : le courant de pensée impersonnel à vitesse infinie.
Ce que nous pouvons appeler l’hypothèse Daumal-Meyrat (ou la nébuleuse Meyrat-Daumal) est celle de cette consistance propre au monde arpenté par les deuxièmes corps, celle d’une pleine puissance d’existence attribuée à ce monde d’électricité pure. Dans Twin Peaks, la résolution de l’affaire Laura Palmer a lieu lorsque le héros, Dale Cooper, n’a plus besoin de nier que Laura et lui ont fait le même rêve et que, dès lors, ce qu’elle lui a confié dans celui-ci est juste. "C’est impossible, commente l’adjoint Andy (proche en l’esprit de Aristote et de Roger Caillois), deux personnes ne peuvent pas avoir fait le même rêve." Ce que Dale Cooper aurait pu répondre est la mise au point suivante : Ce n’est pas nous qui rêvions, mais nos deuxièmes corps, les corps de nos doubles, et ceux-ci habitent un monde qui leur est propre, et que nous ne pouvons atteindre que par vertige, oubli, magie ou nécessité.
Dans Aurélia, ce deuxième corps, ce corps du rêve, Nerval le verra prendre forme concrètement au moment où les moments de veille et de rêve commenceront à se mêler de manière de plus en plus indistincte et rendront patente aux yeux de ses amis la "crise" qu’il est en train de vivre. Nerval commence alors à construire le vrai corps du poète, celui d’un homme qui a conscience de ce deuxième corps, un homme qui a chevauché ce corps comme un hippogriffe et est passé à travers lui dans les Terres Interdites qui sont les contrées du rêve où seuls ont accès les seconds corps de chacun, mais qui a déplié le sien en conséquence et est, dès lors, susceptible de s’introduire partout, toujours, en infraction de tous les ordres.
Les membres du Grand Jeu seront toujours redevables de la cartographie nervalienne dressée dans Aurélia, la catégorie des Terres Interdites, ces mondes visités par leurs deuxièmes corps. Gérard de Nerval aurait été leur maître, s’il avait ressemblé à quoi que ce soit de ce type, et s’ils avaient eu l’étrange lubie de se vouloir les disciples de qui que ce soit. Car René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte auront été les acteurs archétypaux de la phase contemporaine dans l’histoire occidentale de la transmission des savoirs, dont Nerval fut la pré-incarnation la plus émouvante : la fin de la possibilité des maîtres comme incarnation de la transmission.
Toute l’aventure du Grand Jeu est tributaire de l’expérience nervalienne. Toute leur histoire pourrait s’établir comme une large parenthèse inscrite dans une phrase comme celle-ci : Il ne m’a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre, pour bien m’assurer que c’est nous, vivants, qui marchons dans un monde de fantômes. Leurs rites se distinguent cependant des rites magiques sur un point essentiel : la disposition mentale envisagée. Mauss est formel sur le style du magicien : "Il a tout naturellement l’esprit de sa fonction, la gravité d’un magistrat ; il est sérieux, parce qu’il est pris au sérieux et il est pris au sérieux, parce qu’on a besoin de lui." Dans Le Grand Jeu, au contraire, il est nécessaire de n’être pas sérieux pour être un interlocuteur valable au sujet de l’expérience elle-même. Et, Roger Caillois a raison de le préciser, la prière était étrangère au Grand Jeu. Dans Le Grand Jeu, pas de hiérarchie des accomplissements individuels, pas de système d’exclusions ou de procès, et donc, surtout et avant tout, pas de figure de maîtrise de ces accomplissements ; pas de chemin pour la pensée mais une expérience déterminante collective qui crée la cohésion du groupe. Cette expérience antérieure dont leur pensée est la conséquence et la trace est celle de la rencontre en rêve et donc de la prise de conscience violente des deuxièmes corps et du monde qui leur est attribué. Sans ces deux coordonnées non-rationnelles, entièrement déductibles de l’expérience nervalienne, le corpus du Grand Jeu ne peut réellement être compris, comme eux-mêmes ont souligné l’incompréhensibilité des textes des grands poètes lorsqu’on occulte dans notre lecture l’expérience antérieure qui leur est rattachée. "Qui sera maître de mon deuxième corps ?" est une question à peu près aussi impensable que "Qui aura une réponse à cette réponse ?".
Le Grand Jeu est donné d’un seul jet. Il ne se reproduira pas. C’est, dès l’introduction du premier numéro, un seul tirage qui se réitérera toujours comme tel. Et c’est à tel point que le second numéro ne pourra faire que répéter la même proposition, en la détachant, à travers le principe du CASSE-DOGME, des incompréhensions qu’elle avait suscitées. Il n’y a, il n’y aura rien d’autre à en attendre. Il n’y a rien à continuer. Mais il faut toujours y retourner. Les termes lecomtiens : grâce, attitude, talisman, présentent son jeu sous la forme d’une manière d’être qui ne bougera pas, mais s’enfoncera toujours davantage en elle-même, dans l’instant de son tirage, par une certaine habitude de ce vide qui façonne nos esprits de jour en jour. Sans espoir, sans aspiration, Le Grand Jeu ne fera que raffiner sa technique de déception en vue d’abattre ce colosse à tête de crétin qui représente la science occidentale accumulée par trente siècles d’expériences pour faire son vide plus vibrant encore. C’est cette immédiateté parfaite du Grand Jeu, cette anti-discursivité, cet angélisme nihiliste se donnant sans restriction à ses choix, cette transparence absolue, presque du verre fracturé, de la poésie de Gilbert-Lecomte, qui la force toujours à disparaître, qui rend si difficile son ingestion dans la pensée humaine, vouée aux vicissitudes de la médiateté et de la quotidienneté. L’écriture n’est que la gymnastique de ce vide, la méthode athlétique pour replonger indéfiniment dans l’Achéron de ce premier moment. Roger Gilbert-Lecomte a écrit comme il plongeait, à seize ans, et restait "assis en lotus jusqu’à trois minutes au fond de la rivière." (H.J. Maxwell)
Sur ce point, Roger Gilbert-Lecomte reprend Rimbaud. Il perfectionne les techniques du Voyant pour les rendre irrémédiables. C’est cet extrême-rimbaldisme qu’il nomme (et après lui les autres membres du Grand Jeu) métaphysique expérimentale. Comme les victimes de Bob dans Twin Peaks, atteints de symptômes impersonnels, parasitant leurs identités distinctes (le bras gauche engourdi, la main qui tremble), Roger Gilbert-Lecomte recevra par trois fois les vénéfices de la jambe manquante d’Arthur. Elle s’atrophiera mystérieusement une première fois en 1926 ; en 1931, il se la blessera à nouveau en tentant d’attraper un tramway en route, et cette blessure se réveillera en 1937. Alors que l’éparpillement éprouvant de ses pensées en un corpus émietté réincarne presque celui de Novalis, l’épreuve physique qu’il fait subir à son angélisme natif le cousine à l’âme monstrueuse de Rimbaud. Revivant toutes les conditions de son expérience, il libère à son tour l’esprit humain depuis des siècles esclave des faux principes d’identité et de contradiction. Et simultanément, il crée les conditions de sa propre clôture pour ne jamais partir au Harrar. En haine de l’ignoble cordon ombilical que l’on nomme lien causal parce qu’il relie l’occidental à sa mère la pourriture, dans le mépris conjugué de la foi et du scepticisme, de la jouissance comme de l’esprit bourgeois, il enferme toute pensée et toute poésie au sein d’un cercle réglé et systématique de présupposés intrinsèques qui marquent l’impossibilité d’un quelconque développement pouvant s’éloigner de la sphère des significations préalablement choisies. Il noyaute toute pensée. Par l’acide puissant de cet impossible, par les introjections de cette signification bouchée, il force toute pensée et toute lecture à retourner, toujours, plus en amont, vers sa pure immanence prélogique et prénatale. Aucune dualité, aucune duplicité, aucune licence n’est permise pour cette éthique rigoureuse du désespoir, cet immobilisme auto-anthropophage et cette poétique paramnésique de la terreur.
L’homme ne se développe pas, ne progresse pas, n’avance pas sans irrémédiablement trahir, perdre, mentir, tuer. Il doit toujours, au contraire, reprendre, retourner, se ré-enfoncer, s’immobiliser, se plonger, s’involuer au sein de cet instant que toute conscience discursive reperd à chaque fois qu’elle se ré-énonce. La poésie, mode de connaissance, a pour unique moteur et pour seule justification, la lutte contre l’oubli de l’instant infra-mince qui la justifie et la rend, à chaque fois possible, à chaque fois vraie. Il n’y a nulle part où aller, il faut toujours revenir, mais il n’y a nulle part où revenir, il faut toujours capturer l’instant dans lequel on se trouve. Nous n’apprendrons rien en lisant Roger Gilbert-Lecomte qui ne soit déjà absolument enceint dans le texte de présentation du Grand Jeu, ou dans n’importe lequel de ses textes, rien qui ne soit que la réfraction et la fractale de ce seul texte éclaté en mille fragments, et rien qui ne s’éloigne que par écarts corrigeables de ses bases expérimentales : le Simplisme, à Reims, en 1922. Dans le premier numéro, en 1928, le premier texte théorique de Lecomte, La force des renoncements, décrit cet état dans lequel l’homme ne doit cesser de retourner : celui, divisé en trois stades, imbriqués et involués, de révolte, de résignation et d’innocence. C’est la deuxième topique de Lecomte. La première était celle des trois identités : Rog-Jarl, l’infernal, Roger Lecomte, le terrestre, et Coco de Colchide, le céleste. A l’enfer, la terre et le ciel en un seul corps se substitue la révolte, la résignation et l’innocence dans une seule âme. La révolte doit être sans cesse relancée, dans un mouvement infini, et ce, tant que l’humanité n’aura pas été bouleversée de fond en comble, contre le monde et contre soi-même. Cette révolte, forçant à varier la sensibilité, découvre la cohérence effondrée du monde. Son support (le variateur) mine la possibilité d’une progression dans cette dévastation et la force à un perpétuel revenir qui s’épuise dans une collection d’images. La révolte engendre un état corollaire de résignation (impossibilité de découvrir jamais le vrai monde et le vrai soi) qui se triple d’un sentiment d’innocence (impossibilité de s’en sentir jamais coupable, lumineusement vidé). Toutes les institutions sociales de l’Occident, entièrement pourries, sont dignes de toutes les révolutions. Mais les états de résignation et d’innocence doivent toujours relancer la révolte qui n’est pas plus ni moins un moyen ou une fin que l’art ou la poésie ne le sont et qui découvre, à chaque fois, la même absence de socle sur lequel se tenir. La révolte a, en soi, une pleine positivité que les causes ou les motifs qui la permettent n’épuisent jamais. Dans un texte publié dans le même numéro, Lecomte recentre la non-progression de l’homme, l’impossibilité de lui faire suivre un schème ou un chemin dans une hypothèse sur la puissance intellectuelle et spirituelle du bébé. On peut dire que l’intelligence de l’homme ne cesse de décroître à partir de l’âge de quatre ans car cette époque de la vie représente sensiblement le point de rencontre le plus élevé de l’adaptation terrestre et de la sagesse primitive. Lecomte, ensuite, n’aura de cesse de le répéter avec insistance : seuls les enfants, les primitifs et les fous n’ont pas trahi. Si l’enfance est sombre, si l’adolescence est désespérée, c’est qu’elles prévoient l’inutile sacrifice de l’adulte qui se sépare volontairement de la moitié de lui-même.
Dans le n°3, le ton change. C’est justice : puisqu’il s’agit de Nerval. Pile, Rimbaud ; face, Nerval. De l’énoncé réitératif d’une mise en disposition de soi-même, la construction du corps du Voyant, à réactualiser toujours, nous passons à la vision elle-même, qui motive et justifie cette ascèse. Roger Gilbert-Lecomte n’a jamais été autant prophétique (dans sa propre acception, comme celle du producteur d’images qu’il est, avant tout, et au sein de sa pensée, toujours) que dans ces pages : L’Est part de l’Est, meurt et retourne à l’Est, ressuscité. Tout ce qui est d’Occident est de la mort, d’Ouest décédé, de Couchant trépassé. (...) Entre les tribus d’Ismaël et les Hébreux le sang coulera sur les murs de Sion qui fut reine. Les Amériques verront leur or les tourmenter, leur crédit s’ébranler, les Races s’affronter et beaucoup gémir dans des ruines immenses. (...) Une grande clameur tournera autour de l’Europe et l’Europe n’entendra point (...) Et pourtant, Europe, en vérité je te le dis, c’est cette année même que s’éveillera dans ton sein l’Esprit de ta Mort. Car l’an 2000 écarquillera les yeux en vain et ne découvrira plus le nom d’Europe. Ce ton sera celui du Retour à tout, le livre prophétique projeté, et sans cesse ajourné.
Roger Gilbert-Lecomte distingue les deux voies prises par l’humanité depuis son origine : celle de l’extension dans la multiplicité, prise par l’Occident, et celle de l’Orient qui retourne, sans cesse, à son origine prénatale. La création tout entière correspond à une phase de dégradation de l’énergie par individuations successives jusqu’au plus vaste morcellement des ions magnétiques de l’atome. Il invective la rationalisation et la machinisation progressive des Occidentaux, associe technique et masse, et promets aux hommes de science et de pouvoir l’abolition du rêve. Car les rêves se vengeront en désertant l’Occident. Le Rêve est, avec la poésie, le dernier lieu habité en Occident par l’esprit de participation. Esprit primitif, voie orientale, folie, enfance, onirisme et poésie sont complices en ce point qu’en elles l’homme y est un centre de forces émanant ses pouvoirs magiques et recevant les influx bénéfiques ou maléfiques de tous les êtres et de toutes les choses : L’inspiration poétique, - exactement créatrice -, est la forme occidentale de la Voyance. Le poète, ainsi défini au plus loin de son habituelle acception, est le faible mais authentique reflet du féticheur nègre et du mage oriental. Les sens de l’animisme, de la participation, de la magie et des métamorphoses décrivent en la limitant la démarche poétique. La métaphysique expérimentale, à laquelle Roger Gilbert-Lecomte suture le poème, est également involutive, et part de l’expérience déterminante sur laquelle Le Grand Jeu fut bâti. Et c’est de cette expérience que Lecomte décidera de mourir, de se laisser happer et entraîner, dissous par le refus obstiné de la trahir, car la mort même ne peut la défaire, la mort ne peut jamais que la justifier.
Le 30 novembre 1932 a lieu la dernière réunion des membres du Grand Jeu. Sept jours plus tard, René Daumal embarque au Havre en destination de New York où il va travailler comme attaché de presse de la troupe de danse d’Uday Shankar. La buée sur ses lunettes, c’est les restes du vent et des larmes de Roger Gilbert-Lecomte.
Deux ans plus tôt, en novembre 1930, Daumal avait rencontré Alexandre de Salzmann, le thuriféraire magnétique du "développement harmonieux de l’homme", la quatrième voie de Monsieur Georges Ivanovitch Gurdjieff, entraînant comme corollaire assez logique la reprise intensive de ses études de sanskrit, puis les séjours à Evian et à Genève chez Madame avec sa compagne Véra Milanova, l’abandon de la revue, la rupture avec Lecomte, et, pour finir, l’acceptation d’un rôle de disciple dans son chemin de connaissance qui, malgré les fulgurantes écritures de La Grande Beuverie et du Mont Analogue marqueront l’abandon sans équivoque des pratiques de métaphysique expérimentale autour desquelles étaient centré Le Grand Jeu.
Que fait Roger Gilbert-Lecomte alors ? En décembre, en compagnie d’André Rolland de Renéville, il prononce plusieurs conférences à la Sorbonne dans le cadre du groupe d’études du docteur Allendy : Les métamorphoses de la poésie. Antonin Artaud, conférencier également lors de cet événement, est dans la salle. Les épreuves du Grand Jeu n°4 sont renvoyées à Gilbert-Lecomte qui fait suivre le courrier à Daumal, lui laissant le choix de, oui ou non, le faire sortir. Il ne sortira pas. Les membres du groupe se rallient plus ou moins (et pas très longtemps) aux projets socialistes-surréalistes de l’A.E.A.R. Gilbert-Lecomte et Daumal publient chacun leur recueil de poèmes, Le Contre-Ciel et La vie l’amour la mort le vide et le vent, puis, finalement, rompent définitivement en 1934, à la mort d’Alexandre de Salzmann, l’éclaireur des théâtres se répandant en ondes et rayons d’assujettissement posthume.
Il y a un côté Beatles avant l’heure dans Le Grand Jeu (existence courte, intense ; extrême jeunesse des membres ; extrême rapidité de l’énonciation de tous les enjeux ; naïveté) mais il faudrait imaginer des Beatles plus obscurs que les Rolling Stones (leurs confrères surréalistes), et dont le Lennon re-subjectif (Daumal) serait aussi féru d’hindouisme qu’Harrison tandis que le McCartney éploré et laissé pour compte (Gilbert-Lecomte) serait, lui, plus charismatique que Lennon et aussi peu productif que Ringo Starr. Plus transparent encore que son successeur morse, René Daumal écrira à Jean Paulhan : "J’ai rompu lorsque j’ai vu enfin que son but caché et ses résultats visibles étaient de nous justifier mutuellement de nos faiblesses, de nous décharger l’un sur l’autre de nos responsabilités, de nous aider l’un l’autre à ne pas voir la réalité. Croyez-vous donc que cette rupture ne m’ait rien appris ? Lorsque notre groupe rencontra A. de Salzmann, chacun de nous, au moins pour un moment, devina aussitôt en lui un homme pour qui la recherche de la vérité primait tout. C’est pourquoi je suis allé vers lui et c’est pourquoi, peu à peu, les autres s’en sont écartés, inventant les prétextes les plus stupides et devenant décidément, pour la plupart, des partisans, des mystiques, des fanatiques, des suicidés et des maniaques." Alexandre de Salzmann est le Yoko Ono portatif de René Daumal.
Daumal s’embarque pour la vérité ; Gilbert-Lecomte abandonne l’opium pour les injections intraveineuses d’héroïne et de morphine. Gilbert-Lecomte meurt le 31 décembre 1943 du tétanos, Daumal le 21 mai 1944 de la tuberculose. C’en est alors définitivement foutu pour la société des visionnaires. A partir de la rupture de Daumal, Le Grand Jeu n’aura plus qu’un seul membre : Roger Gilbert-Lecomte, et plus qu’une seule forme d’émissions : des poèmes notés au bord de la mort, et ce corpus de notes décharnées qui formeront ces deux pauvres volumes d’Oeuvres Complètes : à peine 500 pages en tout et pour tout pour quinze ans de littérature. A partir de 1934 et jusqu’à sa mort en 1943, Le Grand Jeu ne sera plus que lui, mais il le sera toujours, plus fort que tous les renoncements, plus définitif qu’aucune relance de dés. Ce que confirme les mots de leur "petit phrère", Pierre Minet, dans une lettre du 4 octobre que Lecomte portera encore dans le portefeuille de sa dépouille : "De nous tous tu es le seul resté vraiment libre, tu ne t’es emboîté dans la vie et tu es pourtant le plus au courant des dépendances, tu vois si bien les choses, tu es un peu comme un Sage."
L’opiniâtre méchanceté des daumaliens a fait beaucoup de mal à la réception du Miroir Noir et aux ébauches de Terreur sur Terre. Passe encore pour René Daumal lui-même, qui n’était pas trois fois zéro, d’avoir reproché à Lecomte les spires involutives de sa médiumnité, son infantilisme acharné et ses stratégies capricieuses d’auto-destruction. Mais que, en connaissance de cause, ce reproche de petite fille blessée soit allé jusqu’à rendre impossible toute vraie lecture lecomtienne, alors que l’exclusion surréaliste d’Artaud a pourtant rendue d’autant plus prégnante une réévaluation concrète et différenciée de son œuvre, voilà qui rendra à jamais suspecte à nos yeux toute la seconde moitié du XXe siècle en France. Depuis soixante ans, alors que pullulent les gourous daumaliens les plus sectophiles, gurdjieffiens masqués ou spiritualistes flous, alors que des milliers de livres furent écrits sur le surréalisme, des centaines d’études consacrées à Artaud ou Bataille, les inconditionnels de Roger Gilbert-Lecomte se comptent encore sur les doigts d’un seul moignon. Allez-y voir par vous-même, si vous ne voulez pas me croire.
Au sujet de la rupture avec Daumal, Gilbert-Lecomte n’a rien dit. Pas un fragment ne peut nous laisser augurer de sa conclusion. Daumal, par contre, a écrit. Le texte qui tente de tracer la pertinence de sa rupture avec Le Grand Jeu est Poésie noire et poésie blanche. Dernière petite lâcheté de retard, Daumal y fait le point sur l’homme qu’il a été (et que Gilbert-Lecomte est toujours) et celui qu’il est devenu, sous l’influence de ses études de sanskrit, et de ses exercices de yoga. Comme la magie, y écrit l’auteur du Contre-Ciel, la poésie est noire ou blanche, selon qu’elle sert le sous-humain ou le surhumain. Selon Daumal, ce qui distingue les poètes de l’une etl’autre obédience est leur rapport aux puissances de séduction du langage : le poète blanc chercherait à se libérer de la fascination des mots, tandis que le poète noir se laisserait simplement galvaniser par eux. Le poète noir aurait l’orgueil de se croire inspiré et plongerait dans les abîmes de l’imagination destructrice. Le poète blanc irait à contre-courant et tenterait de faire remonter les obscures images vers la lumière de la pensée.
On serait moqueur à peu de frais, si on rappelait à Daumal qu’il était lui-même sous une influence peut-être bien plus violente que celle, poétique et anarchique, du léonin Lecomte : celle d’un gourou douteux, disciple puissant du pas spécialement enthousiasmant Georges Invanovitch Gurdjieff, j’ai nommé : Alexandre de Salzmann ! Dans son ralliement aux procédés de yoga et d’exercices corporels des de Salzmann, Daumal a tenté de se réapproprier la "tradition" que ce bon charlatan de Gurdjieff prétendait avoir retrouvé parmi des peuples cachés dans une montagne, détenteurs des secrets des lointains passés. Artaud s’en était immédiatement rendu compte, et lui avait écrit une lettre, pleine de colère et d’amitié, où il lui disait regretter qu’ "un homme aussi véritablement doué que vous se paye de mots, et prenne pour argent comptant toutes les fausses valeurs maniées par tous les rebouteux de la Haute et véridique Science qui n’est Dieu merci pas si facile à prostituer." Mais c’est plus tard, quand Daumal et Lecomte seront déjà morts, qu’Artaud se rendra compte qu’il n’y a pas de différence entre les fausses valeurs de la Haute et véridique Science et les vraies. Car, vraies ou fausses, elles répondent toujours d’un schème linéaire et irréversible (la tradition, se perdant, s’effilochant entropiquement à travers l’histoire humaine) contraire au cadran inverse des heures que doit recréer le poète pour se substituer au cercle magique présidant à chaque naissance.
En réalité, ce qu’il faut dire, c’est simplement ceci : le poète blanc est celui qui fait confiance à sa conscience, et, par là-même, à son unité subjective. Le poète blanc est celui qui ne croit plus à son corps électrique et pense que les Terres Interdites sont interdites pour de bonnes raisons ; quand la séparation des mondes n’a jamais eu d’autres bénéficiaires que ceux qui tiennent à nous garder en servitude. Le poète blanc est celui qui croit tellement au bien-fondé des catégories de la magie qu’il pense encore nécessaire une séparation fallacieuse en deux genres, alors qu’il n’y a, de toutes parts, que des tentatives d’annexion des puissances. "Et je raie, et je corrige, avec la joie qu’on peut avoir à se couper du corps un morceau gangrené" écrit encore ce terrible masochiste de Daumal : mais le poète, au contraire, doit aller plus loin que la maladie dans la maladie, il doit pratiquer une auto-intoxication rigoureuse de tous les poisons du monde, pour construire son immunisation. Le poète blanc est un mutilé de lui-même : il a pris le relais des puissances qui veulent sa mutilation, il est devenu lui-même le sectateur de sa propre conscience. Il ne sait pas pour qui il travaille, mais il sait contre qui, puisque c’est contre lui-même. Le poète du Contre-Ciel est surtout le plus contre-productif des anges.
Christ de l’avant-naître, Christ de la Métaphysique expérimentale et de la psychologie des états, Lecomte aura une nuit de Gesthémanie taillée sur mesure : "Pourquoi parler depuis dix ans de névrose et de folie, alors que j’en aperçois seulement les redoutables inconvénients, et que ma tête fait peur à tous." L’héroïne décuplera son désespoir, fera corps avec ses impossibilités. Après Daumal, c’est le monde qui s’était mis à le trahir. Sa bonne étoile était comme l’œil d’un chien crevé. Ruth Kronenberg, sa compagne depuis 1934, sera déportée à Auschwitz ; Lecomte errera encore une année, d’hôtels borgnes en dealers, aidé parfois par Minet, parfois par Arthur Adamov, pour ralentir le moment de sa mort, et trouvera refuge dans le café-restaurant de Mme Firmat, la vieille dame angélique. "Je lui demande des nouvelles de Ruth, son amie juive, note Adamov dans ses souvenirs, il pleure comme un enfant. J’apprends qu’elle a été arrêtée par la milice près de Carcassonne puis donnée à la Gestapo : "Si j’avais pu l’épouser, lui donner la nationalité française, mais vous vous souvenez des décrets-lois de M. Daladier." Je m’en souviens. Un de ces décrets interdisait à tout Français d’épouser une apatride. La France déjà était fasciste." En 1942, son père même l’abandonne : "Tu as voulu faire comme Rimbaud, tu as réussi à te ruiner la santé, tous tes amis t’ont lâché, contrairement aux parents de Rimbaud je n’ai cessé de te soutenir, j’ai fait plus que mon devoir envers toi, maintenant les événements et mes ennuis personnels ne me permettent plus un nouveau sacrifice, je le regrette, crois-le bien, vivement."
La haine de la démocratie et de l’Occident mortifère qui agitait les révolutionnaires d’avant-guerre, d’Artaud à Lecomte, ne pouvait qu’être démolie par le fascisme ou le nazisme, mais elle n’aurait pu se dissoudre ni s’épanouir dans les reconstructions capitaliste ou pseudo-communiste d’après-guerre. Elle sera simplement mise cauteleusement entre parenthèses jusqu’à nos jours. Artaud restera fort contre elle ; c’est le seul poète qui a résisté à tout. Breton mettra de l’eau dans son vin : tant d’eau, qu’à la fin, il n’y aura même plus de vin. Comme leurs ancêtres, comme ses improbables successeurs, Sa Très Frêle Majesté Coco de Colchide se laissera tuer par le rêve des autres. Trop doux finalement, trop friable, le col flexible masqué par sa nuque rimbaldienne, le pétrisseur d’étoiles ne nous sera jamais rendu.
Il y a une phrase de Roger Gilbert-Lecomte que je me répète comme un axiome : J’ai l’absolue certitude qu’une expression adéquate jusqu’à la limite de ma pensée entraînerait infailliblement l’adhésion immédiate et universelle. Que faire d’autre, aujourd’hui, que de se rendre aussi insupportablement monotone que lui ?