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Les kamikazés japonais (1944-1945) — Écrits et paroles 

lundi 4 mars 2019, par Christian Kessler

Nous publions ici quelques lettres extraites du livre éponyme de Christian Kessler que nous publions en même temps que son analyse Les kamikazés japonais dans la Guerre du Pacifique 1944-1945.

La masse des lettres, nous l’avons dit, soumises à la censure, se conforme au modèle officiel proposé, avec évidemment des variantes dans les sentiments, mais sans jamais remettre en cause fondamentalement les actions des kamikazés ni le bien-fondé de la guerre. Elles s’adressent à la famille, à la maisonnée dont le père est l’empereur. Et comment en irait-il autrement ? Dans le système totalitaire, toute forme de contestation, de révolte est impossible non seulement dans les faits, mais aussi parce que chacun sait que la punition sera immédiate. Trouver cachés des écrits qui critiquent l’armée par exemple, peut conduire à des sévices sévères, et l’armée japonaise est passée maître dans ce domaine, voire à jeter l’opprobre sur toute la famille, ce que ces jeunes pilotes craignent pardessus tout. Pour vraiment exprimer sa pensée, il faudrait pouvoir contourner une censure draconienne. C’est quasi impossible et cela explique évidemment que les lettres de kamikazés se ressemblent tellement. Il y a néanmoins des possibilités. Dans son journal intime, Torihama Reiko, lycéenne de Chiran qui, avec quelques camarades, venait aider les pilotes à la base, raconte que la veille, c’était la dernière réunion des kamikazés avant leur sortie finale. Ils ont passé du bon temps en chantant des chansons militaires et en buvant du saké. Puis, quelques-uns ont écrit leur dernier message sous l’ampoule nue qui rendait le lieu sombre, alors que d’autres écrivaient plus simplement une lettre d’adieu, et que d’autres encore sont sortis discrètement et se sont couchés à plat ventre sur le toit de la caserne, maison de bois dont le toit forme un triangle appuyé., sous le clair de lune. Là, eux aussi ont écrit une lettre, mais c’est une lettre de remerciement à tous les professeurs et à toutes les lycéennes… Les kamikazés nous demandaient souvent d’envoyer des lettres et des objets laissés à leurs familles, avant que nous ne rentrions à la maison. A cette époque, notre déjeuner était composé de deux patates douces cuites, faute de vivres. Nous allions à la caserne en les mettant dans le sac où il restait beaucoup de place. Donc, nous mettions des choses demandées par les kamikazés dans le fond du sac, de manière cachée, et les emportions à la maison. Tandis que la censure des lettres personnelles des kamikazés était dure, on ne faisait heureusement pas l’examen de nos affaires, et nous avons ainsi réussi à les emporter jusqu’à la maison sans problème. Après être rentrées, nous avons mis notre nom ou notre adresse comme expéditeur sur leurs paquets, et nous les avons envoyés. [1]

C’est le cas d’Uéhara Ryōji ; l’exemple est d’autant plus célèbre qu’il est rare. Il a laissé un testament officiel libellé comme toutes les lettres de ses camarades, même si on y lit déjà ses idées politiques et, à peine voilée, une critique du régime en place. Il demande que ses livres soient légués à sa famille. Là aussi, rien que de normal. Sauf qu’à l’intérieur d’un livre écrit par l’historien Hani Gorō [2] sur le philosophe Benedetto Croce [3], Ryōji cache un second testament [4] qu’il rédige la veille de sa mort. C’est ce deuxième testament qui, échappant à la censure, nous intéresse le plus. Il y a dans le livre encore un autre message caché : une lettre à la jeune fille qu’il aime et qu’il compose en entourant certains caractères du livre [5].

Uéhara Ryōji
Étudiant de l’université Keiō,
56e escadrille Shinpū
Mort au large d’Okinawa le 11 mai de la 20e année de Shōwa
(1945).
Âgé de 22 ans.

Testament officiel [6]

« A mes Parents,
J’étais heureux d’avoir mené. une vie aisée depuis plus de vingt ans. Grâce à votre amour et à la gentillesse de mes grands frères et petites sœurs, mes jours étaient remplis de joie... Ça me gêne de mourir avant vous, sans pouvoir vous rendre vos bienfaits. J’espère que vous pourrez m’excuser d’avoir, comme c’est la tradition dans la conception japonaise, placé. la fidélité à la patrie au même niveau que la piété filiale. Comme membre des forces spéciales d’attaque, je passe chaque jour en compagnie de la mort. Toutes mes paroles pourraient être les dernières. Très haut dans le ciel, la mort n’est jamais sujet de peur. Je me demande si on peut mourir soudainement en se jetant en avion contre une cible... Je n’ai pas peur du tout de la mort. Cela me rend plutôt heureux, parce que je pourrais ainsi retrouver mon frère aîné Ryū être réuni avec lui dans le ciel. C’est ce que je souhaite le plus. Je n’ai pas de conception de la mort et de la vie comme d’aucuns en professent…

J’aspirais au libéralisme. Je pensais que cette idéologie était absolument nécessaire pour que le Japon puisse maintenir sa prospérité. L’idée pourrait paraître folle, mais c’est uniquement parce que le Japon est actuellement plongé dans le totalitarisme. Pourtant, en réfléchissant bien à la nature humaine, le libéralisme est d’après moi le meilleur système pour nous…
J’ai rêvé d’un Japon identique à l’Empire Britannique d’autrefois, mais mon rêve d’un pays idéal a été brisé. Je voudrais au moins me sacrifier avec plaisir pour la liberté et l’indépendance du Japon. Ceux qui sont orgueilleux ne le restent pas longtemps. Les Américains et les Britanniques connaîtront à coup sûr un jour la défaite, même s’ils auront avant gagné. cette guerre. C’est réjouissant d’imaginer que même s’ils ne perdent pas cette guerre, ils seront mis en pièces dans le futur par une explosion sur la terre. D’ailleurs, bien qu’ils soient vivants et fiers en ce moment, ils mourront un jour... J’ai laissé un livre comme souvenir dans le tiroir droit de ma bibliothèque. Si le tiroir ne s’ouvre pas, utilisez le clou du tiroir de gauche. Occupez-vous bien de vous. Mes meilleurs sentiments à mon grand frère, ma sœur Kyōko et aux autres. Au revoir et bonne santé.

Adieu pour toujours. »

Testament caché [7]

« Je suis très fier d’avoir été choisi comme pilote kamikazé. et d’appartenir à ce corps symbole de l’esprit militaire de ma glorieuse patrie… La liberté est l’essence même de la nature humaine et elle ne peut être annihilée. Même si on veut l’étouffer, elle continuera de lutter et finira par vaincre. Cela est la vérité qui fut annoncée jadis par le philosophe Benedetto Croce. Il n’y a pas de doute, quel que puisse être son succès momentané. un état autoritaire et totalitaire sera finalement vaincu. Les pays de l’Axe nous en donnent la preuve en ce moment même. L’Allemagne nazie, plus encore l’Italie fasciste, sont déjà vaincues. Ces états totalitaires sont en train de s’effondrer les uns après les autres comme un édifice dont les fondations s’écroulent. Les évènements actuels comme le passé montrent l’universalité de la supériorité de la liberté dont la grandeur est éternelle… Si l’on avait écouté les Japonais qui aiment vraiment leur pays, nous ne serions pas acculés à un tel malheur… »

Wada Minoru s’est porté volontaire pour entrer dans les troupes d’attaque spéciales. Il se perfectionne afin de conduire un Kaïten. Mais il sait que cet engin est dangereux et l’écrit. Comme étudiant en droit, il déteste l’armée avec sa rhétorique grandiloquente. Lui aussi réussit à déjouer la surveillance des autorités et à envoyer des lettres qui ne sont pas toutes censurées.

Wada Minoru
Étudiant à l’université de Tokyo,
Tué en exercice à bord d’une torpille humaine.
Âgé de 23 ans.

Lettres

Le 1er février 1945 [8]
« Toute consolation, tout encouragement ne sont pour moi qu’une occasion de me fâcher – surtout s’ils sont sous forme de longs discours militaristes ou de harangues trompeuses. Quelle bande méprisable et médiocre. »

Le 26 mars 1945 [9]
« Pére, Miyoshi, un sous-lieutenant, est mort. Il a essayé de passer sous un bateau avec sa torpille mais l’a percuté. Et l’eau s’est infiltrée dans son écoutille par la partie supérieure. Lorsqu’on l’a sorti de là deux heures après, il était mort, son corps inerte, son visage couvert de sang. En renversant son Kaïten, une eau couleur de rouille s’est écoulée et j’en ai été bêtement surpris. Cela devait être un mélange d’eau de mer et de sang. […] Il a plu cette nuit, nous étions tous ivres, y compris le commandant. L’orage nous a surpris vers 11 heures du soir. Deux torpilleurs ont été rejetés sur la côte par la tempête et la violence des vagues. Nous étions tous redevenus lucides et avons voulu nous précipiter à leurs secours, mais il était trop tard. »

Le 18 avril 1945 [10]
« Je ne me sens pas capable de cracher des discours hyperboliques comme ceux du lieutenant N. Chacun de ses mots, chacune de sesphrases, brûle de ferveur patriotique. Mais même cela, chez moi, reste tranquillement enfoui au fond de mes pensées, de mon cœur froid… . »

Hayashi Toshimasa maudit la marine impériale et se sacrifie uniquement pour ses camarades et par fierté personnelle.

Hayashi Toshimasa.
Diplômé de l’université de Keiō,
Tué au large de Kashimayō le 9 août 1945.
Âgé de 25 ans.
Lettre

« Le 23 avril 1945 [11], p. 391-392. Traduction Constance Sereni, P.F. Souyri, Kamikazes, p. 205 et 206/Ces voix qui nous viennent de la mer, version française, p. 148.]]
Je le dis franchement : jamais je ne ferai la guerre pour la marine ; pour la patrie ou, pour être franc par fierté personnelle, mais jamais pour la marine que je hais. Nous tous, pilotes de la 13e classe d’étudiants mobilisés, nous avons été terriblement opprimés. Qui donc fait la guerre en ce moment ? La moitié de mes camarades de la 13e classe qui étaient pilotes de bombardiers sur des porte-avions sont déjà morts… Je vis et je pleure pour la patrie, pour mes camarades de la 13e promotion, pour les anciens étudiants mobilisés, et puis pour mon honneur, et je le dis encore une fois, non pour la marine impériale qui est exclusivement dominée par une coterie d’officiers sortis de l’école navale d’Etajima… »

Ces lettres qui ont échappé à la censure ne sont que des exceptions qui confirment la règle. La très grande majorité des lettres sont soumises à censure et disent à peu près la même chose. On peut évidemment, comme le font Constance Sereni et P. F. Souyri, se demander ce qu’on aurait
trouvé dans les lettres si celles-ci n’avaient pas été soumises à censure. Sans doute que nombre de critiques se seraient alors fait entendre. Mais l’historien doit faire avec ce qu’il a et constater que ces écrits critiques restent très minoritaires et absolument pas représentatifs de l’ensemble. Ils montrent simplement que ces étudiants férus de philosophie et de littérature occidentale avaient le recul nécessaire pour regarder en face le système totalitaire et répressif dans lequel ils vivaient. Les autres lettres s’inscrivent somme toute dans un moule voulu par la censure, à savoir encore une fois : piété filiale, regret de quitter la vie si jeune, devoir de défendre sa famille, son pays…

Au lendemain de la guerre du Pacifique, la société se détourna des kamikazés comme elle l’avait fait avec les hibakusha (les irradiés de Hiroshima et Nagasaki). Le silence devint donc de rigueur, d’autant que dans la dure période d’après-guerre, il fallait avant tout se tourner vers l’avenir et d’abord se débrouiller pour manger, se loger, se nourrir, trouver du travail. Une période dont les Japonais se souviennent comme de celle de la vie en pousse de bambou [12]. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que peu à peu les langues se sont déliées et les lettres se sont retrouvées exposées. Aujourd’hui, chaque université organise sa propre exposition d’anciens étudiants kamikazés, et au-delà des polémiques sur ce que représentent ces lettres, un régime militaire tyrannique, le gouvernement lui-même cherche à les valoriser en les proposant au patrimoine mondial de l’Unesco au grand dam de la Corée et de la Chine qui, rappelons-le, y voient une tentative d’esthétisation voire de justification de la guerre.

P.-S.

Christian Kessler, Les kamikazés japonais (1944-1945) — Écrits et paroles, 2018, Libres d’écrire, 196 pages.

Notes

[1Le bleu outremer – de la base de kamikazé de Chiran, (Gunjō – Chiran
tokkō kichi yori), 1979, Takagi shobō shuppan, p. 150.

[2Hani Gorō est un historien marxiste (voir Constance Sereni, P.-F. Souyri,
Kamikazes, p. 200, Flammarion, 2015).

[3Benedetto Croce, 1866-1952 (philosophe et homme politique italien ami
et disciple de Georges Sorel).

[4Nihon senbotsu gakusei kinen kai (groupe japonais de commémoration
des étudiants morts à la guerre), Kike wadatumi no koe (.coutez ces voix qui
nous viennent de la mer), p. 377 : indication de l’existence de ce second
testament caché à la censure.

[5Ecoutez ces voix qui nous viennent de la mer, Kike wadatumi no koe, p. 378.

[6Ecoutez ces voix qui nous viennent de la mer, Kike wadatumi no koe, p. 374-377. Traduction Christian Kessler.

[7Ecoutez ces voix qui nous viennent de la mer, Kike wadatumi no koe, p. 17-20. Traduction Christian Kessler.

[8Ecoutez ces voix qui nous viennent de la mer, p. 380. Traduction Constance Sereni, P.F. Souyri, Kamikazes, p. 203.

[9Ecoutez ces voix qui nous viennent de la mer, p. 381. Traduction Constance Sereni, P.F. Souyri, Kamikazes, p. 204.

[10Ecoutez ces voix qui nous viennent de la mer, p. 382. Traduction Constance Sereni, P.F. Souyri, Kamikazes, p. 203.

[11[[Ecoutez ces voix qui nous viennent de la mer

[12Takenoko seikatsu

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