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Détail de la photographie ’Le coin de table à Aden’ (gauche, Libraires associés/Adoc-Photos) / (droite, détail de la photographie de Dutrieux, Société de géographie /Jacques Bienvenu)
Lorsque la photographie d’Aden a été publiée et révélée au mois d’avril 2010, comme présentant un portrait inconnu de Rimbaud parmi sept personnages, j’ai tout de suite émis un doute, que j’ai exprimé dans cette revue, dans l’article « Le portrait présumé de Rimbaud à Aden ». Les preuves me semblaient insuffisantes et surtout la ressemblance n’existait pas entre ce portrait et ceux que l’on connaît de Rimbaud en Afrique. J’ai aussi exposé des arguments plus complet dans un article intitulé : « Connaîtrons-nous jamais l’image de Rimbaud ? » dans Le « Magazine littéraire » N°498 de juin 2010, dans lequel M. Lefrère donnait aussi son point de vue.
Mais, à ce moment, on ignorait un événement majeur : l’identification de l’explorateur Lucereau sur la photographie d’Aden qui fut révélée dans la « Revue des ressources » par mon article « Sur le portrait de Rimbaud à Aden ». La présence de Lucereau a permis de dater la photographie d’octobre 1879 - date d’arrivée de Lucereau à Aden - à août 1880 - date de son départ définitif de cette ville. Les conséquences de cette identification sont capitales. Loin de prouver la présence de Rimbaud sur la photographie comme on a tenté de le faire, elle la rend d’abord problématique car elle réduisait cette possibilité à une poignée de jours du mois d’août 1880 où Lucereau et Rimbaud auraient pu se rencontrer. Mais cette question est aujourd’hui dépassée car l’identification de Lucereau peut tout simplement exclure celle de Rimbaud. En effet, il suffirait de reconnaître un personnage sur la photographie dont la présence est attestée à Aden avec Lucereau, avant l’arrivée de Rimbaud en août 1880.Or cette identification vient d’être proposée. Il s’agit de celle du barbu de gauche représenté sur la photographie de groupe. M. Lefrère avait pensé que ce personnage pourrait être Bardey le patron de Rimbaud à Aden, puis il a laissé entendre que ce pourrait être l’explorateur Revoil. Mais une photographie de cet explorateur à la bibliothèque nationale prise en 1880 exclut complètement cette hypothèse à cause de la calvitie, de la forme des sourcils et du nez totalement différents de ceux du personnage de la photographie.
C’est ici qu’intervient dans cette histoire un docteur belge, Pierre Dutrieux, voyageur et médecin qui avait fait partie d’une expédition en Afrique centrale. A son retour, il fit escale à Aden où sa présence est attestée en compagnie de Lucereau en novembre 1879, par une lettre qu’il écrivit d’Alexandrie le 18 février 1881 et dont voici le début :
« Monsieur Lucereau, voyageur français chargé par la Société de géographie de Paris de rechercher les sources du Sobat, vient d’être massacré par les Gallas, ainsi que les six personnes composant sa suite, à Onarabelly, district du gouvernement égyptien. J’ai passé quinze jours à Aden avec M. Lucereau, en novembre 1879, au moment où je revenais mourant de mon voyage d’exploration scientifique dans l’Afrique centrale, et où le jeune voyageur venait de débarquer, et se livrait activement aux préparatifs de son expédition. La confraternité qui unit tous les voyageurs africains m’attira les sympathies de M. Lucereau. Elles me furent particulièrement précieuses au moment où j’en fus l’objet ; j’en ai gardé un souvenir reconnaissant, et je me dois à moi-même de rendre hommage à la mémoire de l’infortuné voyageur. » (On peut lire l’intégralité de la lettre ici.)
Comme on le constate, une réelle sympathie avait pris naissance entre les deux hommes. Le docteur Dutrieux exagère quand il écrit qu’il était mourant en arrivant à Aden. Il avait contracté le paludisme et dans une autre lettre adressée à un journal « La Flandre libéral » il écrit qu’arrivé à Aden fin octobre il a dû s’y arrêter malade et épuisé de fatigue.
Examinons à présent le montage photographique qui montre à gauche un agrandissement du visage du barbu de gauche de la photographie d’Aden et à droite celui du docteur Dutrieux. C’est d’abord l’implantation capillaire qui retient notre attention. Les deux visages présentent les mêmes tempes très dégarnies et cette calvitie très particulière est un élément d’identification capital. On observe le même front bombé, le même nez et la même implantation basse et tirée vers l’arrière de l’oreille. La forme des yeux et des sourcils aussi est identique. Le portrait de Dutrieux a été offert à la Société de géographie de Paris par Federico Bonola qui connaissait le docteur belge car il était secrétaire de la Société de géographie du Caire dont Dutrieux était un membre honoraire. Le dos de la photographie indique qu’il a été déposé en 1883, donc ce portrait est antérieur à cette date. Dutrieux est né à Tournai le 19 juillet 1848. Il a donc 31 ans passé sur la photographie d’Aden. (M. Lefrère avait finalement écarté la présence de Bardey âgé de 26 ans en 1880, précisant qu’il n’était pas « le barbu notablement plus âgé et déjà dégarni, même sur les tempes, qui apparaît sur la photographie d’Aden »). On peut observer aussi qu’il porte une veste, ce qui semble correspondre beaucoup mieux au mois de novembre moins chaud que le mois d’août qui est une période de pleine canicule à Aden. Il apparaît aussi que son visage est celui d’un homme fatigué.
A l’heure actuelle on peut dire que les seules identifications sérieuses faites sur la photographie d’Aden sont celles des explorateurs Lucereau et Dutrieux. Elles permettent de dater cette photo du mois de novembre 1879 et elles excluent la présence de Rimbaud puisque celui-ci n’est arrivé à Aden qu’au mois d’août 1880.