La Revue des Ressources
Accueil > Masse critique > Photographie > Vaclav Hubata-Vacek / Le cochon

Vaclav Hubata-Vacek / Le cochon  

lundi 6 octobre 2008, par Bernard Deglet

"Ce texte est un exercice de création sur de la création, plus exactement sur la rémanence laissée en moi par une photo à peine entrevue faite par un immense photographe que je ne connais pas, et qui cependant a su libérer cet "autre chose" qui sans lui serait resté prisonnier quelque part. Merci à lui"

© Vaclav Hubata-Vacek

Je décris cette photo. Une ribambelle de saucisses traverse le champ, de la gauche vers la droite. Ce sont des cochons. Fuselages de bronze liquide, puissants, incroyables, oblongs derrière le groin, soumis. Ils vont quelque part, on sait toujours où. Cochons, porcs, goret, truie, même mot, même mort, muiiick, muiiiick, charcutaille tranchée, assemblée, saucissons, lardons, grattons, jambons, avec la graisse on fait aussi des bonbons. Tout est bon dans le cochon !

On m’avait proposé d’écrire un texte à partir d’une photo, de la choisir dans un album en ligne. J’ai essayé. J’ai dû renoncer. J’avais fait défiler quelques dizaines de vignettes sur mon écran, mais il ne s’était rien passé. J’ai compris que je n’y arriverais pas. Mais dans la nuit qui a suivi je me suis souvenu de cette photo, alors que pourtant je l’avais à peine entrevue. Je revoyais les cochons et la carriole, je crois bien qu’il y a une carriole. La photo est en noir et blanc je crois, en général c’est bien ce qui se fait. Il y a un autre procédé, assez à la mode également, qui aurait consisté ici à conserver leur couleur rien qu’aux cochons, le rose unique des cochons, malsain, pétant de santé, irréel quand on le voit en vrai, qui donne l’impression qu’ils sont déjà écorchés. Le photographe n’a pas fait usage de ce procédé, je l’en félicite, la photo reste certainement en noir et blanc, on a vraiment l’impression d’une scène d’il y a un siècle, et pourtant je le jurerais cette photo ce n’est pas autrefois : c’est la Roumanie d’aujourd’hui, troisième millénaire.

Ah, encore un détail qui me revient : avec les cochons et la carriole, tout ce mouvement qu’on sent, il devrait y avoir de la poussière puisque ce n’est pas dans la boue, je suis à peu près persuadé que ce n’est pas dans la boue. Mais il n’y a pas de poussière, pas l’ombre d’un grain de poussière, la photo a été retravaillée au tirage, travail de pro, rien ne reste de toute cette poussière qu’il y avait.

Non, dira le photographe. Il n’a pas eu à enlever la poussière au tirage. Il n’y en avait pas. Et, savez-vous, il n’y avait pas de bruit non plus, pas de mouvement, pas d’odeur. Cette photo, comment dire ?, était déjà une photo. L’absence de bruit, surtout, cela était incroyable. Pas le grognement continu des cochons. Pas le bruit de fer de cet animal également inouï qu’on appelle cheval, ni des roues cerclées de la carriole arrêtée, pourtant même à l’arrêt une carriole attelée fait toujours grand tapage. Un silence total, impossible, un silence de photographie.
Ecoutez ce silence, regardez-le, c’est à ce moment précis que le photographe a pris la photo, prendre au sens où il l’a enlevé au monde, ce moment, ce mouvement, cet arrêt, ce silence.

C’était la Roumanie, aujourd’hui. Ce silence, cet arrêt, ça voulait dire : tu pars ? ne pars pas ! Tu es sur la carriole je crois, je ne suis pas tout à faire sûr, je ne sais même pas si on te voit sur la photo. Mais oui, mais si, quoiqu’il en soit tu es bien là. Ecoute-moi, ne pars pas. Tu crois avoir la misère mais tu as les cochons, là-bas ce sont les cochons qui t’auront. Ils seront roses ils seront gras, et la misère tu la regretteras : là-bas cela n’existe pas, cela s’appelle violence économique et on n’en réchappe pas, au contraire ceux qui luttent contre luttent en fait pour, je n’ai pas le temps de t’expliquer tout ça, le cheval piaffe, ne pars pas !

Le photographe a pris la photo et après je ne sais pas ce qui s’est passé je me suis retrouvé dans mon lit, les yeux grands ouverts dans la nuit, avec la rémanence de cette vignette entr’aperçue à l’écran. Je me suis souvenu que dans la scène il y avait tout ce mouvement en devenir et en même temps cet arrêt, ce choix encore possible, rester là, choix pour toi, choix pour nous, choix pour le monde mais pas pour les cochons, on sait toujours où ils vont. Je ne sais pas ce que tu as fait. Moi au lever j’ai écrit ce texte et depuis pour savoir ce que tu as fait j’observe le monde, j’observe la peau rose des cochons. J’ai un peu d’espoir.

P.-S.

Les photographies présentées font partie d’une série de 70 images tirées de 18 voyages en Roumanie. Il s’agit du travail le plus important du photographe. Un travail documentaire exceptionnel couvrant tous les aspects de la vie d’un village. Enregistrant une manière de vivre qui a disparu dans les autres parties du pays, Vaclav Hubata a pris en photo les travaux des champs, les marchés ruraux, les mariages, les enterrements, le pèlerinage long de 50 km des Tchèques de Gernic vers l’église du village de Ciclova, les fêtes de Pâques orthodoxe et catholique et bien d’autres événements de la vie villageoise.

Né en République Tchèque en 1961. D’abord diplômé de l’école d’Agriculture, Vaclav Hubata commence la photographie en autodidacte. Dès le début, son attention se porte sur les gens et leur vie quotidienne. En 1994, il commence à collaborer à des journaux. Pour s’échapper un peu de son travail de journaliste, il se lance dans un reportage sur la vie rurale en Roumanie, qu’il développe sur le long terme. Quelques photographies de cette série ont été présentées à l’exposition Eastern Europa à Rotterdam en 1995. Cette même année, il a reçu le premier prix de la photographie de presse du Romanian Banat. S’en suivront plusieurs expositions en République Tchèque.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter