La Race Sans Roi
« Il y a de la lumière à l’intérieur
d’un homme de lumière, et il illumine
le monde entier. S’il n’illumine pas,
ce sont les ténèbres. »
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L’heure est au showdown entre les deux Simon. Ils
s’accordent alors sur le principe d’un débat public pour
régler leurs nombreux différends (hélas, la manie des
débats ne date pas d’hier). C’est au cours de celui-ci que
Simon le Magicien avance l’hypothèse qui change intégralement
la donne. À savoir que le problème de la
croyance en Dieu, c’est qu’il y en a plusieurs. Plus exactement,
il y en a deux et nous les confondons sans cesse.
Nous confondons le Démiurge, une divinité extérieure
envers laquelle nous nous comportons comme si celle-ci
était un chef politique, que nous appelons Seigneur,
Créateur du Ciel et de la Terre, et une divinité intérieure
« que l’Écriture ne mentionne pas et qui est douée de
prescience, parfaite, bonne, exempte de toutes pénibles
misères » : divinité qui apparaît en tout homme en qui la
Lumière du Bien se réfracte. C’est « une certaine force
cachée, inconnue de tous et du créateur lui-même, comme
Jésus, lui aussi, l’a dit » ajoute Simon. On prie le Seigneur
mais c’est à l’autre que nous devrions nous adresser.
On lui demande de nous prendre en pitié et c’est
l’autre qui pleure. Il suffit de regarder en nous et autour
de nous.
Les arguments avancés par Pierre contre l’hypothèse des deux dieux sont étranges et passent par l’idée d’un
malheur intrinsèquement associé au désamour de
l’homme pour son Créateur. Jésus avait dit qu’il fallait
juger un arbre par ses fruits, ce qui signifie qu’il faut toujours estimer un homme sur ses actes,
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non par les croyances qui le motivent. Ce sont ses actes qui nous informent de la nature, bonne ou mauvaise, de la divinité qu’il dit adorer. Pierre défend une idée absolument
contraire. Il condamne par principe toute action qui ne
se revendiquerait pas d’abord de l’amour pour le Créateur
: « L’homme qui n’a pas d’amour pour son auteur ne
peut jamais non plus en avoir pour un autre. Et, s’il a de
l’amour pour un autre, c’est un amour contre nature, et cet
homme ignore qu’il tient du Mauvais cet amour qui est le
fait des méchants et auquel il ne pourra même pas rester
fidèle. Ainsi, Simon, tu te fais, sans le savoir, complice du
mal. »
Un peu plus tard dans le débat, Simon pose le problème de la légitimité morale de ce Dieu unique,
Seigneur et Créateur : l’inégalité entre ses créatures.
« L’inégalité entre les hommes ne te paraît-elle pas très
injuste ? demande Simon. L’un, en effet, est pauvre, l’autre
est riche ; celui-ci est malade, celui-là jouit d’une bonne
santé. » « Les hommes pieux ne pourraient pas ici-bas
atteindre leur perfection, répond Pierre, s’il n’y avait pas les
indigents à qui ils porteront secours. Pareillement il y aussi
des malades dont ils prendront soin. Et les autres inégalités
ont la même raison d’être. » On ne rêve pas : Pierre est
dans la logique des superhéros telle que la deuxième
moitié du XXe siècle l’instituera. Il faut qu’il y ait du
malheur sur Terre, sinon les héros ne servent à rien.
Ce qui revient à poser une hiérarchie de l’importance
des êtres, certains n’étant que les figurants infortunés
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des grandes aventures des autres. « Alors, commente Simon, les petits n’ont pas de chance ! Pour que les justes atteignent leur perfection, ils sont eux-mêmes réduits à un état misérable. » Comme un politicien en difficulté, Pierre répond alors que ce sera le sujet d’une prochaine explication (qui n’aura pas lieu, quel dommage, dans les Homélies clémentines ni dans un livre suivant !)
Au fond, Simon perd son temps, parce que Pierre a déjà un argument en réserve pour l’ensemble de ses difficultés
: le sexe, bien sûr ! Quand Simon insiste et lui
demande « Pourquoi ces morts prématurées, ces maladies
périodiques ? », Pierre sort le joker du sexe comme on
sort son revolver : « Parce que les hommes, tout à leur
plaisir, accomplissent l’acte sexuel sans précautions, et ainsi
les semences, répandues à contretemps, donnent naturellement
naissance à ces innombrables maux. » S’il y a du mal
sur la Terre, si des hommes sont malades ou malheureux,
c’est donc à cause de leur goût pour le sexe ? On se
frotte les yeux…
Tout le long de leur espèce de talk-show, les questions de Simon sont infiniment plus consistantes que les réponses de Pierre, ce qui est assez troublant pour un
roman dont l’objectif est d’éloigner ses lecteurs de
l’influence pernicieuse du premier… Simon s’en rend
compte : « Que Pierre, en fait, ne croie même pas aux
enseignements de son Maître, c’est ce qui est évident. Car il
prêche le contraire. » À la fin des Homélies clémentines, en Fantômas du début de l’ère chrétienne, avant de fuir
vers la Judée pour de nouvelles aventures, Simon transforme le visage de Faustus, le père des jumeaux Faustinus et Faustinianus,
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de sorte que ce dernier porte ses
traits et se fasse intercepter à sa place par la bande de
Pierre.
Passons sur la pléthore d’anecdotes saugrenues qui nourrissent son personnage quasi parodique de supervilain et concentrons-nous sur le véritable nœud de la
controverse avec Simon : à savoir l’hypothèse des deux
dieux et le problème du mal. Pourquoi les chrétiens
détestent-ils tellement l’hypothèse des deux dieux ? La
réponse à cette question pourrait se trouver dans un
autre écrit de Clément de Rome, son Épître aux Corinthiens
(à ne pas confondre avec celles de Paul). Dans
celle-ci, Clément de Rome nous explique que Dieu doit
être considéré comme seul maître de l’homme. Mais il
n’agit pas directement : son autorité s’exerce toujours à
travers les membres de l’Église. « Nous devons faire tout ce
que Dieu nous a ordonné d’accomplir, écrit Clément de
Rome. Or il nous a prescrit de nous acquitter des offrandes
et des cultes, et pas n’importe comment. Ce n’est point partout
qu’on offre le sacrifice perpétuel et ce n’est point
n’importe où, mais face au sanctuaire, sur l’autel, non sans
que l’offrande ait d’abord été soigneusement examinée par
le grand prêtre. Ceux qui contreviennent à son ordre sont
punis de mort. »
L’existence du mal s’explique également par sa nécessité dans le « projet » de l’Église. Sans la présence du mal,
il n’y aurait aucune nécessité à recourir à cette dernière.
Elle deviendrait immédiatement superflue.
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L’Église n’a pas seulement besoin du mal ; elle a également besoin des hérétiques. De par sa nature conquérante,
elle ne peut se satisfaire d’un monde où les
religions coexisteraient pacifiquement, où les hommes
croiraient ce qui leur semble bon — et le débat de Pierre
et Simon annonce les guerres contre les hérétiques qui
occuperont les mille ans qui suivront. Sans surprise, le
roman de Clément reprend l’argument, déjà détourné
par Luc, de l’annonce des faux prophètes par Jésus et se
donne comme un récit édifiant apte à susciter la vocation
de prochains chrétiens : « Il y aura des faux apôtres,
des prophètes menteurs, des hérésies, des tentatives ambitieuses,
qui, je le conjecture, prenant pour point de départ
les blasphèmes de Simon contre Dieu, continueront l’œuvre
de Simon en soutenant, contre Dieu, les mêmes doctrines
que lui. »
Ce ne sera pas aussi simple qu’ils l’imaginent. Il faut être deux pour se battre ; or les successeurs de Simon ne
voudront pas davantage se battre que lui. Il faut être
deux pour se penser en concurrence ; or les successeurs
de Simon ne se sentiront en concurrence avec personne.
Ce que les chrétiens leur reprocheront, d’ailleurs, ce
n’est pas tant leur refus de dépendre de leur autorité
que leur refus d’en exercer une autre. Dans beaucoup
de réunions des dissidents du christianisme primitif,
le prêtre est tiré au sort. Dans d’autres, ils permutent
systématiquement d’officiant à auditeur, de prêtre à
ouaille. Les chrétiens leur reprocheront également leur
refus du prosélytisme : ils ne demandent jamais aux auditeurs de s’affilier à leur Église mais ne les jugent que sur leurs actes.
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Et c’est cette liberté, non seulement
prise mais également donnée, qui énerve le plus Tertullien
: « Quelle légèreté, quel esprit du monde, comme tout
cela est seulement humain, sans aucun sérieux, sans nulle
autorité, sans discipline, correspondant bien à ce qu’ils
croient ! Pour commencer, on ne sait qui est catéchumène
et qui est croyant ; tous peuvent participer également, écouter
également, prier également… »
C’est un reproche qui nous semble d’autant plus surprenant que les hérétiques laissent alors au christianisme
les coudées franches dans le domaine politique pour se
contenter d’un affranchissement spirituel individuel.
Mais, dans cette grande libéralité, ils privent les Pères de
quelque chose qui leur tient énormément à cœur : l’existence
d’un adversaire à combattre, un « Antéchrist », une
« Bête » qui les fasse croire à un grand destin personnel — comme dans L’Apocalypse de Jean le Presbytre. Sans ennemi, pas de guerre envisageable. Le peu d’enthousiasme que mettent les hérétiques à jouer le rôle écrit
pour eux dans le petit théâtre de shadow boxing des premiers
chrétiens peut alors être perçu comme le véritable
facteur aggravant.
Ce que les premiers chrétiens reprochent aux successeurs de Simon ensuite, c’est de ne pas prendre au
sérieux la différence des sexes, ou, en termes modernes,
de ne pas être suffisamment misogynes. Tertullien n’en
revient pas : « Ces femmes hérétiques – quelle n’est pas leur
audace ! Elles n’ont aucune retenue ;
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elles ne craignent pas d’enseigner, de prendre part à des discussions, de se livrer à des exorcismes, d’entreprendre des guérisons, voire de baptiser. »
En ce sens, ils sont dans la continuité de Pierre et de Paul et de leur méfiance envers les femmes qui entouraient
Jésus. « Le mâle est tout entier vérité et la femelle est
tout entière erreur, disait même Pierre dans les Homélies
clémentines, et celui qui est né du mâle et de la femelle
tantôt ment et tantôt dit la vérité. » On ne connaît aucune
occurrence de cette méfiance dans la vie de Jésus lui-même,
et l’épisode évoqué précédemment où il fait
l’éloge de Marie qui préfère discuter avec lui plutôt que
de passer en cuisine avec sa sœur Marthe montre bien
que la misogynie n’était pas au cœur de son enseignement.
Enfin, ce que les chrétiens ne supportent pas chez Simon et les autres, c’est leur tolérance aux hypothèses
cosmiques souvent farfelues que les hommes élaborent
dans la perspective de leur salut. « Il en est comme de
l’authentique portrait d’un roi qu’aurait réalisé avec grand
soin un habile artiste au moyen d’une mosaïque, explique
Irénée de Lyon. Pour effacer les traits de l’homme, quelqu’un
bouleverse alors l’agencement des pierres, de façon à
faire apparaître l’image, maladroitement dessinée, d’un
renard. » Irénée a raison : Pas un hérétique qui n’ait composé
une cosmologie personnelle, une sorte de mash-up
avec différents types de relations entre les nombres, les
émanations de la divinité ou les lettres de l’alphabet ; pas
un hérétique qui n’ait redessiné son renard par mash-up
d’un roi précédent. Mais aucun, en retour, qui n’ait estimé qu’on doive impérativement suivre l’image de son renard
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pour atteindre la béatitude ; aucun qui n’ait demandé que sa cosmologie devienne celle de tous. « Ils font de l’Univers, dit Tertullien, une maison à pièces locatives. »
Il n’y a qu’une seule planche de salut pour les chrétiens : l’Église. Et celle-ci s’est octroyé le copyright de la
rédemption, à partir d’une main basse pure et simple sur
l’image de Jésus. Face à elle, les courants hérétiques qui
succèdent à Simon sont la contre-culture de ces premiers
siècles. Ils sont l’underground du monde chrétien, et ils
utilisent les méthodes créatives mêmes de l’underground
: fan fictions, écriture automatique, collages,
détournements à la Lautréamont, slogans Dada, cut-ups
burroughsiens, humour samouraï à la Hara-Kiri, délires
psychédéliques dignes de Crumb ou de Moscoso, etc.
De même que l’underground est toujours infiniment
plus vivant que l’art officiel un peu plan-plan qu’il
détourne, de même l’underground hérétique est infiniment
plus riche spirituellement que son overground
chrétien.
L’interdiction de la magie, présentée comme une pratique démoniaque par les chrétiens, se déduit facilement
du monopole qu’ils veulent établir sur le domaine
spirituel. C’est évidemment le contraire qu’il faut dire :
pour se défendre contre les puissances de mort, toutes
les méthodes non violentes sont légitimes. Et parmi
celles-ci les actes artistiques et les pratiques magiques
peuvent être mises sur le même plan. Les actes artistiques cherchent à perturber l’emprise absolue de l’overground chrétien
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et nous permettent de ne pas nous effondrer dans un combat qui doit être continué inlassablement sans regard pour son fruit. Les pratiques
magiques (arts divinatoires, écriture talismanique) nous
informent sur les volontés de nos ennemis pour nous
permettre d’anticiper leurs prochains coups et les éviter.
Tous deux nous révèlent le plan général de notre grand
ennemi : Dieu. Tous deux nous libèrent de son emprise
et nous révèlent le caractère parfaitement illégitime de
sa prévalence morale sur ses « créatures ».
En outre, la nature minoritaire de cet
underground artistico-magique est politiquement cohérente avec la vision d’un monde où la divinité elle-même est en position
de faiblesse. S’autorisant de la parole de Jésus
«
Regardez les oiseaux du ciel : ils ne font ni semailles ni
moisson, ils n’amassent pas dans des greniers et votre Père
céleste les nourrit », même la question du travail est envisagée
par les adversaires originels du christianisme
comme un esclavage mis en place par le Démiurge et ses
sbires. «
Les archontes jetèrent les hommes dans les soucis de
l’existence afin qu’ils soient accaparés par la vie matérielle
et n’aient pas le loisir de s’attacher à l’Esprit Saint » dira
Valentin dans L’Hypostase des Archontes
[2]. Et c’est une vision à laquelle se sont farouchement opposés les Pères
de l’Église, reprenant le lien établi dans la Genèse entre
péché originel et nécessité de travailler pour vivre : «
Dieu
dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de la femme et
que tu as mangé de l’arbre, le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. » Mais, pour un disciple du Sauveur,
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cohérent dans son opposition aux décrets du Démiurge, le travail est une punition infligée à des hommes qui ont
voulu être libres et ont désobéi à leurs geôliers. Pour un
disciple du Sauveur, ce monde est une prison de mort
dans laquelle le Démiurge nous a enfermés.
À l’instar de Justine dans
Melancholia de Lars Von Trier, tous les adversaires du christianisme primitif pensent que «
la vie sur la Terre est mauvaise ». Cela ne nous ôte pas toute responsabilité dans nos misères, mais cela déplace celle-ci. Notre responsabilité vient du fait
que nous puissions accepter le caractère inacceptable de
ce monde. «
Ce que vous avez vomi, écrira Valentin dans
L’Évangile de la Vérité,
ne revenez pas le manger. » Nous
ne sommes pas responsables de la misère dans laquelle
nous naissons ; nous sommes responsables de la misère
que nous nous infligeons. Nous ne sommes pas responsables
du mal que nous font les hommes mauvais ; nous
sommes responsables d’aimer ces hommes mauvais ou
de trouver légitime le mal qu’ils nous font. Nous ne
sommes pas responsables de notre naissance parmi les
adjuvants, les serviteurs et les pions ; mais nous sommes
responsables de ne pas voir que, non seulement nous
sommes des rois et des dieux, mais que tous les hommes
sont des rois et des dieux, et que nous devons traiter
chaque serviteur et chaque pion comme le roi et le dieu
qu’il est initialement et qu’il reste derrière les voiles
trompeurs de ce monde.
(...)
[ ... ]
Extrait publié sous le copyright de l’auteur et de son éditeur :
avec l’aimable autorisation de Pacôme Thiellement
et des Presses Universitaires de France
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Remerciements : Pacôme Thiellement
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